Le choc des impérialismes, stade suprême du nihilisme capitaliste

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Cet article s’inscrit dans la continuité d’une réflexion précédemment initiée par l’auteur.

Le monde tend à devenir un espace interactif total entre des entités de plus en plus hétérogènes et inégalitaires. En un mot, nous vivons une ère de séparatisme géosociale. Dans cette ère, les processus néolibéraux (dans le monde entier) et ordolibéraux (fardeau supplémentaire hérité dans l’Union européenne) développent à l’infini la concurrence de tous contre tous. Les rivalités géopolitiques grandissantes viennent se surajouter à la concurrence exacerbée, d’où le développement des guerres régionales dont l’effroi augmente dangereusement depuis les massacres liés à l’implosion de l’ex-Yougoslavie et de l’ex-URSS ainsi que du génocide tutsi au Rwanda.

Pourtant, l’analyse théorique marxienne des impérialismes, depuis Rosa Luxembourg, a réussi à articuler structurellement l’extension du domaine du capital, la concurrence économique, les rivalités géopolitiques et les guerres qui en sont la conséquence. S’il y a eu depuis un siècle de profonds changements économiques et politiques, le fait que le capital est aujourd’hui principalement territorialisé maintient donc le fondement de cette analyse marxienne des impérialismes.

Attention, dire que le capital reste territorialisé ne signifie pas qu’il l’est dans le pays qui a vu naître ladite entreprise multinationale. Ainsi, on peut comprendre pourquoi, parce que nous sommes dans le capitalisme néolibéral, la direction de Total Énergies est en train d’étudier la possibilité d’installer sa cotation principale aux États-Unis, au sein desquels le financement privé est plus facile que dans l’Union européenne. En outre, on peut bénéficier aux États-Unis de la plus importante force de frappe de la violence légale à cause du système militaro-industriel de ce pays.

Même les GAFAM, qui ont une présence planétaire, ont besoin d’un lien avec les États-Unis, car c’est l’administration américaine qui finance, via le Pentagone, une bonne partie de la recherche numérique, et que le reste du financement privé cette fois-ci est également plus facile aux États-Unis pour les multinationales du numérique.

La façon dont se conjugue l’interaction du capital avec les États est fondamentale dans cette nouvelle phase capitalistique. Aujourd’hui, sur le plan de l’efficacité économique néolibérale, les multinationales occidentales ont plus intérêt à interagir avec les États-Unis qu’avec l’ordolibéralisme européen. Cela permet néanmoins à la France capitaliste de vendre les produits de son industrie militaire aux dictatures monarchiques arabes et à l’Inde communautariste, bientôt le troisième pays en termes de PIB dans le monde, qui souhaite garder une certaine autonomie vis-à-vis de la Chine et des États-Unis. Cela permet encore pour un certain temps que le luxe féminin chéri par les femmes de la grande bourgeoisie mondiale soit une multinationale française. Et cela permet à l’Allemagne de garder sa suprématie capitaliste économique sur le continent européen.

Tout cela pour dire que la guerre commerciale entre les impérialismes états-unien, européen et chinois est entrée dans une phase de plus en plus belliqueuse. Dans le capitalisme néolibéral mondial, l’Union européenne a la faiblesse d’osciller entre le fait d’être un sous-impérialisme états-unien ou un impérialisme de premier plan, mais bridé par le caractère hybride de l’ordolibéralisme européen. Cette Union européenne a d’ailleurs été créée au forceps dans l’intérêt des bourgeoisies nationales parce que la France, l’Allemagne et l’Italie, chacun avec des intérêts divergents, avait besoin de l’Union européenne pour rivaliser avec ses concurrents économiques.

Pourquoi la rivalité entre les impérialismes prend-elle force et vigueur ?

Tout simplement parce la croissance capitaliste productiviste vient buter contre les limites écologiques ; ce capitalisme existant ne peut plus créer suffisamment de richesses dans le monde, alors même que les inégalités exponentielles croissantes prolifèrent. Mais il existe d’autres raisons. Ce qui est nouveau dans le monde d’aujourd’hui est sa réalité holistique. Bien sûr, la rivalité entre impérialismes est souvent due à une conséquence du phénomène de surproduction inhérent aux grandes puissances capitalistes, poussées à rechercher par tous les moyens des matières premières et des débouchés à leur surproduction.

Mais le capitalisme aujourd’hui a de plus en plus besoin d’une hégémonie culturelle. C’était déjà vrai dans l’après-Deuxième Guerre mondiale, mais ça l’est encore plus aujourd’hui. Les impérialismes ont des difficultés à rester majoritaires dans leur propre pays. L’hégémonie culturelle étasunienne de l’après-Deuxième Guerre mondiale n’est plus suffisante. Aujourd’hui, l’impérialisme étasunien et européen a un besoin accru du soutien des grandes religions traditionnelles, mais aussi des nouvelles religions post-modernes identitaires et victimaires (dont le wokisme entre autres). Cette nouvelle alliance, qui a démarré il y a plusieurs décennies par nécessité, crée des tensions supplémentaires. Mais elle est indispensable à court terme pour le capitalisme mondial dans les pays les plus développés économiquement. Alors, bien sûr, quand c’est une partie de la gauche (y compris écologiste ou radicale) qui vient à la rescousse de la grande bourgeoisie en développant la religion woke, il va sans dire qu’au sein de la grande bourgeoisie, le champagne coule à flots !

