Fin août, un « camp d’été décolonial » a été organisé à Reims. Une réunion procédant du même principe avait eu lieu quelques temps plus tôt à l’université Paris VIII. Signe particulier : un accès réservé aux « racisés » c’est-à-dire, dans les faits, interdit aux « blancs ».
Prétendant s’inspirer des réunions féministes non mixtes, les organisateurs de ce camp d’été se défendent de tout racisme. S’il ne saurait s’agir de taxer d’intentions discriminatoires tous ceux qui ont participé à ces réunions, celles-ci révèlent un enfermement idéologique progressif aboutissant, de fait, à une vision du monde structurée en races. Ce qui est la définition même du racisme politique.
« Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle. Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques (…).
Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître. Je n’ai pas le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués. Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc »
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs
La tenue de réunions publiques où s’exprime ouvertement une vision du monde marquée par l’affrontement entre « races » suscite un émoi légitime. Ceux qui ont recours à ce vocabulaire, que l’on croyait confiné à la plus extrême extrême-droite, en justifient l’emploi par un combat « décolonial » qui prétend lutter contre le « racisme d’Etat », symptôme d’une France incapable de solder son passé. Tournant le dos à l’antiracisme universaliste, honni et méprisé, ils se présentent comme des « racisés » porteurs d’un « antiracisme politique ».
Les réactions d’étonnement sont vite noyées sous une pluie d’éléments de langage : personne ne peut parler à la place des victimes, les féministes aussi ont tenu des réunions non-mixtes, il faut répondre à la montée de « l’islamophobie », etc. Et en effet : qui songerait à reprocher aux victimes de s’organiser loin des récupérations politiciennes ? Excellents communicants, les organisateurs du « Camp d’été décolonial » ont pris soin de limiter drastiquement l’accès de la presse à deux médias peu enclins à la critique, en leur demandant d’envoyer des journalistes eux-mêmes « racisés », par ailleurs sympathisants déclarés du mouvement. Appelons cela de la transparence maîtrisée.
De qui et de quoi parle-t-on ? Ni parti constitué, ni idéologie aux contours nettement définis, il s’agit plutôt d’une nébuleuse où l’on retrouve peu ou prou les protagonistes du meeting de Saint-Denis de décembre 2015 dont Tariq Ramadan fut l’orateur vedette et de la « marche des dignités » du mois d’octobre à Paris. Chacun opère sur un créneau militant spécifique, certains étant portés à la radicalité, d’autres recherchant davantage la visibilité médiatique et le contact avec des associations et des formations politiques, selon une division implicite mais efficace du travail militant.
Les pratiques et la phraséologie font la part belle aux grands classiques contestataires : radicalité du discours, théorisation poussée, dénonciation de l’oppression, etc. Les thèmes principaux sont la critique acerbe de « l’inconscient colonial » qui continuerait de gouverner les rapports entre la France et les minorités issues de l’immigration, d’où son appréhension conflictuelle de la diversité ; la dénonciation des violences policières dont les premières victimes sont les « racisés » ; le rejet de l’antiracisme traditionnel comme entreprise de récupération et de mise sous tutelle des minorités opprimées ; et enfin, « l’islamophobie », symptôme par excellence de la dérive identitaire de la France blanche et de ses élites, et donc thème privilégié de mobilisation.
Mais ce qui retient le plus l’attention est la référence, de plus en plus prégnante, à la race.
La première partie du raisonnement peut s’entendre : celle consistant à dire que les races sont des notions socialement et idéologiquement construites, au moyen desquelles les êtres humains sont assignés à leur origine. De là découlent certaines caractéristiques supposées, tant physiques que comportementales, qui signent les croyances, les opinions et les pratiques culturelles. On y distingue nettement l’empreinte des « cultural studies » américaines, elles-mêmes réinterprétant et confrontant aux réalités d’un pays multi-ethnique les apports du structuralisme européen et singulièrement français. Le relatif désintérêt pour l’analyse économique et la place éminente qu’il accorde aux communautés et au fait religieux finissent d’en convaincre : cet anti-colonialisme-là est plus « liberal », au sens anglo-saxon, que marxiste. Il se montre d’ailleurs remarquablement peu critique envers l’économie de marché et la société de consommation, comme la polémique sur la « mode pudique », où étaient défendues les grandes enseignes commerciales investissant ce marché que l’on dit prometteur, l’a récemment illustré.
