Pendant quelques années, les succès de la gauche latino-américaine ont suscité l’enthousiasme de la gauche française voire européenne. Après cet enthousiasme, voici venu le temps des déceptions. Nous avons commencé à analyser la défaite bolivarienne au Venezuela. Une fois retombés les émotions, les enthousiasmes et les déceptions, une seule solution, l’analyse concrète de la situation concrète. Déjà, nous devrions savoir qu’aucune exportation d’un changement social et politique n’est possible. Et lorsqu’il y a reflux et que les émotifs ne peuvent plus tenter d’importer des solutions qui viennent d’ailleurs, il ne nous nous reste plus que cette analyse concrète de la situation concrète.
Pour le cas de la France, nous avons également analysé ici depuis quelques semaines le mouvement de décomposition de la gauche de la gauche française qui appelle un sursaut pour construire enfin une gauche de gauche à la place d’une gauche de la gauche moribonde.
Comme toujours, ici et là-bas, il faut tirer les enseignements pour poursuivre la lutte. D’abord, il convient de critiquer la ribambelle de textes dithyrambiques, au-delà du raisonnable, qui ont proliféré à chaque victoire électorale d’un gouvernement sud-américain ou européen. Il faut raison garder.
L’arrivée de la gauche de gauche dans un gouvernement est nécessaire mais insuffisante pour mener la transformation culturelle, sociale et politique souhaitée. Ici comme là-bas ! Gouvernement et pouvoir ne sont pas synonymes. Le pouvoir se gagne avec l’aide du gouvernement soit mais grâce à une gigantesque bataille culturelle que la gauche de la gauche française ne mène pas sérieusement.
Pour cela, il faut autonomiser le peuple des bases d’appui du néolibéralisme. Cela ne peut pas se faire uniquement par le mouvement d’en haut comme sont menés aujourd’hui les politiques des directions de la gauche de la gauche française. Il faut l’articuler avec le mouvement d’en bas, mouvement de participation consciente et active des bases populaires dans le processus de changement. Cela demande de nouvelles pratiques sociales ascendantes et non uniquement descendantes comme le sont les hypocrites séances de démocratie participative durant lesquels le mouvement d’en haut décide seul après manipulation. Cela demande de rompre le fossé entre le maximalisme du projet enthousiaste de quelques uns et le minimalisme désuet des réalisations qui alimente le défaitisme et la lassitude. Pour cela, les militants ne doivent plus être extérieurs au peuple mais vivre dans les processus populaires où se mènent les combats culturels et politiques.
Faire une pause pour effectuer une analyse concrète de la situation concrète
Tout mouvement social ou politique pour analyser l’histoire, le passé récent, le présent et les nouvelles tâches pour l’avenir. Inutile de continuer indéfiniment l’activisme perdant de la période passée mais s’appuyer sur ses points forts. Reprendre les questions que se posent les peuples et principalement les couches ouvrières et employées : le chômage, la précarité, le pouvoir d’achat, l’école, les services publics, la protection sociale, la nation, l’Europe, la laïcité (plus souvent souhaitée par les couches ouvrières et employées mais beaucoup moins par les couches supérieures radicalisées qui fournissent les élites politiques plus influencées quant à elles par le relativisme culturel, le communautarisme, et les politiques concordataires ), le modèle politique souhaité, et les mettre en corrélation avec les lois tendancielles du capitalisme et les politiques néolibérales pour les contrecarrer. Puis présenter les tâches de l’heure comme des nouveaux défis.
Changer les habitudes culturelles
Il faut arrêter de confondre un conquis social avec un acquis social définitif. Ambroise Croizat l’a suffisamment répété à la veille de sa mort. Un conquis social demande une lutte pour son maintien et plus pour son développement. On ne peut plus défendre un conquis social si on n’accélère pas le processus de changement qui seule peut garantir et les maintiens des conquis sociaux et les amplifications de ces derniers. Voilà pourquoi nos conquis sociaux partent en quenouille. Il faut accepter le fait qu’un conquis social ne vaut que si le peuple est capable de le défendre en accentuant le processus de changement. Conserver un conquis social ne se fait pas par une attitude défensive mais bien en accentuant le processus de changement. Non pas par des alliances contre-nature, spécialité des élites du mouvement d’en haut, mais bien par une participation de plus en plus consciente, active, et réfléchie des citoyens.
