Le « livret laïcité », que le ministère de l’éducation nationale vient d’élaborer à l’usage des chefs d’établissement et des équipes éducatives de l’enseignement public, repose sur une confusion entre une vision simplifiée de la laïcité et le cadre dans lequel elle s’inscrit.
En fait, chaque société est sous-tendue par une conception du monde qui détermine aussi bien l’organisation de la société que les modes d’appréhension du réel. La société française et bon nombre de sociétés occidentales s’inscrivent dans ce que Karl Popper a appelé la société ouverte, c’est-à-dire une société sans dogmes imposés par des autorités supérieures et au sein de laquelle les individus sont libres de se déterminer. Cela n’implique pas qu’elle soit composée d’incroyants, mais qu’elle ne soit pas fondée sur une croyance non soumise à discussion. C’est donc une société où la religion n’est plus structurante, en ce sens qu’elle ne commande plus la forme politique des sociétés, pas plus qu’elle ne définit le mode d’appréhension du réel.
Comment enseigner le doute et l’interrogation ?
Par opposition, la société fermée est définie par référence à une révélation. Les individus y sont soumis à des forces magiques censées provenir d’une source extérieure à la société.
Dans ce cadre, la laïcité fonde la coexistence d’individus de croyances différentes au sein d’une même société. Elle suppose la neutralité de l’État, en premier lieu de l’éducation nationale publique, par rapport à chacune d’entre elles. Cette neutralité de l’État est parfaitement concevable au niveau des administrations. Elle signifie par exemple que l’État ne subventionne aucun culte ou les subventionne tous.
Le problème est plus compliqué en matière d’enseignement dans la mesure où il ne s’agit plus, au sens strict, d’organisation, mais bien de réflexion. La sphère de compétence de l’enseignant n’est pas d’ordre administratif, mais intellectuel. Il doit transmettre des connaissances autant que possible scientifiques et enseigner l’esprit critique. Certes, on peut exiger des enseignants qu’ils ne se réfèrent pas à une religion ou une idéologie plus qu’à une autre, si ce n’est pour en retracer l’histoire.
Mais, comment enseigner le doute et l’interrogation, clés de voûte de la démarche scientifique, sans les opposer à une démarche religieuse qui recherche des certitudes et procède par affirmations non démontrées, en prétendant dévoiler la Loi divine ? Quel sens cela aurait-il d’enseigner le darwinisme dans les écoles à des enfants qui entendraient l’éloge du créationnisme dans leur famille ou leur église, leur temple ou leur mosquée et l’invoqueraient à l’école ? Et donc, comment demander à un enseignant d’exposer la théorie de l’évolution, sans montrer que le créationnisme doit plus à l’irrationnel qu’à la science ?
« Formation de l’esprit critique »
Plus compliquée encore est la tâche assignée à des professeurs quand il s’agit d’enseigner l’histoire des religions sans en discuter les implications. Imagine-t-on un enseignement du catholicisme au Moyen Age qui ne parlerait pas de l’Inquisition, ou une histoire de l’URSS qui n’évoquerait pas le goulag ? Une laïcité qui ne s’inscrit pas explicitement dans une société ouverte et ne va pas de pair avec l’accent mis sur la démarche scientifique peut-elle être autre chose qu’illusoire ?
C’est là que le chapitre 4 du livret pose problème et conduit à s’interroger sur les motivations véritables de ses auteurs et donc des autorités qui le distribuent. Malgré son titre, « Laïcité et enseignements », ce chapitre porte moins sur la laïcité que sur la démarche qui doit prévaloir en matière de transmission des connaissances : « Il revient aux chefs d’établissement et directeurs d’école de montrer que les savoirs enseignés sont le fruit de la démarche scientifique de l’historien et montrer aux élèves la distinction entre savoir, opinion ou croyance. Distinction entre croire et savoir : ce qui peut être cru ne relève pas de l’enseignement scolaire de l’école laïque mais appartient à la liberté de conscience, de croyance de chacun. » (p. 16). Excellent prélude pour préparer à « la formation de l’esprit critique » que la ministre annonce dans son édito comme l’une des ambitions d’une « refondation de l’école ».
Malheureusement, il suffit d’une phrase pour qu’on en vienne à se demander si les auteurs de ce « livret laïcité » se sont sérieusement interrogés sur les conditions d’exercice de la laïcité dans le système scolaire. Le livret affirme ainsi qu’« il faut pouvoir éviter la confrontation ou la comparaison du discours religieux et du savoir scientifique. Dans les disciplines scientifiques (SVT, physique-chimie, etc.), il est essentiel de refuser d’établir une supériorité de l’un sur l’autre comme de les mettre à égalité. » Affirmation qui ne l’empêche pas de déclarer que « les enseignants doivent être en mesure de répondre à des objections, même lorsque celles-ci sont de nature religieuse… Sans se risquer à la comparaison des discours scientifiques et religieux, il est tout à fait possible de déconstruire l’argument d’un élève comme on le ferait de n’importe quelle objection. »
Propositions contradictoires
Mais qui ne voit que ces propositions sont contradictoires. Comment développer la méthode scientifique sans mettre en évidence les obstacles auxquels elle est confrontée, ni les résultats incomparables auxquels elle parvient, c’est-à-dire davantage que sa supériorité, son monopole en matière d’acquisition rationnelle de connaissances ?
Ce qui ne signifie évidemment pas que la religion n’ait plus aucune place dans la société, mais qu’elle doit principalement se consacrer aux questions métaphysiques, sans déborder sur la sphère de connaissances qui sont du domaine scientifique et qui sont les seules à devoir être enseignées dans les écoles, y compris quand il s’agit de l’histoire des religions.
Assurer la primauté de la raison est certes un défi difficile pour le système scolaire. Doit-il pour autant baisser les bras ? Après une longue lutte pour sauvegarder sa prééminence en matière de proclamation de la vérité (il a fallu attendre 1992 pour que l’Église reconnaisse ses erreurs et réhabilite Galilée), l’Église a progressivement cédé du terrain devant la montée en puissance de la science. Faut-il tout recommencer sous prétexte d’assurer la paix sociale ?
André Grjebine est directeur de recherche au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po et Laurent Bouvet professeur de science politique à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines université Paris-Saclay.