Éviter le piège de « parler à la place de »
Toutefois, « donner la voix au sans-voix » n’est pas si simple qu’il n’y paraît, ainsi que l’a montré l’équipe de Pierre Bourdieu dans La misère du monde, paru en 1993. Il y a d’abord la question du qui ? À qui donne-t-on la parole ? Et puis il y a la question du comment ? Comment donne-t-on la parole à ceux qui sont toujours parlés plus qu’ils ne parlent ? Il faut entendre cela dans l’espace public, de moins en moins accueillant pour celles et ceux qui n’ont pas l’habitude des contraintes de format, comme disent les professionnels. Il reste un magnifique « Arrêt sur images » opposant Bourdieu à Jean-Marie Cavada et Guillaume Durand débriefant Une marche du Siècle réalisée à l’occasion du mouvement social de novembre-décembre 1995(1)Voir en vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=WvEr36AB524..
Remettre de la chair humaine dans l’art
L’art, quel qu’il soit (documentaire, cinéma, théâtre, etc.), est l’un de ces moments et nous avons la chance d’avoir pu interroger Gilles Perret, le réalisateur, seul ou avec François Ruffin, de plusieurs films à succès dont le dernier Au boulot ! est chaudement recommandé aux lecteurs. Dans ce podcast, Gilles Perret revient sur son parcours, mais aussi sur son film La Sociale (2016) auquel l’auteur de ces lignes a participé. 30 minutes pendant lesquelles Gilles Perret explique son parcours, au départ très éloigné du cinéma, mais aussi comment on remet de la chair humaine, de l’affect, de l’élan, à une institution qui est traitée par le journalisme comme un squelette bureaucratique dont profiteraient des détenteurs de cartes vitales addicts à la médecine.
Populisme ?
Parler du populaire fait toujours courir un double risque, identifié par deux ex-collaborateurs de Pierre Bourdieu, Claude Grignon, et Jean-Claude Passeron, à savoir le misérabilisme et le populisme(2)Le populisme est souvent utilisé, actuellement, dans un sens péjoratif. Au 19e siècle et longtemps, il désignait les personnes attachées à défendre les intérêts du peuple. Aujourd’hui, il est employé, dans une sorte de perversion des mots, dans le sens de « démagogie » pour vilipender, dénigrer toutes les revendications des classes populaires. Mal nommer les choses ajoute aux malheurs du monde.. Le misérabilisme consiste à faire pleurer sur le populaire du fait de ses manques par rapport à la culture et aux standards de vies légitimes. Le populaire serait un creux, un vide, un manque. Aimer Johnny et ne rien comprendre à Stravinsky par exemple. C’est un peu la veine à la Zola. Le populisme est le péril inverse : glorifier la capacité de résistance et d’autonomie des « dominés » qui dans un souffle épique, renverserait à chaque fois l’ordre bourgeois établi. Un grand cinéaste comme Ken Loach oscille entre ces deux pôles, auxquels on ne peut échapper, car le populaire ce sont les deux à la fois. C’est, il nous semble, l’art de Gilles Perret que de faire rire et pleurer, de mobiliser et, parfois, de s’accabler devant ses films. Car telle est la condition des sans-voix.
Notes de bas de page
↑1 | Voir en vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=WvEr36AB524. |
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↑2 | Le populisme est souvent utilisé, actuellement, dans un sens péjoratif. Au 19e siècle et longtemps, il désignait les personnes attachées à défendre les intérêts du peuple. Aujourd’hui, il est employé, dans une sorte de perversion des mots, dans le sens de « démagogie » pour vilipender, dénigrer toutes les revendications des classes populaires. Mal nommer les choses ajoute aux malheurs du monde. |