Jean-Yves Tadié, le grand spécialiste universitaire de Proust (responsable de l’édition de la Pléiade d’À la recherche du temps perdu ou la Recherche pour les intimes) qui a commencé l’étude de l’auteur dans les années 50 quand Proust était passé de mode, n’aurait « jamais imaginé qu’aujourd’hui, en 2022, il serait si fêté »(1)Voir l’article de Doan Bui « Une vie de proustien » dans le hors-série de l’Obs « Proust pour tous ».. Force est de constater en effet que l’écrivain à la moustache est partout (pour le plus grand plaisir de l’autrice de cet article !). Observons en premier ce phénomène avant d’essayer de comprendre pourquoi il séduit les foules (toute proportion gardée).
Le phénomène Proust
Proust avait déjà largement gagné en popularité ces dernières années, devenant presque un objet de marketing (avec par exemple l’ouverture à Paris de l’hôtel littéraire Le Swann en 2013), mais cette année, on bat tous les records !
Nous nageons en pleine Proustomania
Depuis janvier, ce ne sont pas moins de trois expositions qui ont eu lieu à Paris sur l’écrivain (« Marcel Proust, un roman parisien » au Musée Carnavalet, « Marcel Proust. Du côté de la mère » au Musée d’art et d’histoire du judaïsme et « Marcel Proust. La fabrique de l’œuvre » actuellement à la Bibliothèque nationale de France), tandis que France Culture avec son aventure radiophonique « Proust le podcast » a consacré toutes les semaines pendant un an une émission à Marcel Proust(2)Émissions à retrouver ici : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/marcel-proust-le-podcast et les étals des libraires débordent des publications reliées de près ou loin à Proust : essais, correspondance, romans, bandes-dessinées, Le Monde des livres y a même consacré un abécédaire pour s’y retrouver ! Tout cela, sans compter également les concerts évoquant l’œuvre de Proust et les adaptations théâtrales…
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Cette abondance d’événements tient sans doute en partie au fait que Marcel Proust suscite autour de lui une véritable communauté de fans, toujours prêts à mettre à l’honneur l’écrivain et à actualiser son œuvre. Il existe en effet notamment une Société des amis de Marcel Proust (qui a organisé cette année un concours de lecture ainsi qu’un concours de pastiche de Proust !) et une association les Amis de Vinteuil qui organise tous les deux ans des journées musicales Marcel Proust. Selon la juste métaphore de Nicolas Ragonneau (et Proust est un génie des métaphores), l’écrivain est devenu une « religion révélée » qui a « ses missionnaires à l’étranger, ses apôtres, ses exégètes, ses gardes suisses, ses querelles de chapelle et ses disputes sur le sexe des anges, ses conciles, ses Lourdes, ses Vatican et autres lieux de vénération et de prière, son pape, son eucharistie, ses miracles, ses reliques, ses patenôtres et sa casuistique, ses objets saint-sulpiciens, ses évêques, ses prélats et ses diacres, ses fidèles, ses lieux de culte, ses reliques, ses anachorètes, ses schismes, ses fanatiques, ses excommunications… »(3)Extrait de l’article du Monde de Philippe Ridet « À la rencontre des fous de Proust », 20/09/2019..
Dans le monde universitaire, c’est près d’un quart des thèses consacrées à un écrivain qui le sont à Marcel Proust ! Il paraît naturel que cette œuvre si longue et qui brasse autant de sujets soit une matière presque infinie pour la recherche littéraire. Pour donner une idée, la Recherche c’est notamment :
- plus de 2500 personnages ;
- environ deux cents tableaux (réunis dans Le Musée imaginaire de Marcel Proust) et des statues (le ministre Bruno Le Maire a écrit un mémoire sur la statuaire dans À la recherche du temps perdu) ;
- plus de quarante compositeurs de musique (au moins trois thèses : « Esthétique musicale de Proust », « Le côté de Vinteuil, de la fiction à la création : Proust et ses compositeurs », « La pensée musicale de Marcel Proust ») ;
- outre la madeleine, de nombreuses recettes de cuisine (une thèse « La nourriture chez Marcel Proust », des livres de cuisine comme Proust, la cuisine retrouvée ou La cuisine selon Proust).
Marcel Proust, c’est aussi 21 volumes de correspondance (soit 5000 lettres, mais qui ne représenteraient qu’un vingtième de ce qu’il a écrit…) dans lesquels les proustiens acharnés cherchent le plus petit indice d’une amorce d’un élément de la Recherche.
Et la traque fétichiste à laquelle ses fidèles, de Tokyo à Princeton, se livrent à ses dépens prouve que, à un écrivain de génie, quelles que soient ses précautions, il ne suffit pas de mourir pour être en paix.
Extrait du Dictionnaire amoureux de Proust de Jean-Paul et Raphaël Enthoven.
