S’efforcer de ressusciter l’économie de la planète tout en réagissant au changement climatique soulève une question épineuse : les statistiques sont-elles de bons indicateurs des mesures à prendre ? Dans un monde axé sur la performance, les chiffres ont pris une importance accrue : ce que l’on mesure affecte nos actions.
En effet, si les résultats sont faibles, nos efforts (par exemple d’augmenter le PIB) peuvent contribuer à détériorer le niveau de vie. Nous pouvons aussi nous retrouver confrontés à de faux choix, en croyant, à tort, que le rendement compromet la protection environnementale. En revanche, une meilleure appréciation de la performance économique pourrait montrer que les mesures prises pour améliorer l’environnement sont bénéfiques à l’économie.
Il y a dix-huit mois, le président français Nicolas Sarkozy a créé une Commission sur la Mesure de la Performance Économique et du Progrès Social, car il n’était pas satisfait – il n’était d’ailleurs pas le seul – de l’information statistique de l’époque sur l’économie et la société. Cette commission publiera son rapport tant attendu le 14 septembre.
La grande question est de savoir si le PIB est un bon outil de mesure du niveau vie. Dans beaucoup de cas, les statistiques afférentes semblent suggérer que l’économie se porte bien mieux que ce que les citoyens ressentent. En outre, la mise en avant du PIB génère des conflits : on exige des responsables politiques qu’ils le portent à son maximum, tandis que les citoyens attendent aussi qu’ils soient attentifs à l’amélioration de la sécurité, à la réduction de la pollution sonore, de l’air, de l’eau, etc. En bref, à tout ce qui pourrait saper la croissance du PIB.
Le fait que le PIB est un piètre indicateur du bien-être, voire de l’activité des marchés, est admis depuis longtemps. Mais l’économie et les modifications de la société peuvent aussi avoir eu leur influence, au moment même où les percées en économie et en technique statistique offraient de nouvelles chances d’améliorer notre métrique. Le PIB est censé mesurer la valeur de la production de biens et services. Or dans un secteur clé – celui du gouvernement par exemple – nous ne disposons d’aucun outil pour le faire. La production est souvent mesurée, très simplement, en fonction de l’apport. Donc si le gouvernement dépense plus – même s’il est inefficace – la production augmente. Au cours des 60 dernières années, la part gouvernementale dans la production du PIB a augmenté de 21,4 % à 38,6 % aux Etats-Unis, de 27,6 % à 52,7 % en France, de 34,2 % à 47,6 % au Royaume-Uni et de 30,4 % à 44,0 % en Allemagne. Voilà qu’un problème mineur à l’origine est devenu majeur.
Parallèlement, l’amélioration de la qualité (de meilleures voitures au lieu d’une plus grande quantité de voitures) représente de nos jours une part très importante de l’augmentation du PIB. Or, l’amélioration de la qualité est difficilement quantifiable. Le système de soins de santé en est un bon exemple : la majeure partie est financée de manière publique tandis que la plupart des avancées sont qualitatives.
Comparer différents pays comporte le même lot de problèmes que de faire des comparaisons dans le temps. Les Etats-Unis dépensent plus que tout autre pays (per capita et en pourcentage du revenu) pour son système de santé, mais obtiennent une mauvaise performance. Le système de mesure pourrait donc expliquer, pour partie, la différence du PIB par habitant aux Etats-Unis et dans quelques pays européens.
Un autre changement frappant dans beaucoup de sociétés réside dans les inégalités. Il y a en effet davantage de disparités entre le revenu moyen (calcul d’une moyenne) et le revenu médian (celui d’une personne « typique », dont le revenu se situe au milieu de la fourchette de tous les revenus). Si quelques banquiers s’enrichissent massivement, le revenu moyen augmente, même si le revenu de la plupart des individus reflue. Donc les statistiques du PIB per capita ne se font pas le reflet exact de la vie des citoyens.
Aussi, pour évaluer les biens et les services, nous utilisons les prix du marché. Mais à l’heure actuelle, même ceux qui vouent une grande foi dans les marchés remettent en question la validité de ces chiffres, y opposant les comptabilisations au prix du marché. Les profits faits dans les banques avant la crise – un tiers de tous les profits d’entreprise – ont l’apparence d’un mirage. Cette prise de conscience éclaire d’un jour nouveau non seulement la mesure de la performance, mais aussi nos déductions. Avant la crise, lorsque la croissance des Etats-Unis (d’après les outils de mesure standard du PIB) paraissait bien plus forte que celle de l’Europe, nombre d’européens étaient en faveur du capitalisme à l’américaine. Bien sûr, tous ceux qui le désiraient auraient pu constater l’endettement croissant des foyers américains, ce qui aurait tendu à montrer que la vision du succès donnée par la mesure du PIB était erronée. De récentes avancées méthodologiques nous ont permis de mieux évaluer ce qui contribue au sentiment de bien-être chez les citoyens et à rassembler les données nécessaire pour y procéder régulièrement. Ces analyses examinent et quantifient ce qui devrait être évident : la perte d’un emploi implique des répercussions plus considérables que la perte d’un revenu seul. Elles montrent aussi l’importance des liens sociaux.
Toute bonne mesure de notre état doit aussi prendre en compte la durabilité. Ainsi qu’une entreprise a besoin de quantifier la dépréciation de son capital, les comptes nationaux, aussi, doivent refléter la diminution des ressources naturelles et la dégradation de l’environnement.
Les statistiques visent à résumer ce qui se passe dans notre société complexe en quelques chiffres interprétables aisément. L’évidence que l’on ne peut tout réduire à un chiffre unique, le PIB, aurait dû nous frapper. Le rapport de la Commissions sur la Mesure de la Performance Economique et du Progrès Social mènera, espérons-le, à une meilleure compréhension des us et abus des statistiques.
Ce rapport devrait aussi fournir des axes sur lesquels fonder un plus large éventail d’outils reflétant de manière plus précise à la fois le bien-être et la durabilité. Il devrait aussi fournir une base dynamique pour améliorer la capacité du PIB et des statistiques afférentes à évaluer la performance de notre économie et de notre société. De telles réformes nous aideront à orienter nos efforts (et ressources) dans les directions menant à l’amélioration des deux.
par Joseph E. Stiglitz*, paru dans Le Quotidien d’Oran du 12 septembre 2009, traduit de l’anglais par Aude Fondard
* Professeur d’économie à l’université de Columbia et lauréat du prix Nobel d’économie 2001