Donc il faut renforcer les nouvelles pratiques ascendantes d’éducation populaire de conscientisation, d’émancipation et d’augmentation de la puissance d’agir. Lier l’action populaire et l’éducation populaire alors que la majorité de la gauche de la gauche néglige (pour ne pas dire plus) l’éducation populaire et pratique les actions dans l’entre soi et non dans le peuple. Mais comme tout cela ne peut se faire uniquement dans la spontanéité, il faut une solide organisation dotée d’une théorie explicative du monde, d’une stratégie de l’évolution révolutionnaire articulant les projets de temps court avec les objectifs de temps moyen et temps long et enfin d’un projet politique anticapitaliste, de type république sociale pour le peuple, élaboré par le peuple lors des débats au sein du peuple. Tout cela demande beaucoup d’organisation dans les mouvements de lutte.
Mener la bataille gramscienne de l’hégémonie culturelle et la gagner sous peine de rester impuissant
Il faut arrêter de se tromper sur les réalités objectives et subjectives des différents acteurs du peuple.
Nous ne pouvons pas développer ici l’entièreté des réalités objectives et subjectives que nos intervenants de Respublica et du Réseau Education Populaire peuvent présenter si on les invite dans une réunion ad hoc.
Mais on va ne prendre qu’un exemple qui nous vient à l’esprit après lecture de l’étude de l’INED (Trajectoires et Origines, plus de 600 pages, janvier 2016). De cela il ressort une double conclusion qui prend à revers les pratiques et les discours de la majorité de la gauche de la gauche :
1) L’adhésion des Français de la deuxième génération à la France est massive : 93 % sont d’accord avec des formules comme : « je me sens Français» ou « je me sens chez moi en France ». Ce sentiment est largement partagé par les immigrés, même lorsqu’ils n’ont pas la nationalité française (47 %des immigrés étrangers disent se sentir Français
2) Même s’ils adhèrent massivement à leur nouveau pays, les personnes d’origine étrangère se heurtent souvent à un « déni de francité »par la société.
Conclusion : pour éviter de sombrer dans la décomposition, il faut arrêter de faire chorus uniquement avec les 7 % restants qui sont les seuls dont s’occupe la majorité de la gauche de la gauche. Voilà pourquoi il faut développer une ligne stratégique de type République sociale (pour répondre au point 1) tout en développant un anti-racisme laïque (pour répondre au point 2).
Sur la question religieuse, l’étude de l’INED pointe que les athées et les agnostiques seraient 49 %, les « détachés » de la religion seraient selon l’étude 62 % et si on y ajoute les personnes à religiosité modérée, le pourcentage monte à 95 % ! « Figurant dans la liste des traits proposés pour se définir, la religion a rarement été choisie par les enquêtés : 7 % seulement y font référence. Témoignant de l’actualité de la religion dans leur vie, les immigrés et leurs descendants sont 21 % à la citer. La place de la religion comme trait identitaire atteint 28 % pour les immigrés du Maghreb et 26 % pour ceux de Turquie.
Là encore, si l’influence de la religion est quatre fois plus forte chez les immigrés du Maghreb et de Turquie que pour les autres français, il faut raison garder. Cela ne touche pas 72 %des immigrés du Maghreb et 74 % des immigrés de Turquie.
Conclusion : contrairement aux pratiques de la majorité de la gauche de la gauche qui ne s’intéresse pas à l’ensemble du peuple (ne pas s’intéresser aux 93 % des Français immigrés qui se sentent français et au 79 % des immigrés pour qui la religion n’est pas structurante est une impasse pour qui souhaitent une transformation culturelle, sociale et politique), nous devons prendre en compte cette réalité subjective pour défendre enfin une ligne de type République sociale avec la laïcité comme pierre angulaire et mener une action anti-raciste conséquence pour lutter contre les « dénis de francité » qui sont, d’après l’étude de l’INED, massifs.