Parmi les régions du monde que le proustisme a contaminé, la palme revient sans doute au Japon. Le pays du Soleil levant a en effet vu naître une Société japonaise des études proustiennes(4)Pour en savoir plus, on peut lire l’article Jo Yoshida « L’école japonaise de recherches sur la littérature française : le cas de Marcel Proust » qui a beaucoup travaillé à inventorier les brouillons manuscrits de la Recherche qui dans ce pays a déjà été traduite quatre fois (dont une version traduite en entier par un seul traducteur, Kazuyoshi Yoshikawa, qui y a consacré sa vie) ! Comme on l’a vu, Marcel Proust est un écrivain qui déchaîne les passions au point que l’on puisse passer presque toute sa vie dans cette œuvre, même au-delà de nos frontières.
Chaque lecteur de Proust a le sien
L’écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : mon lecteur. En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même.
Marcel Proust, Le Temps retrouvé.
L’une des clefs pour comprendre ce succès, Proust l’a lui-même explicitée dans son œuvre (c’est d’ailleurs un aspect sublime de la Recherche : c’est à la fois l’énonciation d’un projet esthétique et la réalisation de celui-ci). Avec lui particulièrement, on devient « le lecteur de soi-même ». De nombreux passages de la Recherche sondent si bien en profondeur l’âme humaine, que qui que l’on soit et peu importe notre âge, l’on peut y retrouver certaines émotions que nous avons éprouvées et même reconnaître en nous des sentiments que nous n’avions pas encore identifiés. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles la Recherche est une œuvre dans laquelle on a envie de se replonger ! Selon le moment de notre vie (une relation amoureuse, un deuil…), on pourra y trouver avec une sensibilité nouvelle des émotions similaires aux nôtres, et sans doute du réconfort…
Et je n’échappe pas à la règle
Il y a 18 684 « je » dans la Recherche(5)Ce chiffre ainsi que d’autres données de cet article sont tirées du Proustographe de Nicolas Ragonneau, paru chez Denoël en 2021., et pour rendre hommage à Marcel Proust, je vais m’atteler, moi aussi, mon infusion de tilleul à la main, à parler de Proust à la première personne.
Comme de nombreux proustiens, Proust m’a été transmis, dans mon cas c’était grâce à ma professeure de littérature en khâgne, qui disait relire la Recherche tous les dix ans et qui en récitait de mémoire des paragraphes entiers. Quand je suis sortie de classe préparatoire, je me suis jetée dans l’œuvre et il m’a fallu une année pour en arriver au bout. Sachez qu’il faut en moyenne entre 127 et 133 heures pour lire la Recherche en entier (soit une heure par jour pendant quatre mois). Et en effet, lire la Recherche, c’est une expérience qui relève un peu du marathon, il faut trouver son rythme, s’habituer au rythme de la phrase proustienne, qui peut être si longue (856 mots pour la plus longue, dans Sodome et Gomorrhe), il y a des moments de découragements (oui parfois c’est longuet et il y a des thèmes qui nous intéressent moins que d’autres !), d’autres fois des instants magnifiques de contemplation du paysage, et le long du chemin, on passe par une grande variation d’émotions et de couleurs, mais à la fin, qu’est-ce qu’on est heureux d’avoir atteint la ligne d’arrivée ! Au point de vouloir peut-être recommencer…
Dans ce roman d’une ampleur inoubliable que Proust comparait lui-même à une cathédrale, il y a toujours des recoins à explorer ou revenir visiter, dans et en dehors de la Recherche. Personnellement, elle m’a conduit en pèlerinage à Illiers-Combray (seule commune de France a avoir été renommée selon une œuvre littéraire : c’est dire l’effet que peut produire Proust dans la réalité ! Combray étant le village où se déroule le premier tome « Du côté de chez Swann »), à Cabourg où se trouve le grand hôtel dans lequel a séjourné Proust et qui a servi de modèle à Balbec dans À l’ombre des jeunes filles en fleur, à Venise aussi, ou encore à aller admirer les robes de Fortuny au Palais Galliera (le couturier Mariano Fortuny est le seul artiste vivant à être cité dans la Recherche). Lire la Recherche, c’est également pour moi ouvrir une grande boîte de pandore qui nous amène à de nombreux autres artistes si l’on est curieux : à écouter Reynaldo Hahn par exemple (un compositeur ami de Proust), à partir sur les traces de l’actrice de théâtre Sarah Bernhardt (la grande Berma dans la Recherche) ou encore à regarder les films de Luchino Visconti, sans doute le réalisateur le plus proustien (qui a eu le projet inabouti d’adapter la Recherche). Et si on tire encore le fil, on peut se délecter des romans ou textes écrits par des écrivains proustiens parmi lesquels : Stefan Zweig, Virginia Woolf, Vladimir Nabokov, Haruki Murakami, Ohran Pamuk, que l’on peut retrouver dans l’anthologie Proust-Monde. Quand les écrivains étrangers lisent Proust(6)Paru cette année chez Gallimard..
Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l’immensité, ne nous serviraient à rien. Car si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles.
Marcel Proust, Le Temps retrouvé.
La lecture de la Recherche, c’est comme plonger dans ce bain de Jouvence que décrit Proust ; voir le monde à travers ses yeux, et voguer à partir de cette étoile vers d’autres étoiles nouvelles.
