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Un métier méthodiquement saccagé
La logique néo-libérale du résultat et de l’évaluation imposée dans les trois fonctions publiques s’accompagne partout d’une dépréciation des métiers. L’Éducation nationale ne fait pas exception à la règle. La « crise des vocations » pour le métier d’enseignant est notoire. La rupture morale des professeurs avec une institution qui les rémunère très mal, les caporalise, les divise et les méprise, n’affecte pas la seule nouvelle génération enseignante(1)La baisse du nombre des candidats dans les concours de recrutement et la faiblesse générale de leur niveau dans plusieurs d’entre eux, les abandons pendant l’année de stage et les démissions les premières années sont connues du grand public.. Diverses enquêtes convergent pour faire état d’une déstabilisation et d’un désarroi des enseignants toutes générations confondues. À l’instar de millions de salariés du privé et du public, les enseignants sont souvent en état d’épuisement professionnel, en proie à des demandes contradictoires, illimitées et culpabilisantes, émanant des élèves, des familles, des hiérarchies, des collègues. Certains sont personnellement « cassés », en reconnaissant lucidement leur impuissance au spectacle de l’inexorable « casse » de l’École qu’ils ont servie avec conviction. Leur défaite vécue intimement, est collective, historique et politique.
Jean-Michel Blanquer, expert en communication provocatrice et semeur de zizanie, se prépare à accélérer la déstabilisation du lycée français autour de quelques objectifs ciblés, parmi lesquels la décomposition du corps enseignant et l’imposition rapide d’un bac local.
Qu’ils soient résignés ou révoltés, les enseignants souffrent d’être les artisans involontaires du sabotage de leur métier. Ils doivent à tout moment s’user à de nouvelles tâches qui n’ont rien à voir avec la transmission des connaissances, se soumettre à de nouvelles consignes qui portent à rire ou à pleurer tant elles sont absurdes ou contradictoires(2)Les personnels ne sont pas seuls à subir des situations ubuesques. Au printemps dernier, lors des conseils de classe du second trimestre, les délégués d’élèves et de parents ont découvert qu’une consigne du rectorat de Paris imposait de limiter à sept le nombre de personnes assistant « en présentiel » aux conseils de classe, alors qu’une autre consigne autorisait la tenue des cours en présence de trente-cinq élèves ou davantage. La première consigne permettait de communiquer sur la rigueur ministérielle en matière de protection sanitaire, la seconde de communiquer sur la parfaite préparation des élèves dans les classes d’examen.. Ils doivent s’adapter à de nouveaux acronymes, à de nouveaux chefs éradicateurs de ce qui s’est construit jusqu’à leur arrivée, à de nouveaux outils numériques défaillants. Il leur faut assumer auprès de leurs élèves et des familles les folies d’une institution qu’ils représentent, sous peine d’être lâchés par le monde orwellien qui est désormais celui de la « communauté scolaire ». Alors que le lycée devrait former la jeunesse au discernement dans le maniement des outils numériques, il offre le spectacle d’un tout-numérique aliénant, contre-performant et clivant, arme au service d’un pouvoir technocratique multidimensionnel. La réforme du concours du CAPES n’est pas de nature à endiguer la crise des vocations enseignantes (3)https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043806008. Bien au contraire. Il est prévu de réduire au concours la place des contenus disciplinaires et d’introduire une épreuve qui évalue la docilité administrative et idéologique du candidat, face à un jury qui comporte notamment des spécialistes des ressources humaines. Cette réforme se conforme à l’actuel sabotage dans les lycées du métier d’enseignant, où la maîtrise des savoirs disciplinaires est objet de mépris et de suspicion, alors qu’elle constitue une condition nécessaire de tout véritable enseignement respectueux de son public.