Si on résume, le capital est contraint de se régénérer à court terme, il réussit à le faire, mais sa nouvelle ligne stratégique crée de nouvelles divisions et conflits. Alors, il utilise toutes ses armes (médias dominants, contrôle social, violence légale, etc.) pour se maintenir… et ainsi de suite. Claude Serfati, économiste de l’Institut de recherches économiques et sociales(IRES) a raison quand il analyse les différentes lignes stratégiques de la Russie. D’abord, l’administration Poutine a tenté, avec ses oligarques, « de reconstruire un capitalisme russe intégré au marché mondial, tout en gardant sa place de puissance militaire. Cette tentative échoue et en 2007, l’administration Poutine change de cap. L’année suivante, il envahit la Géorgie. » Car la montée de la contestation des peuples (y compris contre la domination russe) à partir de 2008, la montée en rapport de forces de grandes puissances oppositionnelles aux États-Unis (Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud, etc.) et la stratégie d’enfermement de l’OTAN autour de la Russie l’a fait changer de ligne stratégique. C’est donc un capitalisme nationaliste autoritaire qui devient la ligne.

“La guerre, c’est le massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas.” Paul Valéry

Où en sont les gauches en France faces aux impérialismes? Une grande majorité des gauches sont campistes, c’est-à-dire qu’elles prennent fait et cause pour l’un des impérialismes contre les autres et donc contre les propres intérêts de la classe populaire de leur propre pays, d’où le mépris de classe qui se développe à gauche. Le plus grand nombre d’entre elles s’aligne sur l’impérialisme étasunien ou sur l’impérialisme hybride de l’Union européenne ou sur l’OTAN. Une petite minorité préfère quant à elle être du côté des impérialismes russe et chinois. Toutes ces positions campistes altèrent la nécessaire autonomie populaire et de ce fait négligent les intérêts des différents prolétariats, à commencer par le leur.

Elles négligent aussi l’internationalisme qui, dans une phase ascendante, devrait cimenter les prolétariats mondiaux. Cela va de pair avec la stratégie largement majoritaire à gauche en France de s’écarter du primat de la question sociale dans la gestion holistique de l’ensemble des combats. Cela va de pair avec les deux gauches qui participent au maintien de l’hégémonie culturelle de la grande bourgeoisie, l’une en étant clairement atlantistes, l’autre en développant l’activisme wokiste qui divise la gauche. Jean Jaurès n’est plus un modèle pour ces deux gauches, même s’il reste l’un des nôtres, celle de la gauche de gauche à construire !

Pourtant, si l’on prend fait et cause pour le grand nombre largement prolétarisé, exploité, dominé et quelquefois exproprié, il n’y a que très rarement deux camps. Dans la quasi-totalité des moments historiques, il existe au moins trois ou quatre camps principaux. Récemment, disons au cours du dernier siècle, on peut dire que la Deuxième Guerre mondiale, de 1941 à 1945, est le seul moment historique à avoir connu deux camps. Et même dans ce cas-là, en France, s’est constitué un regroupement « à chaud » prônant une autonomie populaire, le Conseil national de la Résistance (le CNR), qui a déjoué quelques projets de l’Oncle Sam(1)comme celui de l’Amgot par exemple, voir le film Les jours heureux de Gilles Perret..

Se dire de gauche et oublier, sinon mépriser, la classe populaire ouvrière et employée et s’aligner sur un camp impérialiste qui ne tient aucun compte des prolétariats nationaux pourrait être une imposture. Nous nous rappellerons que Jean Jaurès a été assassiné pour avoir assumé une position gauche de gauche sur cette guerre entre deux impérialismes, que Raoul Villain, son assassin qui a revendiqué son crime, a été acquitté par le tribunal, et que Madame Jaurès a été condamnée à payer les frais du procès. En réaction à ce verdict, Anatole France adresse à la rédaction de l’Humanité, le journal crée par Jean Jaurès, le libelle suivant :

Travailleurs, Jaurès a vécu pour vous, il est mort pour vous. Un verdict monstrueux proclame que son assassinat n’est pas un crime. Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause. Travailleurs, veillez !

Dès sa publication, ce billet provoque une manifestation parisienne organisée par la CGT et le Parti socialiste le dimanche 6 avril. Face à « l’union sacrée » impérialiste, nous resterons sur cette position, celle de Jaurès et d’Anatole France, ainsi que de ceux qui ont manifesté le 6 avril 1919. C’est donc bien l’hégémonie culturelle de « l’union sacrée » autour de l’impérialisme français contre l’impérialisme allemand qui a permis l’acquittement de l’assassin de celui qui représentait les intérêts de sa classe populaire. Tout le reste n’est que littérature d’évitement. Ce même Raoul Villain a fini sa vie à Ibiza, où il fut assassiné par des anarchistes espagnols en 1936. Il a fallu attendre le 14 mars 2023 pour que la thuriféraire du capitalisme néolibéral Anne Hidalgo, maire socialiste de Paris, débaptise une partie importante du quai Anatole France pour l’attribuer à Valéry Giscard D’Estaing. Triste période !

D’une façon générale, soutenir un camp impérialiste sans avoir pris soin de créer un rassemblement populaire auto-organisé pour défendre les intérêts du plus grand nombre face à sa propre bourgeoisie, c’est refuser l’internationalisme et l’émancipation des travailleurs.  

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 comme celui de l’Amgot par exemple, voir le film Les jours heureux de Gilles Perret.