« Hugo et la Commune », par Robert Duguet : un républicain radicalisé

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Frontispice de L’année terrible de Victor Hugo (Paris : M. Lévy, 1873)

Nous reproduisons et commentons ici des extraits marquants du texte publié sur http://hugo-et-le-proletariat.fr/ par Robert Duguet,

Donnons tout de suite l’éclairage particulier de l’auteur sur Victor Hugo : « le prolétariat est l’acteur principal de son œuvre », affirme-t-il, car il fournit une clé de compréhension convaincante des convictions de l’homme, à travers un parcours politique qui ne s’arrête pas à l’exilé du Second Empire, aussi bien qu’un fil rouge dans son immense œuvre littéraire. Ce « républicain radicalisé », c’est aussi – peut-on dire – un précurseur de la République sociale (mais sans lutte des classes…).

La vie de Victor Hugo est marquée par trois révolutions, 1830 et février 1848 visaient l’instauration de la République contre le retour de la monarchie. Mais 1848 annonçait déjà l’entrée en scène du prolétariat, cherchant à se constituer en parti politique distinct et indépendant du grand frère républicain. La Commune posait un jalon pour les temps futurs : le prolétariat apprenait à gouverner. Toute l’œuvre de Victor Hugo est aux prises avec cette dialectique puissante qui traverse le XIXe siècle. En fait le prolétariat est l’acteur principal de son œuvre. Il le comprend, l’affronte, décrit toute l’horreur de la misère prolétarienne d’alors, mais il voudrait le limiter à l’horizon d’une république universelle qui est en quelque sorte une république bourgeoise idéalisée. Ce qui va fondamentalement l’opposer à sa classe sociale c’est que celle-ci allait abandonner son programme pour s’en remettre au bonapartisme.

Après s’être rendu à Bordeaux auprès de l’Assemblée nationale à majorité monarchiste élue le 8 février 1871, Hugo « veut faire rentrer l’Assemblée à Paris et réconcilier Paris avec l’Assemblée. Que chacun rentre dans le sein du bien sacré, la République. Bien évidemment les choses prennent une autre direction […] c’est Versailles qui est choisi. »
Or, le 18 mars en pleine insurrection, Hugo est de retour à Paris pour conduire le cortège funèbre de son fils aîné Charles, journaliste et militant pour l’abolition de la peine de mort. Il
doit remonter la rue de la Roquette jusqu’à la porte centrale du Père-Lachaise.

Déjà, à proximité de la prison, une femme a crié : « A bas la peine de mort ! ». Le père Hugo conduit le deuil. Spontanément quelques fédérés en armes commencent à faire une haie d’honneur au cortège, puis bientôt il y a en aura une centaine. On parvient à la barricade qui ferme la rue de la Roquette : alors les fédérés et les insurgés ouvrent la barricade. Les drapeaux rouges s’inclinent au passage du cortège. […] Le peuple insurgé ouvre ses bras généreux à celui qui inventa Jean Valjean. Pourtant celui-ci n’approuve pas la Commune.

Frontispice de L’année terrible de Victor Hugo (Paris : M. Lévy, 1873)

En effet, Hugo récuse les violences et critique la Commune, essentiellement sur deux points : la destruction de la colonne Vendôme, l’exécution des généraux Thomas et Lecomte et le décret des otages. Pourtant il reconnaît le rôle précurseur de la Commune en ces termes, traçant le programme idéal qu’il y voit en germe  :

« Supposons un temps normal ; pas de majorité législative royaliste en présence d’un peuple souverain républicain, pas de complication financière, pas d’ennemi sur notre territoire, pas de plaie, pas de Prusse. La Commune fait la loi parisienne qui sert d’éclaireur et de précurseur à la loi française faite par l’Assemblée. Paris, je l’ai dit déjà plus d’une fois, a un rôle européen à remplir. Paris est un propulseur. Paris est l’initiateur universel. Il marche et prouve le mouvement. Sans sortir de son droit, qui est identique à son devoir, il peut, dans son enceinte, abolir la peine de mort, proclamer le droit de la femme et le droit de l’enfant, appeler la femme au vote, décréter l’instruction gratuite et obligatoire, doter l’enseignement laïque, supprimer les procès de presse, pratiquer la liberté absolue de publicité, d’affichage et de colportage, d’association et de meeting, se refuser à la juridiction de la magistrature impériale, installer la magistrature élective, prendre le tribunal de commerce et l’institution des prud’hommes comme expérience faite devant servir de base à la réforme judiciaire, étendre le jury aux causes civiles, mettre en location les églises, n’adopter, ne salarier et ne persécuter aucun culte, proclamer la liberté des banques, proclamer le droit au travail, lui donner pour organisme l’atelier communal et le magasin communal, reliés l’un à l’autre par la monnaie fiduciaire à rente, supprimer l’octroi, constituer l’impôt unique qui est l’impôt sur le revenu ; en un mot abolir l’ignorance, abolir la misère, et en fondant la cité, créer le citoyen. »