Vous l’aurez compris, je fais donc partie des proustiennes zélées qui essayent de prêcher aux néophytes (d’où cet article) dans l’espoir de les convertir et d’agrandir encore le cercle des proustiens.
Peut-on aimer Proust quand on est révolutionnaire ?
Comme nous sommes ici dans les colonnes de ReSPUBLICA (ai-je déjà dit que Marcel Proust lisait sept journaux par jour ?), il me paraît intéressant de poser la question de le la place de la politique dans son œuvre et de son éventuelle orientation, si on peut en trouver une. D’abord, concernant l’écrivain lui-même, qui était juif et homosexuel, il faut rappeler qu’il s’est engagé très tôt pour la défense du capitaine Dreyfus. D’ailleurs, l’Affaire Dreyfus joue un rôle important dans son roman, dans lequel au fur et à mesure des années de plus en plus de personnages deviennent dreyfusards, sans que jamais le narrateur ne donne sa propre opinion sur le sujet. En dépit de cela, Marcel Proust s’est à la fin de sa vie rapproché de personnalités conservatrices, comme les frères Daudet et les idées et théories politiques ne l’intéressaient guère.
L’artiste pâtit d’une réputation tenace d’écrivain mondain (qu’il était effectivement dans la première moitié de sa vie puisqu’il rédigeait des chroniques mondaines pour le Figaro) et si la description de la haute société (bourgeoisie et aristocratie) occupe une grande place dans la Recherche, soulignons que c’est toujours de façon nuancée et que ce n’est en aucun cas une apologie de ces classes sociales. Si le narrateur s’extasie devant les tenues de la duchesse de Guermantes, il peut tout autant se moquer de l’attitude impolie du duc (scène des souliers rouges…) ou du snobisme des nouveaux riches ! D’ailleurs, la fascination des premiers tomes laisse place à une certaine déception quand le narrateur constate que ses idoles ont tout autant de défauts que les autres ! Et puis, l’écrivain consacre aussi de belles pages aux domestiques, notamment à Françoise, la bonne de la famille du narrateur. En fait, l’approche du narrateur ressemble assez à la sociologie (point de vue développé dans l’essai de Jacques Dubois Le Roman de Gilberte Swann. Proust sociologue paradoxal). Proust est peut-être en même temps de droite et de gauche (contrairement à Emmanuel Macron qui lui est à l’extrême centre comme nous l’avons rappelé dans nos colonnes(7)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-lu-et-a-lire/lextreme-centre-ou-le-poison-francais-1789-2019-de-pierre-serna/7432195), car certains aspects de son roman peuvent se rattacher à une vision conservatrice de la société, tandis que d’autres à un idéal progressiste, en tout cas, personne n’échappe à son ironie !
Cet humour est selon moi l’un des arguments principaux pour faire aimer la lecture de la Recherche, avec son sens de la surprise, car oui, il y a plusieurs rebondissements retentissants au sein de l’intrigue qui s’étale sur plusieurs dizaines d’années. Et enfin, c’est aussi une plongée incomparable dans le Paris de la Belle époque dont certains traits (notamment la fracture de la société au moment de l’Affaire Dreyfus) font écho à la situation d’aujourd’hui.
Je devais rédiger un article assez court, mais Marcel Proust a dû déteindre sur moi ! J’espère en tout cas avoir pu donner envie à certains non-lecteurs d’essayer ou de retenter la lecture de son œuvre, peut-être d’ailleurs en ne commençant pas par le début, car il y a forcément une entrée qui vous conviendra. Et si la Recherche en tant que telle reste trop ardue ou ennuyeuse pour vous, peut-être pourrez-vous malgré tout en profiter grâce au foisonnement de productions qui veulent la rendre accessible ; je pense en particulier à l’adaptation très réussie en bande-dessinée par Stéphane Heuet (qui a commencé le chantier il y a plus de vingt ans). Et peut-être cette fois arriverez-vous suffisamment loin dans le roman pour rencontrer le personnage de Rachel à qui j’emprunte le prénom de mon pseudonyme.
Notes de bas de page
↑1 | Voir l’article de Doan Bui « Une vie de proustien » dans le hors-série de l’Obs « Proust pour tous ». |
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↑2 | Émissions à retrouver ici : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/marcel-proust-le-podcast |
↑3 | Extrait de l’article du Monde de Philippe Ridet « À la rencontre des fous de Proust », 20/09/2019. |
↑4 | Pour en savoir plus, on peut lire l’article Jo Yoshida « L’école japonaise de recherches sur la littérature française : le cas de Marcel Proust » |
↑5 | Ce chiffre ainsi que d’autres données de cet article sont tirées du Proustographe de Nicolas Ragonneau, paru chez Denoël en 2021. |
↑6 | Paru cette année chez Gallimard. |
↑7 | https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/respublica-lu-et-a-lire/lextreme-centre-ou-le-poison-francais-1789-2019-de-pierre-serna/7432195 |