Sur ce dernier point l’entièreté de la gauche de la gauche est déjà sur ce chantier. Ouf ! Il y a au moins ce point qui est positif ! On ne dira jamais assez que l’application du principe de la laïcité dans sa définition historique permet plus de liberté pour tous, c’est-à-dire pour près de 100 % de la population. Voilà pourquoi ce principe de laïcité est un principe émancipateur d’une grande importance face aux accommodements déraisonnables (prônés par les solfériniens néolibéraux, son Observatoire dit de la laïcité et bien sûr par la majorité des responsables de la gauche de la gauche qui soutiennent l’observatoire néolibéral de la laïcité) qui augmenteraient certes la liberté d’une infime minorité obscurantiste mais qui la baisserait pour tous les autres. N’en déplaise à la majorité des intellectuels de la gauche de la gauche qui poussent les militants à s’engouffrer dans une impasse qui ne favorise que le mouvement réformateur néolibéral. A leur corps défendant, ce qui est encore pire pour des intellectuels !
En dernier lieu il faut refuser l’idéologie culturaliste (les musulmans seraient, par essence, hostiles à la République) tout comme l’irénisme multiculturaliste (il faudrait accepter toutes les pratiques culturelles au nom de la culpabilité post-coloniale). Une fois que ces choses sont admises, la voie vers la République sociale est ouverte.
La participation organique du peuple, un des facteurs centraux du chemin de l’émancipation
Il faut en finir avec un XXe siècle où les militants pensaient qu’il fallait « pondre » un programme détaillé et le soumettre au bas peuple pour être élu. On doit considérer cela comme Capri : c’est fini ! Les programmes détaillés réalisés sur le coin d’une table par des bac + 35 sortis des écoles de l’élite bourgeoise favorisent la croissance du fossé entre l’appareil militant indispensable et le peuple. Il n’est pas dans notre propos de dire que le rôle des militants n’est plus mais au contraire que le rôle des militants est de plus en plus grand à condition qu’il fasse ce qu’ils doivent faire pour aller sur le chemin de la révolution et non se faire plaisir pour aller dans l’impasse ! Aujourd’hui, la majorité des responsables et des militants ont tort de croire que les pratiques sociales et politiques du XXe siècle sont immortelles ! Il faut donc qu’ils changent sauf à vouloir alimenter des zoos où on pourra voir des responsables et militants vivants qui développent des pratiques inefficaces au XXIe siècle ! Certains pourraient rétorquer que le peuple aussi peut se tromper (les Allemands qui ont voté pour le le IIIe Reich, etc). Très juste. Mais là, il faut justement être capables de remettre en cause les pratiques sociales et politiques des appareils militants qui n’ont pas été efficaces pour éviter le recul de l’émancipation. Les intervenants de Respublica et du Réseau Education Populaire ont l’habitude de montrer dans les réunions publiques alors les erreurs des stratégies des appareils militants (stratégie communiste dite de la 3e période appelée classe contre classe, gauchisme de la plupart des trotskismes, incapacité des partis socialistes de sortir des impasses bourgeoises, incapacité des partis de gauche (sauf Jaurès et c’est sans doute pour cela qu’il a été assassiné par l’extrême droite nationaliste et catholique ) de penser la transformation des appareils militaires et policiers de l’Etat en période de transition, incapacité de la gauche (Jaurès mis à part) de savoir quand il faut lutter contre la guerre et quand il faut la faire, etc. Nous ne dirons jamais assez de ce point de vue la pertinence de la stratégie jaurésienne de l’évolution révolutionnaire reprise de la pensée de Karl Marx (1850) toujours peu étudié par les appareils militants actuels qui leur préfèrent des stratégies que l’histoire montrent largement perdantes quand on évalue par rapport au chemin de l’émancipation humaine et non par rapport au romantisme dit révolutionnaire !
