Depuis la mort du jeune Nahel (provoquée par le tir à bout portant d’un policier) suivie d’actes de violence et de dégradations condamnables et la mort du jeune Thomas à Crépol dans la Drôme, les récupérations politiques vont bon train. Dans le premier cas, une généralisation abusive notamment de la part d’une frange gauchiste de La France Insoumise et du NPA consiste à affirmer que « la police tue », en lieu et place d’une position plus réfléchie amenant à dénoncer le fait que certains policiers tuent et non pas tous. Certes, les incitations verbales du ministre de l’Intérieur et de certains préfets pourraient nous faire penser qu’ils couvrent les actes indignes de certains fonctionnaires de police, actes condamnés par la majorité des membres des forces de l’ordre.
Dans le deuxième cas, la droite et l’ultra-droite sautent sur l’occasion pour condamner un acte « anti-blanc » et faire preuve d’angélisme à l’égard du défilé de l’ultra-droite en l’honneur de Thomas. La justice et la police doivent mener l’enquête qui pourra dire si oui ou non il y a eu une volonté de « tuer du blanc », comme l’affirment certains un peu rapidement.
Défaut d’empathie à l’égard de ceux qui ne sont pas de la bande
D’un côté, il y a eu le silence de certains à l’occasion de la mort du jeune franco-algérien Nahel et le silence d’autres à la suite de l’assassinat (s’il y avait préméditation) ou du meurtre (s’il n’y avait pas préméditation) du jeune Thomas. Dans un cas comme dans l’autre, il y a une sorte de défaut de décence commune qui consiste à ne pleurer que les morts supposés être de son clan, de sa tribu, de son groupe. Le silence « assourdissant » selon que l’on se dise pro-musulman ou anti-musulman à propos du jardinier arabe agressé dans le Val-de-Marne et traité de « sale bougnoule » ou à propos de la mort du jeune Thomas à Crépol montre le délitement de la civilité, de la notion de civilisation(1)Voir notre précédent article sur la « Décivilisation » dominant dans une grande partie du monde politique. C’est le déni du principe humaniste « une vie vaut une vie » qui devrait être appliqué pour les morts palestiniens et les morts israéliens comme dans les négociations pour la libération des otages.
La raison d’un côté comme de l’autre se voit empêchée par les préjugés, les stéréotypes, les passions communautaristes, voire tribales, qui aveuglent ceux qui en sont imprégnés. Tout cela n’est pas favorable à la délibération collective indispensable dans une démocratie républicaine.
Ne pas se précipiter dans les causes
Savoir raison garder impose d’attendre les conclusions de l’enquête qui nous diront s’il s’agit d’un fait divers ou d’un fait social majeur reposant sur la haine de l’autre en raison de son origine ou de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Pour l’heure, le motif futile à la suite d’une remarque pourrait être le déclencheur de la rixe, accompagnée de propos anti-blancs. Il est irresponsable d’avancer, a priori, l’intention d’en découdre de la part d’un groupe de jeunes issus d’une cité et d’évoquer un racisme anti-blanc.
Opposition exacerbée et artificielle entre « campagne » ou « ruralité » et « cités »
Rapidement, la droite et l’extrême-droite détournent la réalité pour mettre en exergue les habitants des campagnes forcément « bons Français, blancs de surcroît » et habitants des cités décrits comme des « sauvages », des mauvais Français. À cela s’ajoute une déduction erronée issue d’observations singulières et contredite par la réalité qui consiste à affirmer qu’immigration et délinquance vont de pair. La réalité montre que la majorité des Français issus de l’immigration et supposés de culture musulmane sont en phase avec les valeurs de la République : Liberté, Égalité, Fraternité et son principe majeur, la laïcité.
Cette généralisation abusive amplifie artificiellement la fracture entre les gens des campagnes et les gens des villes. Cela participe d’une volonté de saucissonner la classe populaire, ouvriers, employés, cadres, techniciens entre ceux qui vivent en périphéries urbaines et ceux qui vivent dans les zones rurales. Certains sans prendre du recul, sans prendre les précautions afin de ne pas être pris en porte-à-faux avec la réalité, jouent les apprentis sorciers en reprenant la thèse non confirmée, à ce jour, d’un « commando » venant de la cité de la Monnaie pour « tuer du blanc ». Si c’était le cas, ce serait une circonstance aggravante de l’acte meurtrier et insupportable qui a conduit à la mort du jeune Thomas.
Intégration, assimilation, multiculturalisme, universalisme
De manière superficielle, les uns se positionnent en faveur de l’assimilation qui repose sur une volonté d’éradiquer les différences culturelles, spirituelles, philosophiques, et les autres se positionnent en faveur du multiculturalisme au nom de la réalité et reprennent la notion de créolisation développée par Édouard Glissant(2)Mathieu Édouard Glissant, né le 21 septembre 1928 en Martinique et mort le 3 février 2011 à Paris. Il est le fondateur des concepts d’« antillanité », de « Tout-monde » et de « Relation » et actualise la notion de créolisation. pour organiser la société française.
