Tu l’as voulu, George Dandin : c’est un économiste, Christian Arnsberger, qui le dit (Libération 19-03-2012 p. 24) . « L’actuelle architecture monétaire et financière […] est en tout point responsable de la crise qui nous frappe » et il précise que « les excès de l’obligation de croissance », inscrits dans cette organisation ont suscité de tels effondrements que la seule issue pour faire revenir la croissance paraît consister en une « brutale décroissance maquillée en cure d’austérité ».
On voit bien que le remède, s’il ne tue pas le malade, s’efforce de réitérer ce qui, justement, a fini par provoquer la dénommée « crise ». Or, cet économiste, bienheureusement critique, pense que la crise financière présente masque la vraie crise, qui serait en vérité une « crise du sens », dont « souffrirait depuis longtemps notre système économique ».
Il y aurait donc « crise » et « crise », et celle que tous évoquent ne serait pas celle qu’on croit. Il n’est dès lors peut-être pas inutile de rappeler de quoi on parle quand on parle de « crise » et comment on en parle.
Le terme de crise est censé détenir une aveuglante évidence, alors que, loin de désigner une notion simple, il ne cesse de faire jouer, dans ses usages récents, une analogie médicale. De même que, par exemple, la crise d’asthme requiert une urgente intervention, puis ensuite surveillance et traitement dit « de fond », de même ladite « crise financière » appelle deux types de remède : une mise à disposition immédiate de liquidités pour que soit honoré l’échéancier du remboursement des emprunts, puis le long terme de l’ « austérité » exigée par les prêteurs. Au traitement de fond des médecins fait écho la prise en compte par les politiques des défaillances dites « systémiques ».
L’analogie du remède à la maladie se trouve confortée et relayée par une autre qui, cette fois, emprunte à la vie spirituelle : « la » crise dont les politiques parlent avec le souci « responsable » de s’y attaquer, évoque une crise spirituelle, comme on parle par exemple d’une crise de la foi, et cette crise que la cure d’austérité doit surmonter permettra aussi, et par là même, une régénération générale.
Voilà donc ressuscité le parallélisme de la médecine avec la politique : économie et finance auraient plongé les sociétés dans la crise-de-la-dette ; la politique, quant à elle, serait chargée du remède.
Si l’analogie médicale joue pleinement dans les usages récents du terme de crise, ne faut-il pas souligner combien la représentation implicite de l’art médical qui y œuvre en sous- main relève d’un objectivisme fort rudimentaire ?
En effet, si on raisonne comme si l’ « architecture économique et financière » relevait d’un état de fait quasi naturel, n’est- ce pas parce qu’on imagine que l’organisme, sa complexion, sa situation seraient à envisager comme autant de données de fait ? De même que la médecine chercherait à modifier un « état de choses » connaissable scientifiquement – de même la politique de son côté, tenterait de porter secours à un « effondrement », une « épidémie », un « choc » économico-financier présent, connaissable objectivement. Or, en quoi consiste, croit-on, l’objectivité ? en la capacité d’évaluation chiffrée ! Il serait admirablement sérieux de produire statistiques, courbes et graphiques divers, en s’abstenant le plus souvent,de préciser en vue de quoi, par quelle méthode et quels présupposés de cette méthode, par quel calcul d’erreurs enfin, tout cela est établi.
En d’autres termes, ne peut-on déceler dans la présente litanie de la « crise » un tour de prestidigitateur qui entrecroise plusieurs types de croyances ?
Au premier rang semble-t-il, se trouve la croyance que « la » dette, brusquement, serait devenue une plaie brûlante.
Faut-il rappeler que Kant par exemple, évoque l’endettement sans fin des Etats, non au juste pour s’en effrayer, mais parce que cet endettement est dû aux dépenses militaires, lesquelles se font au détriment de ce qu’il conviendrait de consacrer à l’instruction et à la lente formation des populations ?
Faut-il souligner que le montant de l’endettement est régulièrement jeté à la tête comme un absolu, sans que soient évoquées, en regard, les richesses publiques disponibles, ni celles qu’on peut raisonnablement prévoir ?
« La » dette s’offrirait ainsi à notre entendement avec l’évidence du Mont Blanc à Monsieur Perrichon. N’a-t-on pas entendu, récemment, un responsable de l’administration scolaire renvoyer chez eux les parents d’enfants d’une école maternelle, vouée à la fermeture, en leur disant que leurs enfants devaient bien commencer à payer la dette ? Qu’une telle extravagance soit proférée par immoralité ou par sotte conviction, les deux cas supposent installée l’évidence qu’il y a une dette terrible, de sorte qu’il incomberait à chacun de « faire des sacrifices », comme on dit.
Outre que « la » dette serait une donnée de fait, à saisir sur le mode du « il y a », joue encore, nous l’avons suggéré, la croyance que les évaluations chiffrées de celle-ci, seraient, à elles seules, parole d’Evangile. En ce point, il suffit de rappeler les mises en garde de Bachelard, autant que les analyses de Husserl. Le naturalisme objectiviste que Husserl dénonce, par exemple dans la Conférence de 1935, n’est-il pas toujours de nouveau le terreau dont se nourrit l’illusion que la configuration économique et financière constitue un donné de fait, sans résulter de décisions et de pratiques multiples ? A ce titre serait profondément fautive la philosophie spontanée de la majorité d’entre nous, comme celle de la majorité des économistes qui exposent publiquement leur diagnostic, soit qu’ils croient au caractère scientifique de leur objectivisme, soit que, n’y croyant pas, ils imaginent que la popularisation d’une connaissance exige qu’elle soit défigurée dans le sens des préjugés qu’on suppose être ceux de la plupart des contemporains.
Enfin, la prétendue scission entre économie et finance d’un côté, politique de l’autre, revient vraiment à faire prendre les vessies pour des lanternes. Car enfin, la spéculation financière « mondialisée », et ce qu’on baptise si exquisement « économie virtuelle », ne furent-elles pas autorisées, encouragées et choyées par des politiques délibérées, et fières d’entrer ainsi dans la pleine modernité ? Inversement, « le » marché global, et les politiques bancaires ne pèsent-ils pas sur les politiques nationales et les relations de compétition générale qu’ils entretiennent ? Si le terme d’économie politique a disparu des vocables publics, c’est que cette éclipse permet de faire avaler la conviction qu’à l’économie et la finance toutes puissantes ferait face l’impuissance de la politique, comme si les politiques n’étaient pas nommément les architectes de l’ « architecture économique et financière » évoquée par l’économiste « critique » cité ci-dessus, et comme si, inversement, entrepreneurs et banquiers en tout genre ne pesaient pas sur les orientations et décisions politiques .
Tu l’as voulu, George Dandin ! la situation que tu as lentement façonnée, tu l’appelles à tout bout de champ une « crise » pour faire peur et insuffler à ceux que tu baptises « chacun » la croyance coupable qu’il devra désormais « payer ». Les dirigeants politiques revêtent la sévérité de la fourmi, pour nous enjoindre de « danser » sans vivres, maintenant que la bise est venue…