Plus préoccupant, cette fabrique des identités, conçue dans le cadre d’un raisonnement manichéen, semble fonctionner à sens unique. Le « racisé », comme l’emploi du participe passé l’indique, ne choisit pas sa race. C’est le blanc qui la lui impose, perpétuant la domination historique de l’occident sur les peuples colonisés.
Ainsi le monde se diviserait entre blancs et non-blancs, entre oppresseurs et opprimés, entre coupables et victimes. Dans ce schéma, le modèle républicain n’est pas vu comme une rupture ni un progrès, mais au contraire comme la poursuite de la domination par d’autres moyens, moins coercitifs mais tout aussi redoutables. On n’aurait ainsi proclamé l’égalité des droits et l’universalité du genre humain que pour mieux maintenir les peuples sous le joug occidental. La laïcité est plus particulièrement dénoncée comme une arme idéologique visant à exclure et inférioriser le racisé en délégitimant sa religion.
Ainsi, ce ne sont pas seulement les races qui sont une « invention » des blancs, mais bien le racisme lui-même. Il ne saurait donc y avoir de racisme dirigé contre les blancs, ni de racisme entre non-blancs, sinon comme sous-produit de la domination blanche et exacerbation des rivalités entre dominés. Il s’agit d’un racisme qualifié de « structurel » – il n’est pas un élément de l’ordre social, mais l’ordre social lui-même – et « d’institutionnel » : l’Etat, les politiques publiques, les discours que ses acteurs produisent visent à assurer la domination raciste, par la coercition ou la persuasion. Les politiques visant à lutter contre le racisme et les discriminations sont dénoncées à ce titre comme le comble de la supercherie.
Sans s’attarder sur le caractère circulaire du raisonnement, qu’est-ce qui saute aux yeux ? Que cet antiracisme est raciste, tout simplement, et ce au sens premier du mot : une vision du monde structurée en races distinctes, séparées et hiérarchisées. Il s’agit certes d’un racisme d’un genre nouveau, notamment parce qu’il ne s’embarrasse pas de justification pseudo-biologique et qu’il fait siens nombre de concepts issus de la gauche radicale. De même il ne formule pas explicitement l’idée d’une suprématie : on ne trouve pas d’invocation de la supériorité des « races non blanches », même si le manichéisme avec lequel sont présentés les turpitudes des uns et la dignité des autres laisse flotter un parfum de supériorité morale du racisé sur le blanc.
En revanche, il repose bel et bien sur une opposition structurante entre des groupes humains essentiellement définis par leur apparence physique, leur origine et – fait singulier mais non surprenant compte tenu de l’importance accordée à la défense de l’islam comme religion des opprimés – leur croyance.
De même, à l’exemple du racisme biologique, il se légitime par une relecture partielle et partiale de l’Histoire, faisant l’impasse sur tout ce qui ne conforte pas la théorie – à commencer par le fait que le colonialisme et l’esclavage sont loin d’être le propre de la modernité occidentale. En redoublant de critiques contre la République, coupable d’avoir offert une pseudo-émancipation par l’octroi de droits purement formels et d’avoir ainsi pérennisé et renforcé la domination raciale, ce néo-racisme referme le système sur lui-même : les races sont condamnées à s’affronter car toute prétention à l’égalité, tout reconnaissance de la diversité, ne visent qu’à obtenir, par la ruse, l’assentiment du dominé.
Autre point d’analogie : le statut ambigu des métis, qu’on ne sait comment classer ni considérer, et celui, particulier, des juifs, considérés comme des racisés que les blancs, pour expier la culpabilité de la shoah, ont retourné en leur « offrant » Israël, faisant d’eux des victimes devenus bourreaux – ce qui permet au passage de raccrocher le récit néo-raciste à la défense de la cause palestinienne tout en prétendant distinguer la dimension politique – la lutte contre le sionisme – d’un antisémitisme difficile à assumer. Seules les figures les plus radicales du mouvement s’aventurent franchement sur ces terrains glissants ; les autres ne s’y risquent pas, mais ne s’en démarquent pas non plus.