Cela ne signifie aucunement que nous ne reconnaissons pas le rôle des « leaderships » individuels. Au contraire ! Tout dépend de leur ligne stratégique ! S’ils estiment savoir ce qui est bon pour le peuple contre le peuple, qu’ils aillent au diable ! S’ils utilisent leur charisme pour convaincre le peuple et les appareils militants de leurs rôles respectifs articulés et dialectiquement liés dans la bataille de l’émancipation, c’est du bonheur indispensable !
C’est là que l’éducation populaire devient indispensable. Mais attention, l’éducation populaire, ce n’est pas le discours sans fin des bac + 35 de l’élite militante expliquant au bas peuple la voie royale ! C’est un processus culturel qui vise la transformation sociale et politique pour que chaque citoyen devienne acteur et auteur de sa propre vie ! Devenir acteur et auteur de sa propre vie ne se résume pas à applaudir une star militante comme certains applaudissent les stars du showbiz ! Même avoir raison contre le peuple ne sert à rien ! Si le peuple à tort, il faut alors engager un processus d’éducation populaire pour développer le débat en son sein pour que chaque citoyen développe son esprit critique et non sa soumission par rapport à tel ou tel leadership. Des peuples sans autonomie ou avec des convictions qui tournent le dos au chemin de l’émancipation subiront des défaites. Voilà pourquoi il faut débattre sur les défaites en France de 1967, 1973, 1983, 1986, 1992, 1993, 2002, 2007, 2013, 2014, 2015. Les leaderships sont indispensables à condition qu’ils ne soient pas considérés comme devant remplacer les choix populaires et la participation active et raisonnée du peuple. Le rôle d’un leadership est de faire progresser le peuple par l’argumentation raisonnée, de convaincre à un moment donné à la nécessaire rupture dans les pratiques sociales et politiques des militants qui le suivent, mais sûrement pas à prédire le paradis. Laissons aux clercs le soin de montrer, si elle existe, la route du paradis !
Mettre en débat un processus de transition vers un nouveau mode de production dominant
On ne peut pas rassembler le peuple uniquement sur des slogans contre ce que font les néolibéraux. Parce qu’aujourd’hui, nous avons une tâche supplémentaire à faire, celle d’expliquer que le volontarisme néo-keynésien du mouvement alter n’est plus possible à cause du niveau de la crise du capital et du profit dans l’économie réelle. Il faut donc penser un autre modèle et donc un processus de transition vers celui-ci que nous appelons le processus de la République sociale.
Construire une nouvelle gauche de gauche
Devant la décomposition de la gauche de la gauche française, nous avons besoin d’un surgissement d’une gauche de gauche qui rassemble sans cartel anti-démocratique, qui prenne en compte les réalités objectives et subjectives du peuple et non les habitudes culturelles des « alter », qui s’appuie sur des positions offensives sur le social, le féminisme, la laïcité, l’écologie, la lutte contre les inégalités sociales de toutes natures, et donc sur le projet d’une République sociale. Par ailleurs, on ne peut continuer que de réagir par rapport à l’agenda des néolibéraux de droite ou de gauche ou du Front national, le camp populaire doit partir de ses besoins pour imposer à terme son propre agenda. Ce point est crucial pour une gauche de gauche. Sans ce point, il n’y aura jamais d’alternative car ce sont les adversaires qui imposent leur agenda. D’autre part, il faut mettre fin au raisonnement binaire « blanc-noir » pour imposer pendant la bataille pour une nouvelle hégémonie culturelle, la création des bases d’appui, de la guerre de positions et de la guerre de mouvement. Toujours par des procédés démocratiques. Toujours en pensant global. En se protégeant à tout moment du gauchisme, du volontarisme imbécile, du solipsisme, du fatalisme, du sectarisme, du groupuscularisme, de la marginalisation. Toujours en pensant que l’adversaire est prêt à tout.