D’autres encore mettent en avant un universalisme hors sol qui nie les spécificités des uns et des autres, les singularités, le fait que nous sommes à la fois semblables et différents.
La laïcité, l’universalisme concret et la démocratie républicaine
La laïcité est le principe qui peut conjuguer la prise en compte des singularités inhérentes à nos expériences familiales, à nos particularités culturelles, à nos parcours de vie forcément diverses qui fondent nos identités et les principes universels. Retrouver une humanité unie et universelle quant aux grands principes peut s’effectuer en conservant les multiples particularités philosophiques, les cultures diverses, les options spirituelles plurielles à la condition qu’elles s’expriment dans un cadre laïque, socle fondamental d’une démocratie fervente et non identitaire, pérenne et non communautariste. C’est une démocratie que nous pouvons qualifier de républicaine à l’opposé des démocraties à l’anglo-saxonne. C’est une démocratie des égaux dans laquelle les origines et les différences des uns et des autres ne sont pas niées à condition qu’elles s’expriment dans le cadre universaliste du libéralisme philosophique issu du siècle des Lumières.
Le wokisme dévoyé comme facteur aggravant
Sur ce terreau qui divise la société, notamment avec comme cause essentielle le capitalisme sous sa forme actionnariale, se développe le wokisme qui en est à la fois une cause et un accélérateur.
Les penseurs du wokisme affirment ouvertement ou en filigrane que nous ne pourrions pas nous comprendre les uns les autres, que nous devrions condamner l’appropriation culturelle, que nous devrions éviter les échanges culturels entre différents groupes, qu’il faudrait, dans le cadre d’une éducation faussement qualifiée de progressiste, que chaque enfant soit conduit à penser qu’il est un être essentiellement racial et non, avant tout, un être humain membre de l’humanité. Ce dernier point est en totale contradiction avec notre école républicaine qui doit veiller, au contraire, à ne pas enfermer les jeunes gens qu’elle accueille dans des identités restreintes, enfermement qui les empêcherait de prendre leur distance avec leurs particularités. Cette distance à soi représente ce qui est le mieux à même de leur permettre de mieux les maîtriser et les comprendre et d’exprimer leurs différences sur un mode non fanatique.
Le wokisme symbolise la destruction d’une humanité en la fracturant, en invitant les êtres humains à s’identifier à des identités racisées alors même que, paradoxalement, ses partisans estiment que la race et le genre sont des constructions sociales. Ce faisant, ils condamnent l’universalisme, par exemple, des luttes sociales qui se fondent sur le fait que noir, blanc, métis, homme ou femme, nous sommes soumis au même régime d’exploitation économique et nous devons être solidaires.
Éviter le processus d’ensauvagement : l’école en tant que lieu privilégié
Souvent les mêmes, qui déplorent la montée en puissance d’une remise en cause de la « décence commune », les relations ensauvagées d’une partie de notre société, l’impossibilité de faire montre d’empathie à l’égard du sort des uns et des autres s’ils ne font pas partie du clan, de la tribu, chérissent les causes fondamentales qui nourrissent ces phénomènes.
C’est la société qui façonne les êtres humains. C’est la société qui influe sur nos personnalités, les manières d’être et de penser. Elles sont, principalement, construites socialement dans un milieu et des conditions d’existence que nous n’avons pas choisis.
L’école est le lieu privilégié qui doit permettre l’émancipation par rapport au conditionnement de son milieu d’origine, avec ses croyances, ses déterminismes. L’école doit favoriser la capacité de choisir nos actes, de penser le contraire de ce qu’on nous a appris voire imposé. Une telle école, même si elle ne peut pas tout, car elle entre en contradiction avec une société tout entière dévolue à une logique de profit, une société affairée qui ne se pose même plus la question du sens et des finalités humaines à poursuivre, une telle école peut permettre de refaire société, de faire nation.
Cela suppose de passer du processus de massification réussie depuis les années 70 à la démocratisation de l’école qui vise à élever pour toutes et tous le niveau culturel, intellectuel. Cela exige un investissement autrement plus massif qu’actuellement dans l’éducation et l’instruction.
Évidemment, ceux qui, sans le dire, soutiennent un système économique tout entier tourné vers la marchandisation de tous les pans de la société, vers la maximisation des profits et la mise en l’encan des services publics au travers de la privatisation et font mine de se scandaliser d’une dérive « décivilisationnelle », dérive contre laquelle il faut évidemment lutter, ceux-là sont les responsables directs ou indirects de cette situation, de cette fracturation de la société.
Notes de bas de page
↑1 | Voir notre précédent article sur la « Décivilisation » |
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↑2 | Mathieu Édouard Glissant, né le 21 septembre 1928 en Martinique et mort le 3 février 2011 à Paris. Il est le fondateur des concepts d’« antillanité », de « Tout-monde » et de « Relation » et actualise la notion de créolisation. |