Au soir des scrutins électoraux, le rituel du dépouillement est un moment souvent fastidieux, mais animé parfois par quelques éclairs d’amusement : les bulletins nuls(1)Selon l’article L. 66 du Code électoral sont comptabilisés comme bulletins nuls : ceux ne contenant pas une désignation suffisante ou dans lesquels les votants se sont fait connaître ou encore les bulletins trouvés dans l’urne sans enveloppe ou dans des enveloppes non réglementaires, les bulletins écrits sur papier de couleur, les bulletins ou enveloppes portant des signes intérieurs ou extérieurs de reconnaissance, les bulletins ou enveloppes portant des mentions injurieuses pour les candidats ou pour des tiers. !
Pour le premier tour de l’élection présidentielle de 2022, la presse s’est déjà fait l’écho de quelques uns de ces bulletins qui sortent des clous (voir dans Ouest-France « Présidentielle. Voici les bulletins de vote nul les plus insolites du premier tour ») : on a ainsi pu retrouver dans les urnes des bulletins au nom du joueur de football Karim Benzema, de l’astronaute Thomas Pesquet ou du président ukrainien Volodymyr Zelensky. Dans certaines communes en Corse ont également été notés des votes rendant hommage à Yvan Colonna.
Depuis longtemps, les électeurs ont fait preuve d’imagination pour exprimer une opinion différente de celle qui leur était proposée par le scrutin. Nous avons connaissance de ces bulletins grâce à une disposition de la loi qui stipule que les bulletins nuls et blancs soient annexés au procès-verbal transmis à la préfecture (contrairement aux bulletins validés qui sont détruits). Ensuite, ces bulletins peuvent être conservés ou non par les services d’archives communaux et départementaux. De nos jours, les archivistes font un travail d’échantillonnage en essayant de sélectionner des bulletins nuls représentatifs afin qu’ils soient conservés pour être étudiés dans le futur ! Grâce à ce matériel, les historiens ont pu constater que déjà au XIXe siècle, l’usage du bulletin nul était répandu (ils représentent par exemple 3 % des bulletins aux élections de 1881). Et nos aînés faisaient preuve d’imagination en fonction des contraintes imposés par le processus de vote, on peut noter l’emploi de bulletins de couleurs différentes, des pliages fantaisistes, des mentions biffées et même de la poésie (pour en savoir plus, on peut lire l’article d’Olivier Ihl et Yves Déloye : « Des voix pas comme les autres. Votes blancs et votes nuls aux élections législatives de 1881 »), comme en témoigne cet extrait d’une composition glissée dans l’urne :
O ! puissante et sainte république
Accoure délivrer tes enfants
Du joug pesant de ces monarchistes
Qui ne rêvent que ton abaissement.
Entends du fond de l’urne
La voix de la justice
S’élançant chez les peuples
Répandant la clarté et bannissant les vies.
[…]Français tu t’appartiens
Et pour bien te conduire
Aujourd’hui vote bien
Pour t’assurer l’avenir.
Il semblerait d’ailleurs que, alors que l’on assiste à une baisse constante de la participation électorale ces dernières années, le recours au vote blanc et nul s’accentue parallèlement. Le sociologue Jérémie Moualek qui a étudié cette question relève qu’en 2017, le vote blanc ou nul a atteint un record en dépassant les 4 millions de voix (11,3 % des votants) au second tour de l’élection présidentielle. Ces bulletins nuls peuvent être divisés en plusieurs catégories ; le chercheur en distingue trois (citées dans « Le vote blanc et nul, « voix perdues » ou nouvelles voies ? ») :
– « Le premier usage du vote blanc et nul se traduit par un double refus souvent cumulatif : celui de renoncer à voter par fidélité à l’acte électoral et/ou de renoncer à choisir par fidélité partisane ou « idéologique » (Loyalty). Ces deux refus ont comme point commun de « s’activer » lorsque l’offre politique en présence est jugée insuffisante et donc, le plus souvent, lorsqu’elle est restreinte (seconds tours).
– Le deuxième usage du vote blanc et nul est la défection (Exit). Les modalités de cette « sortie » sont liées à trois formes d’incapacité : à « bien » voter (par incompétence électorale, voire incapacité à s’auto-contraindre), à choisir (par incompétence politique), à s’abstenir (par le contrôle social). Cette « défection » s’active lorsque l’offre politique est jugée trop large (l’embarras du choix), trop indifférenciée (le choix dans l’embarras) ou lorsque l’enjeu est trop fort pour ne pas se rendre aux urnes.
– Le troisième usage du vote blanc et nul est la prise de parole (Voice) : il exprime un « droit de choisir de ne pas choisir » qui, en dehors de toutes questions d’offre politique, rime avec la volonté de ne pas voter à « contre-opinions » voire de ne plus répondre favorablement à l’obligation d’élire. »
Outre ces différentes catégories, on peut ajouter que les bulletins nuls peuvent aussi traduire des revendications ou demandes très précises en fonction du contexte politique (par exemple au XIXe siècle, la question de l’instruction publique) ou dans le cas d’une élection locale peuvent révéler des tensions et conflits particuliers.
Les bulletins nuls de 1848 et de 1851
Pour la première élection présidentielle, celle de 1848 qui verra la victoire écrasante de Louis-Napoléon Bonaparte et qui sera suivie trois ans plus tard d’un plébiscite, les bulletins nuls que l’on peut retrouver dans les archives sont particulièrement croustillants (voir notamment pour le plébiscite de 1851, l’article de Vincent Huet « Le bulletin nul : une forme de résistance à la normalisation de la vie politique (Paris, 1851-1870) »).
Comme ce bulletin, exhumé comme les autres de cette série par André Loez sur Twitter (https://twitter.com/andreloez/status/1514221700157747204) qui témoigne de l’ambiance révolutionnaire : « Louis Napoléon s’il est bon ? s’il n’est pas bon nous le chasserons ».
Et lorsque trois ans plus tard, il s’agit justement de voter pour le maintenir au pouvoir… certains marquent leur opposition ou leur résignation :
Ou imposent leur condition (« oui s’il est honnête homme ») :
D’autres néanmoins refusent de choisir :
Hier comme aujourd’hui, les bulletins nuls témoignent d’une forme de résistance aux prescriptions légales et à l’offre politique du moment, résistance d’autant plus remarquable que le vote n’est pas obligatoire en France et qu’une partie des électeurs et électrices se contentent simplement de s’abstenir. Si le vote blanc n’est toujours pas pris en compte en France, de même que les votes nuls, on voit que l’expression de ces voix dissonantes n’est pas totalement en vain : elle sert au moins le travail des historiens !
Notes de bas de page
↑1 | Selon l’article L. 66 du Code électoral sont comptabilisés comme bulletins nuls : ceux ne contenant pas une désignation suffisante ou dans lesquels les votants se sont fait connaître ou encore les bulletins trouvés dans l’urne sans enveloppe ou dans des enveloppes non réglementaires, les bulletins écrits sur papier de couleur, les bulletins ou enveloppes portant des signes intérieurs ou extérieurs de reconnaissance, les bulletins ou enveloppes portant des mentions injurieuses pour les candidats ou pour des tiers. |
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