Une autocensure en hausse exponentielle
Dans ce naufrage institutionnel, l’autocensure des professeurs occupe une place importante. Chaque fois que cela paraît possible, mieux vaut, en cas de difficulté ou d’incident, se taire par crainte d’être stigmatisé et marginalisé. J.-M. Blanquer avait pourtant promis la fin de l’autocensure des professeurs en proie aux pressions islamistes. Des études ont montré qu’en réalité, cette autocensure-là s’est accrue depuis son arrivée à la tête du ministère. Depuis Blanquer, l’autocensure des professeurs en cas de difficulté ou d’incident n’a jamais été aussi générale et fréquente. Leur expérience et celle de leurs collègues les a généralement convaincus, à tort ou à raison, que la méthode pour survivre était l’autocensure, et qu’il leur fallait trahir leur vocation pour ne pas tomber malades. Mais on ne dit pas assez que l’autocensure atteint également les élèves et les familles.
La parole d’une mère ou un père d’élève qui se présente comme un interlocuteur bienveillant et un collaborateur constructif n’intéresse pas l’institution. Paradoxalement, le parent d’élève qui parle en « restant à sa place de parent » ne trouve pas sa place dans un lycée soumis au néo-libéralisme. Un chef d’établissement s’agace vite quand le père ou la mère d’un élève se réjouit du professionnalisme des enseignants de ses enfants. Cela le dépossède d’un moyen de pression sur ses « collaborateurs ».
Quels « pouvoirs » des chefs d’établissement ?
Le poids médiatique et politique des représentants des chefs d’établissement paraît aujourd’hui exorbitant. Mais quand les lycées sont gérés comme des entreprises, la « révolution managériale » du lycée devient un enjeu majeur. L’obsession du résultat chiffré trompeur, du dessaisissement par les professionnels de leur métier, de la communication manipulatrice est attendue du chef d’établissement. Il dispose pour cela du pouvoir d’imposer des décisions absurdes, d’isoler les gêneurs et de diviser les professeurs pour les affaiblir(4)Les armes traditionnelles d’un proviseur pour briser le mouton noir : mauvais service, mauvais emploi du temps, absence de soutien, rumeur encouragée, etc., sont dans le « nouveau lycée » d’une redoutable efficacité.. Certains chefs d’établissement ont parfaitement intégré le dogme néo-libéral selon lequel chacun est interchangeable, tel le pion d’un jeu dont le manager est le maître. Ils assurent que « nul n’est irremplaçable », non au sens où l’individu peut s’impliquer dans un idéal collectif et participer à une œuvre historique qui l’a précédée et lui survivra, mais par mimétisme avec l’actionnaire qui fait annoncer au salarié qu’il n’est plus assez rentable(5)Cynthia Fleury, Les irremplaçables, Gallimard, 2015..
On déplore parfois le « mauvais management » des chefs d’établissement, qui se retourne contre eux. Mais on ne devrait pas attendre d’un proviseur qu’il ressemble à un manager, même « bon ». Et on ne saurait oublier que le néo-libéralisme contemporain s’attache au seul gain maximal immédiat, même si cela lui est préjudiciable sur la durée. Du point de vue de la politique ministérielle, un chef d’établissement « coche les cases » s’il méprise les savoirs disciplinaires, considère les professeurs comme ses subordonnés, réussit à circonvenir quelques enseignants et surtout à installer son lycée dans l’ère néo-libérale plus vite et avec moins de vagues que les lycées voisins. Là est son « pouvoir ».
Pouvoir des « PERDIR » vs « We can »
Ce pouvoir des personnels de direction de l’Éducation nationale (PERDIR) est néanmoins entaché d’une impuissance structurelle. Le proviseur ne décide pas des moyens qui lui sont alloués ni même de l’orientation de son lycée. Il se soumet à des ordres émanant de personnes qui se soumettent elles-mêmes à des consignes supérieures relevant d’une gestion technocratique des académies, elle-même tributaire des oukases ministériels. Il est cependant exclu que le chef d’établissement se contente d’être un exécutant passif des consignes. S’il ne veut pas compromettre sa carrière et sa santé, il ne saurait se contenter de prendre acte de décisions néfastes et de les répercuter sans commentaires. L’État le rémunère pour qu’il impose sans état d’âme et avec volontarisme la politique gouvernementale. Quand des suppressions de postes aux effets dévastateurs dans un lycée sont décidées, charge au chef d’établissement à mentir, manipuler, diviser, calomnier, tricher pour que ces suppressions de postes se fassent à bas bruit. Les principaux syndicats de chefs d’établissement ont d’ailleurs avalisé les réformes Blanquer et ne peuvent ignorer que leurs intérêts de « nouveaux managers » sont institutionnellement rendus incompatibles avec ceux des autres personnels de l’Éducation nationale et avec les fondements d’une École républicaine.