Dès lors, à partir d’un simple postulat socio-historique relativement inoffensif (les races sont un construit social sur la définition duquel les acteurs sociaux s’affrontent), quelque chose se cristallise sous nos yeux : les races sont une essence, un concept chimiquement pur. Peut-on sortir de sa condition ? Il semble que non. Un racisé qui refuse de se reconnaître tel devient un oncle Tom, un « collabeur », un racial-traître. Symétriquement, un blanc ne peut pas comprendre le racisme parce qu’il n’en a jamais souffert – d’où la disqualification de toute prise de parole « blanche » en matière d’antiracisme.
Ce faux antiracisme n’est pas seulement absurde – puisqu’il vise à combattre le racisme en imposant une vision raciste de la société : il porte en lui la négation de l’individu comme sujet autonome, libre, doué d’esprit critique, et capable de se définir dans un rapport dialectique à son ascendance. Produit de ses gênes, de son histoire, de sa « race », celui-ci n’a d’autre volonté que celle de sa lignée, d’autre identité que celle de son sang. Par conséquent, il n’y aurait pas à comprendre, seulement à admettre, que l’Histoire est histoire de la lutte des races, où chacun a sa place et son identité selon une définition sur laquelle il n’a aucune prise. L’individu s’efface derrière un principe hétéronome : une loi qui lui est extérieure le définit et le contient tout entier, à l’image du groupe auquel il appartient.
En parlant d’émancipation, de liberté, en promettant de « rendre la parole aux victimes », les néo-racistes emploient des termes que tous les démocrates ont envie d’approuver, mais que leur système de pensée contredit radicalement, car il sape les bases mêmes de ce qui rend possible l’expression d’une parole libre, c’est-à-dire l’autonomie du sujet. Ce n’est pas la liberté de dire ce qu’on veut, mais l’injonction de dire ce que le groupe veut qu’on dise.
Le « nouvel antiracisme », qui n’a d’antiraciste que le nom et mérite plutôt celui de néo-racisme ou d’essentialisme, détourne habilement à son profit certaines des valeurs que cet « occident colonial » tant exécré choie le plus : la liberté individuelle, la défense du faible contre le fort, le pluralisme des opinions et des cultures. Ce discours emprunte à la langue libérale pour rendre acceptable la morale la plus rétrograde et justifier les propositions les plus choquantes : l’asservissement de la femme au nom du respect des cultures, la condamnation de l’homosexualité comme « pratique importée » chez les colonisés, la défense des prêcheurs fondamentalistes au nom de la liberté de pensée ou encore le séparatisme culturel, comme le propose cet atelier du camp décolonial baptisé « Non à la diversité : décoloniser la culture ».
Une partie de la presse et certains milieux universitaires portent à ces mouvements une considération bienveillante, pas toujours dénuée de démagogie ni de suivisme ; cet adoubement contraste avec l’intérêt pour l’heure limité qu’ils suscitent dans les quartiers populaires. Néanmoinsil ne faut pas mésestimer leur capacité à capter une demande et à instrumentaliser une souffrance trop rarement entendue par la classe politique. Et il faut avertir sur les risques qu’ils font courir, non pas à la société toute entière, mais aux personnes qui souffrent du racisme et des discriminations et qui, sous couvert « d’apprendre à se défendre » face au racisme d’Etat, se laissent gagner par une idéologie de repli et de rupture.
Car, pour schématique et caricatural qu’il nous paraisse, ce système de pensée est également construit, cohérent, séduisant dans sa radicalité, et servi par une maîtrise redoutable des nouveaux modes de communication, réseaux sociaux en tête. Il est le symétrique parfait des délires xénophobes annonçant le « grand remplacement » et forme avec eux cette tenaille identitaire qui se resserre peu à peu, si l’on n’y prend garde, sur une société française très majoritairement attachée aux valeurs démocratiques et guère décidée à tomber dans le piège de l’essentialisation. Une symétrie qui va jusqu’à la convergence des luttes, quand certains membres de la mouvance s’associent à l’extrême-droite pour dénoncer le mariage pour tous ou les ABCD de l’égalité.
Ironiquement, cet antiracisme dévoyé ne déteste rien tant que le métissage, la diversité, le multiple. Il ne renverse pas le racisme, il l’inverse seulement. Feignant de dénoncer la séparation, il l’entérine. Mais au fond, rendre impossible l’expression d’un choix individuel qui ne soit la marque ni d’un déchirement ni d’une rupture, refuser l’échange et le mélange des cultures et pousser par là même à un conflit frontal entre des communautés artificiellement définies, n’est-ce pas le but recherché ?