Robert Duguet poursuit :

« Ce catalogue résume le programme libéral du républicain radicalisé, qui lui sert de boussole depuis les révolutions de février et juin 1848. Il le jette depuis constamment au visage de sa classe sociale : si vous n’appliquez pas, dit-il, ce programme, qui est pourtant le vôtre, alors vous aurez les révolutions. Nous y sommes ! En 1874, encore bouleversé par l’écrasement de la Commune, il décrit dans Quatre-vingt-treize un processus révolutionnaire qui se radicalise par la Terreur et qui contraint la bourgeoisie à aller plus loin sur la question sociale. « Robespierre et Danton, chacun à leur façon, veulent ; Marat hait. Marat n’appartient pas spécialement à la révolution française ; Marat est un type antérieur ; profond et terrible…
…Marat, c’est le vieux spectre immense. Si vous voulez savoir son vrai nom, criez dans l’abîme le mot Marrât, l’écho du fond de l’infini vous répondra «misère»— Marat n’est pas mort… il renaît dans l’homme qui n’a pas de travail, dans la femme qui n’a pas de pain, dans la fille qui se prostitue, dans l’enfant qui n’apprend pas à lire, il renaît dans les greniers de Rouen, il renaît dans les caves de Lille, il renaît dans le grenier sans feu, dans le grabat sans couverture, dans le chômage, dans le prolétariat, dans le lupanar, dans le bagne, dans vos codes qui sont sans pitié, dans vos écoles sans horizon… Que la société humaine y prenne garde, on ne tuera Marat qu’en tuant la misère ».

C’est la voix de Marat qu’Hugo a entendue dans la Commune. Celle de la révolte aveugle, sans programme contre l’Etat. Pas celle du prolétariat qui commence à se constituer en corps politique pour prendre en main le gouvernement de la société : la Commune réquisitionne les entreprises abandonnées par leurs patrons et elle les remet en fonctionnement dans un mode de coopératives ouvrières de production. Forme léguée du proudhonisme, certes, mais de fait elle touche à la propriété privée des moyens de production et met un pied dans la collectivisation.
[…] Aux yeux du républicain radicalisé qu’est Victor Hugo c’est une ligne jaune que, pour sa part, il ne peut pas franchir : il croit que par un développement harmonieux des forces productives, la République bourgeoise peut abolir la misère, développer le travail qualifié, engendrer une civilisation nouvelle. Il parle pour les misérables, « les barbares de la civilisation » certes, mais il ne croit pas que le prolétariat puisse se constituer en corps politique spécifique pour libérer la société humaine de l’exploitation et de l’aliénation. Il ne peut dénouer l’écheveau de « l’obscure question sociale ».

En 1879, alors qu’il est déjà affaibli par une première congestion célébrale, Hugo milite activement pour l’amnistie des Communards en compagnie du socialiste Louis Blanc. On sait moins qu’il engage son nom pour permettre la tenue du 3e Congrès ouvrier socialiste de France, à Marseille :  « C’est au moment précis où les guesdistes prennent la direction de l’organisation », note Robert Duguet à l’appui de l’appellation de « républicain radicalisé » qu’il accorde à l’écrivain. « Hugo, bien sûr, n’est pas un intellectuel organique du prolétariat. Toutefois 25 ans plus tard Jean Jaurès menait un combat acharné pour constituer le parti de l’unité socialiste : selon une formule célèbre du grand tribun « le prolétariat entre dans la définition de la République », dépassant l’horizon bourgeois et lui conférant une dimension socialiste et universelle. Le père Hugo se serait-il reconnu dans cette manière de situer le prolétariat dans la République ? »

Tout juste septuagénaire en effet, Victor Hugo assiste au rétablissement de la République en France et déjà il voit plus loin :

La question unique à cette heure, c’est le travail. La question politique est résolue[…]. La question sociale reste, elle est terrible, mais elle est symbole, c’est la question de ceux qui ont, et de ceux qui n’ont pas. Le travail, c’est la vie, la pensée, c’est la lumière.

Sans attendre les manifestations officielles d’idolâtrie dont la IIIe République a fait preuve à son endroit, le peuple ne s’y est pas trompé qui par deux fois a défilé dans les rue de Paris par centaines de milliers, à l’occasion de ses obsèques et par anticipation de son vivant, sous ses fenêtres, alors qu’il entre dans sa quatre-vingtième année, le 26 février 1881!