Pourquoi obéissons-nous ?

Face aux grands maux de notre temps, comment se fait-il qu’il y ait tant d’apathie, si peu d’opposition ? Sur le plan écologique et sur le plan économique et social. Comment le néolibéralisme réussit-il à imposer ses contre-réformes alors qu’elles sont soutenues de manière minoritaire ? Comment le productivisme et le consumérisme poursuivent-ils leur course vers la pénurie et le chaos sans que rien ne semble devoir les arrêter, alors même que l’écologie est une des premières préoccupations de nos concitoyens ?

 

La question de l’obéissance n’a rien de nouveau. Elle se pose depuis que des autorités existent, donc depuis très longtemps comme on peut l’imaginer. Il a existé de nombreuses catastrophes dans l’histoire humaine qui ont engendré leur lot d’obéissance aveugle et irrationnelle. Des sacrifices humains à la domination féminine, des génocides au dogmatisme religieux, des guerres à l’arbitraire politique. Comment se fait-il que les oppositions qui ont toujours existé au monde tel qu’il va n’aient pas été plus communes et que l’obéissance l’emporte autant sur le refus, alors que ce dernier semble le plus souvent le plus rationnel.

Nous sommes tous membres d’une société, d’une culture, d’un ou plusieurs groupes. Le plus souvent, nous sommes élevés par des adultes, qui nous ont appris ce qui est indispensable à la vie et qui nous ont transmis une langue, des croyances, des savoirs, des valeurs. De ce fait, il y a beaucoup de reproduction d’une génération à l’autre, même si le changement ne peut pas être évité. Dans le cadre de la formation d’un corps politique, village, tribu, ville, nation, les rapports d’autorité signifient que certains sont en charge des décisions qui concernent la collectivité et que tous doivent s’y conformer. Mais, parmi ces décisions, de nombreuses sont prises en étant au service d’une idéologie, d’une croyance, d’un intérêt particulier ou d’une folie. Qu’il s’agisse des colonisations entreprises au nom de l’évangélisation ou de l’enrichissement, de la guerre au nom du prestige de la nation, des intérêts de la religion ou de la volonté de puissance, du productivisme au nom de la soumission de la nature et de la production du profit.

L’obéissance est acquise par la force et la peur, aussi bien que par le conditionnement et la manipulation. Elle implique nécessairement un fort sentiment de fatalisme, même si elle n’exclut pas le désir de révolte. Elle s’accompagne aussi souvent de consentement. On peut donc comprendre l’obéissance à la fois par la peur, par l’impuissance et par l’acceptation. Pourtant, au regard de notre désir de justice, de vérité, de liberté, de sécurité, elle reste largement obscure. Pourquoi obéir à des ordres souvent absurdes, aux conséquences qu’on peut prévoir à l’avance désastreuses, qui nous privent de notre liberté, qui traduisent des inégalités grossières ?

Nous sommes largement conditionnés à l’obéissance, depuis que nous sommes sommes enfants, par rapport à nos parents, aux enseignants, plus largement aux adultes. On nous apprend d’abord à obéir et souvent jamais à nous interroger sur le sens de ce que l’on nous demande de faire. Or l’obéissance n’a pas la même signification quand on obéit dans son propre intérêt ou dans l’intérêt de celui qui nous commande, quand on obéit aveuglément ou de manière critique, quand on obéit par peur ou par liberté. C’est pourquoi, la désobéissance civile a gagné ses lettres de noblesse avec le refus de Thoreau de payer ses impôts, quand ceux-ci devaient servir à financer une guerre coloniale contre le Mexique.

On fait souvent appel, au cours de l’éducation des enfants ainsi que pour organiser la société, à tous les ressorts de la soumission, afin d’obtenir l’obéissance, autrement dit l’absence de révolte ou de résistance, la passivité. Comme on valorise l’obéissance pour obtenir l’ordre et la tranquillité, on récolte des êtres obéissants mais soumis, fatalistes. On sépare l’humanité entre ceux qui commandent et ceux qui doivent obéir, qu’ils le veuillent ou non, et qui, pour la plupart, le font sans être en mesure de penser au sens de ce qu’ils font. On promeut donc cette passivité, pour les bénéfices qu’elle apporte à ceux qui commandent.

Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’obéissance soit « la chose du monde la mieux partagée ». On trouve tous de bonnes raisons d’obéir et les autorités auxquelles on nous a appris à obéir ou on se sent le devoir d’obéir pullulent. Il existe une prédisposition à l’obéissance qui fait qu’une majorité d’entre nous se soumet dans de très nombreuses circonstances. Une des questions centrales posées par les grandes catastrophes du XXe siècle est celle de l’obéissance. Comment la bombe A a-t-elle pu être larguée sur Hiroshima ? Comment les camps d’extermination ont-il pu être construits et le Zyklon B livré ? Comment des gendarmes français ont-ils pu procéder à l’arrestation d’enfants juifs pendant la guerre ? C’est à ces questions que Stanley Milgram a essayé de répondre à travers sa célèbre expérience menée à l’Université de Yale. Il met en évidence l’apparition d’un état qu’il qualifie d’« agentique », c’est-à-dire de déresponsabilisation par soumission à l’autorité, considérée comme seule comptable des actions menées.
Cet état agentique peut prendre des formes très différentes, du serment de fidélité et obéissance personnelle due à Pétain ou Hitler à qui on jure allégeance, jusqu’au fatalisme du progrès, de l’évangélisation au fil de l’épée jusqu’au respect de nombreuses traditions irrationnelles comme les mutilations sexuelles (principalement à l’égard des filles). Sur de nombreux sujets pourtant, on peut penser qu’on s’est libéré de pratiques anciennes liberticides. Mais cela ne suffit pas à faire disparaître toute soumission abusive. Nous sommes conditionnés à obéir et, si jamais nous ne le sommes pas bien ou pas suffisamment, les propagandes diverses y pallient, nous ne sommes jamais laissés à nous-mêmes, parce que, pour les sociétés, il s’agit d’un état potentiellement dangereux, pas simplement dans les régimes totalitaires qui veulent tout contrôler, jusqu’aux pensées, mais aussi pour les États libéraux qui ont besoin d’intégrer constamment chacun dans la collectivité et, au moins, d’empêcher les actes d’insoumission et les organisations contestataires. L’obéissance quasiment aveugle, la soumission est vitale dans tout système fondé sur l’inégalité, parce qu’elle est la condition de sa prolongation. Les églises, les institutions scolaires, militaires ou politiques, les médias ont tous cette fonction de production de la soumission, de manière plus ou moins exclusive. Il est illusoire de croire que les libertés individuelles seraient favorisées de manière aveugle dans une société, sans préoccupation pour l’organisation sociale. Au contraire, on peut penser que, dans une société qui se vante d’être libérale, les individus sont des atomes sociaux, c’est-à-dire des êtres séparés les uns des autres, mais pourtant unis par un système économique qui les définit d’abord comme des producteurs et des consommateurs.

Sur le plan écologique, celui qui concentre toute notre attention politique aujourd’hui, nous ne sommes pas en mesure de changer nos modes de production et de consommation comme nous le souhaiterions, parce qu’il nous est difficile de rompre avec la soumission à l’organisation économique dans laquelle nous vivons, dont nous dépendons pour nous nourrir et pour vivre. Nous obéissons sans le vouloir, parce que rien ne nous invite à faire autrement ni à réfléchir à d’autres modes de vie.

Günther Anders a inventé le concept de « décalage prométhéen » pour expliquer l’origine des nombreuses catastrophes humaines du XXe siècle(1)Cf Florent Bussy, Günther Anders et nos catastrophes, Paris, Le passager clandestin, 2020.. Nos facultés mentales suivent des cours différents, nos capacités techniques ont enflé considérablement, sans que les autres se soient adaptées. Ainsi, la construction des bombes atomiques montre un décalage prométhéen entre ce que nous faisons et ce que nous sommes capables de nous représenter (penser à la destruction de millions de morts ne fait pas partie de ce que nous sommes en mesure de faire), entre le faire et le sentir ou l’imaginer. De même, nous sommes emportés par le mouvement de l’innovation technique, non simplement parce que cela nous serait imposé de manière autoritaire, mais parce que nous ne faisons pas le lien entre ce que nous voulons d’un côté (la nouveauté technique, les progrès de la médecine, etc.) et ce que nous déplorons de l’autre (la prédation de la nature, le gaspillage, etc.), alors qu’il n’y a qu’un lien de cause à conséquence entre les deux et que nous sommes ainsi divisés à l’intérieur de nous-mêmes, sans être capables d’unir les différents aspects de notre vie et de notre désir.

Si nous obéissons aux injonctions consuméristes, c’est parce que nous en tirons des promesses de bonheur. Si nous souscrivons à l’innovation technique, c’est parce que nous n’acceptons pas l’idée de stagnation et que nous ne concevons pas d’humanité hors de la modernité, de la croissance, de l’inventivité. Même si nous déplorons les ravages infligés à la planète, le gaspillage des ressources et, éventuellement, les inégalités galopantes, notre imagination nous laisse impuissants et nous ne sommes pas en mesure de faire un pas de côté véritable du côté de la décroissance, sans craindre la pénurie, la tristesse, le chômage, la décadence.

C’est pourquoi il est nécessaire de reconnecter nos facultés, de redonner de l’unité à notre désir, de résister à toutes les propagandes qui produisent la division avec nous-mêmes, entre nos désirs de paix, d’harmonie, de simplicité, de respect, de préservation et nos fantasmes d’échapper à notre condition, par l’abondance dont la principale concrétisation est le gaspillage, par la transformation radicale de nos milieux de vie et leur prétendue maîtrise. L’obéissance aveugle produit toujours des catastrophes. Seule une culture de l’insoumission, de la contestation de toutes les organisations censément naturelles, autrement dit une culture de la démocratie, pourra nous permettre de penser et d’agir en commun hors des sentiers de l’obéissance aveugle.

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Florent Bussy est professeur de philosophie.
Derniers ouvrages parus:
Le vertige de l’illimité, société de consommation et mythe de la démesure (Robert Laffont, 2020)
Alternatives (Utopia, 2021)

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Cf Florent Bussy, Günther Anders et nos catastrophes, Paris, Le passager clandestin, 2020.