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Un féminisme de la « vraie vie », deux lectures complémentaires

Enfin deux ouvrages qui font souffler un vent salubre sur la pensée féministe ! Tous deux placés sous le signe de l’universel (et non de l’universalisme), des luttes et de la globalité. À partir d’horizons différents : trois universitaires étasuniennes d’une part, parmi lesquelles Nancy Frazer – « féministe socialiste » de la New Left – est la mieux connue en France ; une féministe française d’autre part, formée à l’époque du MLF et dont ReSPUBLICA a déjà publié plusieurs analyses, Martine Storti.

 

 

 

 

 

 

 

 

Commençons par le premier ouvrage par ordre chronologique de parution : Féminisme pour les 99 %. Un manifeste, de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser (La Découverte, 2019). Le point de départ du Manifeste est l’apparition d’imposantes actions des femmes dans plusieurs pays (Espagne, Argentine, Pologne, États-Unis…) et en particulier de la « grève internationale des femmes » en 2017 qui a repolitisé la classique journée du 8 mars. Lancé en préparation de cette manifestation par un collectif incluant Angela Davies, le slogan Feminism for the 99% s’inspirait du mouvement argentin Ni Una Menos. Les mouvements français les plus comparables sont des collectifs, le CNDF et la Marche mondiale des femmes.

En onze « Thèses » qui développent une argumentation serrée en une quarantaine de pages, le manifeste développe la nécessité d’un féminisme anticapitaliste à travers la critique des méfaits de ce mode de production : violences de genre, contrôle de la sexualité, racisme et impérialisme, destruction de la Terre, soutien aux régimes autoritaires, conflits et division internationale…

Les pages consacrées au « féminisme libéral » (bourgeois) des privilégiées gagnantes de la méritocratie sont particulièrement bienvenues et la formule « Nous n’avons aucun intérêt à briser le plafond de verre si l’immense majorité des femmes continuent d’en balayer les éclats » restera dans les mémoires. Sont notamment épinglées les femmes de pouvoir qui prônent dans les pays du Sud l’ajustement structurel et le microcrédit en vue d’un empowerment qui se révèle une nouvelle oppression.

Plus théorique, la seconde partie du livre développe la Thèse 5 : « Dans les sociétés capitalistes, l’oppression de genre est enracinée dans la subordination de la reproduction sociale à la production marchande. Nous voulons remettre les choses dans le bon sens. » Dans le prolongement de la théorie marxiste, il s’agit d’expliquer l’occultation de la reproduction sociale – la production d’êtres sociaux (on songe à Maurice Godelier) – majoritairement assumée par les femmes mais qu’il n’est pas jugé utile de rémunérer. Laissant complètement de côté les débats byzantins sur la valorisation du travail domestique dans le PIB – probablement insolubles dans le cadre de l’économie libérale –, les auteures situent la crise de la reproduction sociale aux féministes côtés des autres contradictions majeures du capitalisme : contradiction politique et contradiction écologique, les trois étant caractérisées par une recherche de profit négligeant la destruction et l’épuisement des institutions, de la nature et des humains. Ainsi le capitalisme néolibéral atteint-il ses limites et intensifie-t-il l’exploitation : « De prime abord [il] semble abattre la division genrée entre le travail productif et le travail reproductif constitutive du capitalisme. Prônant à travers le monde entier le nouveau modèle de la ‘’famille à deux salaires’’, le néolibéralisme recrute massivement les femmes dans le travail salarié. Mais cet idéal est une illusion – et est tout sauf libérateur pour les femmes. »

Bien sûr, chaque thèse du Manifeste mériterait de plus longs développements et peut ici ou là encourir le reproche d’un traitement sommaire. Ce qui rassemble les femmes de tous les continents face au capitalisme financiarisé est privilégié par rapport à ce qui les divise, par exemple la religion (une allusion rapide au féminisme libéral qui, en Europe, justifierait l’islamophobie par ses injonctions aux femmes musulmanes montre là les limites d’une analyse américano-centrée peu sensible aux effets de l’idéologie). Il reste que si le mouvement Féminisme pour les 99 % est qualifié de proche de l’intersectionnalité (Wikipedia dixit mais le terme n’apparaît pas dans l’ouvrage), on doit saluer sa volonté de ne pas hiérarchiser les exploitations et oppressions de différentes natures, de vouloir tenir bon sur tous les fronts en désignant un ennemi principal pour les femmes… qui soit aussi celui des hommes ! Mais désigner le capitalisme actuel comme ennemi principal est-ce en faire la cause unique de la condition faite aux femmes ? Quid du patriarcat ? Faut-il attendre et jusqu’à quand la disparition de la domination masculine ?

Cette discussion – que l’on n’épuisera pas ici et qui ne me dissuade pas de conseiller la lecture stimulante d’un manifeste radical venu d’Outre-Atlantique – donne l’occasion d’une transition vers le second ouvrage, Pour un féminisme universel (Seuil, 2020), car Martine Storti y discute précisément Féminisme pour les 99 % dans des pages intitulées « Le simplisme de la cause unique », un peu moins sévères cependant qu’envers d’autres tendances actuelles du féminisme regroupées au sein du chapitre « Pseudo-figures de radicalité ».
Le livre, également court et offensif, présente deux réfutations et une proposition de « chantier ».

Les pseudo-radicalités ce sont les pensées intersectionnelles afro, indigénistes ou décoloniales que l’Université française et les médias accueillent trop volontiers. ReSPUBLICA a suffisamment lutté contre l’implantation de ces « théories » dans la gauche/extrême gauche pour ne pas reprendre le détail du démontage implacable auquel se livre Martine Storti ; je me bornerai à relever la référence faite à Frantz Fanon dans les dernières lignes de ce chapitre pour rappeler le beau document que nous avons publié : http://www.gaucherepublicaine.org/breves/un-extrait-de-franz-fanon-peau-noire-masques-blancs-1952/7413810

La même rigueur intellectuelle préside au second « démontage » auquel se livre l’auteure, symétrique mais moins fourni  : celui de la pensée qu’elle qualifie de « nationalo-féminisme » et qui correspond à l’instrumentalisation du féminisme par des courants de la droite et de l’extrême droite. Soit l’égalité hommes-femmes y est vue comme constitutive de l’identité française et puisque les femmes sont libres « chez nous », le combat féministe devient inutile, soit l’amalgame de thématiques (allant de l’écriture inclusive à la GPA, de la « théorie du genre » aux violences sexistes et sexuelles) permet de constituer un prétendu « néo-féminisme » grossièrement attaqué par des intellectuels au premier rang desquels ceux qui gravitent autour de Causeur ou Valeurs Actuelles (pensons aux formules de « guerre des sexes », de « complainte victimaire », « inquisition féministe », etc.).

Dans la dernière partie de son essai, Martine Storti veut sortir des « dogmatismes concurrents », en définissant un féminisme universel qui ne soit pas hégémonique : « [il] est fait d’histoires, et il fait l’histoire, dans la contingence des pratiques sociales et des luttes. » Ce féminisme du monde réel, elle en voit un bel exemple et un temps fort dans le mouvement #MeToo, lequel, comme la lutte pour l’avortement, concerne toutes les femmes par-delà leurs différences. Voilà en effet ce qui semble déborder le seul horizon de la lutte anticapitaliste. Quoique…

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