Les premiers débats engendrés dans le cadre du mouvement pour la 6° République se sont parfois focalisés sur la question du tirage au sort comme mode de désignation des représentants du peuple. Les partisans inconditionnels du tirage au sort considèrent qu’il s’agit des modalités les plus justes et les plus démocratiques : chacun d’entre nous est de la sorte susceptible d’accéder aux responsabilités à tout moment. Ce serait le plus court chemin vers l’implication citoyenne tant désirée. L’exemple athénien du V° siècle av. J.-C. est souvent mobilisé à titre de justification.
L’argument de la prétendue justice doit être manié avec modestie et prudence : il renvoie bien souvent au champ de la pure affirmation et de la simple déclaration d’intention. Il y a très loin pour qu’elles deviennent auto-réalisatrices, sachant que nulle conception de ce qui est juste n’est révélée en dehors de la raison…
L’exemple athénien doit pour sa part être nettement relativisé. Le tirage au sort y était utilisé pour la désignation des magistratures très fortement collégiales, comme les bouleutes (les membres du Conseil) et les héliastes (qui rendaient la justice). Les effets du nombre pouvaient limiter les risques inhérents à l’incertitude du hasard. Par contre, les fonctions effectivement cruciales relevaient de l’élection par les citoyens réunis dans l’Ecclésia. C’était le cas des principaux magistrats de la cité, les stratèges (pourtant au nombre de 10 élus renouvelés chaque année) qui étaient chargés de la conduite des affaires militaires.
Le tirage au sort ne relève pas de la pure mécanique institutionnelle ; il porte en lui des enjeux politiques fondamentaux qu’il convient de faire émerger. Ils sont nombreux. Ils contredisent l’appréhension qu’en ont certains, qu’ils en soient des opposants ou des partisans. Le tirage au sort ne s’inscrit pas dans une quelconque logique rationnelle qui ouvrirait automatiquement le chemin de la justice et de l’égalité. Il se fonde en fin de compte sur une double croyance ; elle doit être mise en exergue.
Les Athéniens estimaient que c’était la manière la plus juste au motif que la faveur des dieux s’exprimait à cette occasion. Ceci dans une société où l’imbrication du politique et du religieux était aboutie et paraissait de facto naturelle. C’est difficile à concevoir dans une société où la laïcité s’est imposée. La seconde croyance réside dans l’acceptation plus ou moins consciente d’une sorte de « main invisible » qui agirait au mieux dans la recherche d’un intérêt général.
Le tirage au sort s’inscrit en faux de manière radicale contre la laïcité. Celle-ci stipule que les hommes peuvent se gouverner eux-mêmes de manière rationnelle et terrestre en dehors de tout dogme transcendant ou de vérité révélée. Le tirage au sort leur dénie ce droit et cette faculté : il leur faut s’en remettre au hasard, que celui-ci soit faveur des dieux ou main invisible. La raison et la délibération ne sont donc plus les moteurs de l’action politique.
La question de la souveraineté populaire est ainsi posée. De qui et de quoi procède-t-elle ? En priorité, d’une conception universaliste du peuple et de la prise de conscience de sa force politique. La confusion provient de la promotion de deux autres faux universalismes qui au cours de l’Histoire sont entrés en concurrence avec l’universalisme républicain. Il y eut la religion synonyme de vérité révélée sans esprit critique. Il y a aujourd’hui le marché affirmant que l’équilibre et l’harmonie reposent sur l’action de la main invisible. Est-il anodin de préciser que la construction européenne a reposé sur ces deux piliers ? Elle fut qualifiée à ces débuts « d’internationale noire » ; l’horizon qui lui fut assigné consista selon l’expression de Jean Monnet à « faire des affaires », ce que le dogme de la concurrence libre et non faussée consacre aujourd’hui. L’Union européenne est naturellement devenue un monstre a-démocratique communiant dans le concept gouvernance.
Seule la laïcité est universaliste. Elle fonde et garantit la souveraineté populaire. Le tirage au sort signifie l’implosion de la laïcité. Et donc la défaite du politique au sens premier du terme.