Le « pouvoir des chefs d’établissement » s’oppose donc au pouvoir compris comme une capacité productrice en acte et comme une force de volonté solidaire, dont l’idée est exactement rendue en espagnol par Podemos et en anglais par We can. Le « pouvoir du chef d’établissement » n’exprime pas une commune volonté d’instruire les lycéens et de les préparer à une vie d’humain et de citoyen libre.
Le Nouveau Management Public à l’Éducation nationale
Avec les réformes Blanquer, le New Public Management fonctionnera à plein régime à l’Éducation nationale. D’importation anglo-saxonne, il consiste en des techniques de gestion et de décision avec pour objectif la liquidation des grandes professions qui ont fait fonctionner l’État social et les services publics durant les Trente Glorieuses. Élément constitutif du néo-libéralisme contemporain, son but direct et non exclusif est de réduire les coûts. Sous couvert d’efficacité et de rentabilité, la politique du New Public Management impose dans les services publics des procédures d’évaluation calquées sur le management du privé. Ce phénomène est manifeste à l’Hôpital et dans les grands services publics. Il atteint aujourd’hui l’ensemble des ministères. Il en résulte partout où il parvient à s’imposer une sensible détérioration des relations sociales. Le lycée n’échappe pas à la règle, où les chefs d’établissement apparaissant souvent inaptes administrativement et humainement.
La « crise des vocations » affecte d’ailleurs les chefs d’établissement. Les candidats aux concours de recrutement ne se bousculent pas, malgré des conditions salariales attractives et le rêve de très nombreux enseignants de changer de métier, outre la perspective d’un appartement de fonction et, pour certains, l’assurance de satisfaire un goût prononcé du commandement. Les nouvelles recrues ne font pas toujours l’affaire. À leur décharge, elles doivent assimiler deux impératifs aussi inséparables que le recto et le verso d’une même feuille : d’un côté, se soumettre servilement à une hiérarchie elle-même asservie au dogme du néo-libéralisme contemporain; de l’autre, soumettre les professeurs et les opposer les uns aux autres(6)Les possibilités institutionnelles d’opposer les professeurs les uns aux autres se sont considérablement accrues avec les réformes Blanquer.. Depuis quelques années, les rectorats recrutent péniblement une proportion significative de proviseurs-adjoints « faisant fonction »(7)Les relations entre les proviseurs et les proviseurs-adjoints sont souvent mauvaises voire exécrables, le proviseur ayant tendance à considérer le proviseur-adjoint comme l’adjoint du proviseur. Par-delà le pittoresque de certaines situations, ces tensions sont néfastes pour tous, et il n’est pas acceptable qu’un adjoint, quel qu’il soit, soit maltraité par son supérieur, quel qu’il soit. Le fond du problème est cependant à chercher dans les objectifs imposés au lycée et dans les modes de direction qu’ils impliquent..
Blanquer, vingt-trois ans après Allègre
Les réformes Blanquer ne sont pas un accident de l’histoire. Elles accomplissent la « nouvelle école capitaliste »(8) Pierre Clément, Guy Dreux, Christian Laval et François Vergne, La nouvelle école capitaliste, 2011, La Découverte. dont les objectifs, les modes de fonctionnement et de direction se calquent sur l’idéologie néo-libérale de la rentabilité immédiate, de l’optimisation irréfléchie des performances et du contrôle incessant de chacun par chacun sous le regard de tous. La question qu’en 1998, posait Claude Allègre, alors ministre de l’Éducation nationale : « Quels savoirs enseigner dans les lycées ? » trouve aujourd’hui sa réponse. Les savoirs à enseigner au lycée sont désormais ceux qui ont une valeur marchande. Leur mode d’acquisition ainsi que l’organisation du lycée s’ajusteront, de gré ou de force, à ce dogme politique et idéologique. Les deux ministres de l’Éducation nationale auront eu en commun le même acharnement à démolir le lycée, sauf que le premier se heurta à une opposition puissante et que le second est en voie de réussir là où son prédécesseur avait partiellement échoué. Les années Blanquer auront constitué un moment de densification et d’accélération d’une profonde régression historique. Rien pourtant n’autorise à désespérer : de même qu’un progrès humain n’est pas irréversible, une régression politique et éducative n’est pas définitive.
