Une recension intégrale d’un tel ouvrage étant impossible, le choix de la période couverte par ces deux notes a été dicté par le fait que la période 1919-1933 est souvent plus mal connue que la période post-1933. En outre, il ne s’agit ici que de pistes de lecture qui se veulent des invitations à une lecture approfondie de cet ouvrage majeur.
L’exorable arrivée du nazisme au pouvoir : contre le fatalisme en histoire
Le fil conducteur de ce livre est résumé ainsi par les auteurs :
Dans cet ouvrage, nous nous sommes efforcés de comprendre le nazisme de l’intérieur, de restituer les cohérences de cette vision du monde et l’expérience de celles et ceux qui l’ont intériorisée. Mais on ne réduit pas un monde à une vision, à une idée, à une expérience : il a fallu aussi comprendre la diffusion de celle-ci et sa sociologie, en saisir les ressorts générationnels, l’inscription militante et étatique. Les outils d’une histoire sociale et politique revivifiée permettent de comprendre ce qui meut les militants, les électeurs et la montée, de l’exorable montée, du Parti national-socialiste des travailleurs allemands, le NSDAP, puis son accession au pouvoir. (p.12).
Exorable car les auteurs montrent au fil des pages que l’arrivée au pouvoir des nazis n’avait rien d’inéluctable, que des possibles latéraux existaient et que la voie prise par l’Allemagne après la Première Guerre mondiale et la montée du nazisme n’était en rien une fatalité. Traquant les facilités et les raccourcis interprétatifs d’une anthropologie culturaliste et monocausale, à l’instar d’une Allemagne par nature prédisposée à l’usage de la violence sociale et politique, les auteurs montrent qu’il s’agit bien plutôt de comprendre aussi les facteurs de cohésion de la société nazie, d’étudier « le composé délicat d’intimidation, de terreur, d’indifférence, de participation, de bienveillance et de ferveur qui donna forme et substance aux liens qui nouèrent entre individus, groupes, institutions d’encadrement et des agences étatiques, liens qui enracinèrent le mouvement dans la société » (p.16). Un des points les plus convaincants des analyses proposées par les trois historiens est de ne pas faire de la personne d’Hitler l’ultima ratio de la montée du nazisme, le dépeignant comme une sorte de deus ex machina charismatique qui subjugua irrésistiblement et uniformément les foules par la magie de son verbe.
C’est pourquoi les auteurs ajoutent dans leur introduction que « dans le présent ouvrage Hitler est partout mais nous avons fait le choix de ne pas l’ériger en objet à part : les développements le concernant sont rattachés à chacun des moments de la démarche où il a paru opportun de l’intégrer » (p.16).
Une vision du monde européenne
Le point de départ de l’analyse est de restituer, dans un premier moment, le système de représentation nazi du monde. Les auteurs récusent les termes d’ « idéologie » comme de « culture » pour qualifier la vision du monde (« Weltanschauung ») du Parti nazi dont les racines sont à chercher dès la fin du 19e siècle. Néanmoins la représentation du monde qui circule largement, notamment chez les élites allemandes mais aussi européennes, est d’être à la fois raciste et racialiste. Racialiste parce qu’elle définit et biologiquement les groupes humains par leur seule race ; raciste parce qu’elle veut être une politique scientifiquement fondée entre les races (des Blancs sur les autres races inférieures).
A cette inquiétude portant sur le cosmopolitisme dans la société allemande vient s’en greffer une autre : l’inquiétude démographique appelant un élargissement de l’espace vital (27 millions d’habitants supplémentaires en Allemagne entre 1871 et 1914) qui impose la conquête d’un territoire vers l’Est par la soumission de cette race inférieure que sont les Slaves (p. 33-37). La Première Guerre mondiale et l’humiliation qu’est le Traité de Versailles donneront un nouvel élan à ces idées. L’ennemi de l’intérieur est quant à lui tout désigné : c’est le Juif qui, sous la bannière des sociaux-démocrates et des communistes, est l’artisan complotiste de la révolution de novembre 1918 qui donnera naissance à la République de Weimar à l’été 1919. Les groupuscules völkich, ultra-nationalistes qui pullulent dans la société allemande – dont Hitler et ses quelques sbires comptent parmi tant d’autres – partagent une même obsession : « Les Juifs étaient méchants car physiquement, ils étaient psychiquement malades et donc prompts à haïr l’homme germanique, physiquement pur et psychologiquement équilibré » (p.40).
Ceci étant dit, l’antisémitisme n’est en rien spécifique à l’Allemagne. On le retrouve à l’Est en Pologne, dans les pays baltes, en Russie, en Ukraine qui connaissent régulièrement des vagues de pogroms. Quant à l’Ouest, l’antisémitisme a aussi cours, faut-il rappeler l’Affaire Dreyfus en France ? L’antisémitisme, sous sa forme « complotiste », n’a donc rien de spécifiquement allemand après la Première Guerre mondiale. Et les premiers nazis n’ont, on le voit, rien de très original dans leurs obsessions délirantes si l’on prend en compte les violences coloniales au début du XIXe siècle communes à tous les grands Empires. Si l’Allemagne se distingue précocement par le génocide des Hereros et des Namas (en Namibie), les auteurs, à la suite de l’historien Sönke Neitzel, soulignent une spécificité institutionnelle allemande à savoir la très « grande autonomie du pouvoir militaire au pouvoir politique » et sa soustraction relative à toute condamnation politique (p.55).