En cette dernière rentrée scolaire avant l’élection présidentielle, Jean-Michel Blanquer, expert en communication provocatrice et semeur de zizanie, se prépare à accélérer la déstabilisation du lycée français autour de quelques objectifs ciblés, parmi lesquels la décomposition du corps enseignant et l’imposition rapide d’un bac local. Avec un protocole sanitaire en vue de l’année 2021-2022, qui est bancal, injuste et irréalisable, Blanquer continuera à instrumentaliser cyniquement la pandémie, en jetant le trouble et la discorde parmi les personnels, les élèves et les familles sous les yeux d’une opinion publique déboussolée(9)https://www.education.gouv.fr/annee-scolaire-2021-2022-protocole-sanitaire-et-mesures-de-fonctionnement-324257. L’Éducation nationale n’allait pas bien avant l’arrivée de Jean-Michel Blanquer à la tête du ministère. Elle ira beaucoup plus mal à son départ. Mais au sein de l’Éducation nationale et au-delà d’elle, les forces qui portent un autre modèle d’École et de société ne sont pas épuisées et l’histoire n’a pas fini de surprendre.
Notes de bas de page
↑1 | La baisse du nombre des candidats dans les concours de recrutement et la faiblesse générale de leur niveau dans plusieurs d’entre eux, les abandons pendant l’année de stage et les démissions les premières années sont connues du grand public. |
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↑2 | Les personnels ne sont pas seuls à subir des situations ubuesques. Au printemps dernier, lors des conseils de classe du second trimestre, les délégués d’élèves et de parents ont découvert qu’une consigne du rectorat de Paris imposait de limiter à sept le nombre de personnes assistant « en présentiel » aux conseils de classe, alors qu’une autre consigne autorisait la tenue des cours en présence de trente-cinq élèves ou davantage. La première consigne permettait de communiquer sur la rigueur ministérielle en matière de protection sanitaire, la seconde de communiquer sur la parfaite préparation des élèves dans les classes d’examen. |
↑3 | https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043806008 |
↑4 | Les armes traditionnelles d’un proviseur pour briser le mouton noir : mauvais service, mauvais emploi du temps, absence de soutien, rumeur encouragée, etc., sont dans le « nouveau lycée » d’une redoutable efficacité. |
↑5 | Cynthia Fleury, Les irremplaçables, Gallimard, 2015. |
↑6 | Les possibilités institutionnelles d’opposer les professeurs les uns aux autres se sont considérablement accrues avec les réformes Blanquer. |
↑7 | Les relations entre les proviseurs et les proviseurs-adjoints sont souvent mauvaises voire exécrables, le proviseur ayant tendance à considérer le proviseur-adjoint comme l’adjoint du proviseur. Par-delà le pittoresque de certaines situations, ces tensions sont néfastes pour tous, et il n’est pas acceptable qu’un adjoint, quel qu’il soit, soit maltraité par son supérieur, quel qu’il soit. Le fond du problème est cependant à chercher dans les objectifs imposés au lycée et dans les modes de direction qu’ils impliquent. |
↑8 | Pierre Clément, Guy Dreux, Christian Laval et François Vergne, La nouvelle école capitaliste, 2011, La Découverte. |
↑9 | https://www.education.gouv.fr/annee-scolaire-2021-2022-protocole-sanitaire-et-mesures-de-fonctionnement-324257 |