Et pour Hitler, fortement marqué par son expérience de caporal des tranchées allemandes, le politique et le militaire sont les deux facettes d’une même pièce érigeant la guerre en une sorte d’idéal mythifié. La (vraie) politique, c’est la guerre. L’argument très convaincant avancé par les auteurs est de voir dans la « brutalisation » empruntée à George Mosse le produit d’une « politisation de l’expérience de guerre, plus que comme une simple continuité des expériences quotidiennes des tranchées » (p. 59) mais ajoutent-ils « il n’y a pas de lien automatique entre violence guerre et violence politique » (p.58).
Là encore, il faut se défier des grandes explications univoques car, d’une part, beaucoup de soldats démobilisés, dégoûtés de la guerre, n’aspiraient qu’à la paix et, d’autre part, l’explication par les seules doctrines raciales/racialisantes d’inspiration sociale-darwinienne, ne sont, on l’a dit, à maints égards en rien spécifiques à la seule Allemagne et ne sauraient donc être des causalités nécessaires et suffisantes pour expliquer la montée du nazisme. Comme le soulignent les auteurs,
il est impossible de comprendre les années 1920 sans revenir à la manière dont la Première Guerre mondiale a marqué les mentalités allemandes. Une telle description arase la diversité des situations locales, des groupes sociaux, des classes d’âge et risque de dessiner des liens et des continuités souvent artificiels ou trop généraux (…) (p.64).
En revanche un autre facteur de radicalisation politique est la référence dans le corps social et militaire de la vision des juifs comme des défaitistes et des traîtres bien au-delà des seuls cercles groupes völkisch. La révolution du 9 novembre 1918 qui a donné naissance à la République de Weimar est largement perçue comme insupportable par beaucoup de soldats et d’Allemands de droite et d’extrême-droite. Naît alors et se cristallise la thèse « du coup de poignard dans le dos » : si l’Allemagne a perdu la guerre, ce n’est pas sur les champs de bataille mais parce qu’à l’arrière se fomentait un coup d’Etat orchestré par les judéo-bolcheviques qui ont trahi leurs camarades du Front.
Un mouvement interclassiste
Face à cette supposée trahison, la droite et l’extrême droite s’opposent. Le piteux coup d’Etat avorté (le « putsch de la brasserie ») mené par Hitler en 1923 en est une page célèbre. Il est condamné et (confortablement) incarcéré. Il mettra à profit ce temps pour écrire son Mein Kampf. De 1925 à 1928, le parti nazi se réorganise et se régénère, mais il reste « un parti sans importance » durant cette période (cf. chapitre III, pp. 88 et sq.).
Sa composition sociologique a été et reste une question maintes fois débattue. Ses adhérents restent en proportion modestes sur cette période : entre 25 000 membres en 1925 et 58 000 en 1928 (p.103). Longtemps dépeint comme le parti des petites classes moyennes (« Lower-Middle-Classes »), craignant le déclassement social et la reprolétarisation et donc sensibles aux sirènes fascistes, beaucoup de travaux ont montré qu’il était plutôt un parti interclassiste. Il est aujourd’hui établi que le NSDAP n’a jamais été un parti prolétarien (d’actifs ou de chômeurs)(1) Emmanuel Pierru, « La tentation nazie des chômeurs dans l’Allemagne de Weimar. Une évidence historique infondée ? Un bilan des recherches récentes », Politix, n° 15, 2002 : https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2002_num_15_60_1247..
Les ouvriers de l’industrie soutiennent bien plus les communistes (KPD) et les sociaux-démocrates (SPD). Ce constat historique de première importance trouve bien des échos dans les analyses éditocratiques et politologiques actuelles sur la montée des extrêmes-droites en Europe. L’électorat du RN est, par exemple, lui aussi divers et ne saurait se résumer au « parti des classes populaires ».
La particularité du NSDAP est de faire coexister deux générations jeunes : d’un côté la génération des anciens combattants (née entre 1885-1900) qui domine le parti dans les années 1920 et, de l’autre, la génération née entre 1900 et 1910 qui aura la main sur le Parti dans les années 1930 (p.106). L’âge médian en 1926-1927 du NSDAP est de 25 ans (p.105). Seul le Parti communiste (KPD) présente aussi une telle sur-représentation de la jeunesse en son sein ; une jeunesse en mal d’intégration dans la crise de la jeune République de Weimar au début des années 1920. Cette jeunesse des rangs du NSDAP fournit et grossit les rangs des sections d’assaut (SA ou « chemises brunes ») dirigées par Ernst Röhm. Hitler dispose d’une armée dévouée à sa cause et dont les effectifs explosent de quelques 123 500 membres en 1931, elles passent à plus de 2 500 000 hommes en 1933.
Car les circonstances vont lui offrir une fenêtre d’opportunité inespérée avec la Grande Crise qui éclate en 1929. L’appareil productif allemand s’effondre. Et, on le verra, les politiques déflationnistes menées par le pouvoir ne font qu’enfoncer le pays dans la crise et son cortège de misères. Hitler, « l’homme banal », sans grand talent, celui des années 1920, devient un militant politique fanatique de premier ordre (pp. 83-85).
De nombreux corps francs et de milices paramilitaires voient le jour. La violence politique devient ordinaire et se dissémine partout dans le corps social. Le NSDAP prend de plus en plus de place sur l’échiquier politique.
La République de Weimar commence à se désagréger.
(A suivre).
Notes de bas de page
↑1 | Emmanuel Pierru, « La tentation nazie des chômeurs dans l’Allemagne de Weimar. Une évidence historique infondée ? Un bilan des recherches récentes », Politix, n° 15, 2002 : https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2002_num_15_60_1247. |
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