Voici ce qu’on peut lire sous la plume de Jean-Dominique Merchet dans l’Opinion du 19 octobre : « Le sens de cette commémoration, ce n’est pas de célébrer la victoire de 1918. Il n’y aura pas de défilé ou de parade militaires, indique-t-on à l’Elysée, où l’on refuse une expression trop militaire. On précise que cela a été négocié avec l’Allemagne, la chancelière Merkel étant une invitée de marque des cérémonies ».
Si cela est vrai, cette décision et la vision de l’histoire qu’elle reflète sont inacceptables.
D’abord, il est pour le moins surprenant de négocier avec un pays étranger la forme que doit prendre une commémoration aussi importante pour la France. Rappelons que la France a subi en proportion de la classe d’âge la saignée la plus importante parmi les belligérants – après la Serbie, qui a perdu un tiers de sa population totale. Il eût été compréhensible de le faire avec des pays qui faisaient partie à l’époque de l’empire colonial et dont les peuples ont contribué à l’effort de guerre sans être comptés en tant que tels parmi les vainqueurs ; on aurait pu comprendre éventuellement une coordination avec les alliés, mais négocier une commémoration avec l’Allemagne ?
Au-delà de cette ingérence extravagante, ce qu’elle sous-entend est très choquant : l’Allemagne d’Angela Merkel pourrait se sentir froissée, peinée, vexée, que la France célèbre sa victoire de 1918. Ce serait surprenant, car l’Allemagne contemporaine se présente comme une république démocratique, fédérale, ayant rompu solennellement avec toutes les formes prises par l’impérialisme allemand. Elle se proclame l’héritière de la République de Weimar, née de la première guerre mondiale, et sûrement pas de la monarchie agressive, militariste, exaltant la supériorité allemande et expérimentant en Namibie les premiers camps d’extermination. Les caricaturistes auraient-il raison de représenter la chancelière avec un casque à pointe ? Les « germanophobes » auraient-ils vu juste ?
Bien sûr, l’ami du kronprinz d’Arabie saoudite MBS (Mohammed ben Salmane, prince héritier et vice-président d’Arabie saoudite, ndlr) n’a peut-être pas, vis-à-vis des monarchies autoritaires, les mêmes préventions que nous… La reconstruction, sur les ruines du Palais de la République est-allemande, du palais des Hohenzollern en plein centre de Berlin, a pu en étonner certains. Doit-on croire ceux qui voient dans l’intégration géopolitique et économique de l’Europe Centrale et de l’Est – après avoir détruit en passant la Yougoslavie – sous la férule ordo-libérale germanique la réalisation de l’objectif politique de Bismarck de la Mitteleuropa ?
Il semble ensuite nécessaire ici de rappeler certains faits. Contrairement à ce que semble croire le président de la République, le IIème Reich a bien une responsabilité particulière dans le déclenchement de la guerre. Comme Jean-Pierre Chevènement l’avait opportunément rappelé dans 1914-2014 : l’Europe sortie de l’histoire ?, ce ne sont pas « les nationalismes » de tous les peuples confondus, et donc équivalents, qui portent la responsabilité principale de la guerre – ce qui pourrait servir l’agenda politique bien actuel du chef de l’Etat, soucieux de remplacer la souveraineté nationale et populaire par une mystérieuse et vaporeuse souveraineté européenne – mais les calculs erronés d’une petite élite allemande, monopolisant pour le malheur du pays tous les pouvoirs militaires et diplomatiques. Cette responsabilité particulière n’est pas le fruit d’une propagande chauvine française, mais le résultat des travaux du grand historien allemand Fritz Fischer (Les buts de guerre de l’Allemagne impériale) qui a prouvé en 1961, grâce à un travail d’archives incontestable, l’existence d’une adhésion, ou au moins d’une résignation des milieux dirigeants allemandes à l’idée que la guerre devait avoir lieu, et qu’il fallait donc qu’elle se passe de la meilleure façon possible pour l’Allemagne.
Dès lors, et même si le peuple allemand fut la première victime de la légèreté coupable de son gouvernement, il semble difficile de ne pas célébrer une victoire contre un empire qui, non content d’avoir déclenché une telle catastrophe, s’est montré tout particulièrement criminel dans la conduite de la guerre, largement menée sur le territoire français et au détriment de sa population. Est-il besoin de rappeler ici que le Reich a envahi la Belgique, pourtant neutre, sans déclaration de guerre, que son armée s’est livrée à des crimes de guerre dans les zones occupées (massacre de Tamines, entre autres) sans équivalent en Europe, qu’elle a utilisé pour la première fois les gaz de combat, que sa diplomatie a fermé les yeux sur les génocides des Arméniens et des Grecs pontiques en Turquie… ? Même si, naturellement, ces faits ont été utilisés par la propagande alliée, cela n’en reste pas moins des faits, ne l’oublions pas. S’il est bon de déconstruire les discours, les faits ne doivent pas être démolis.
La vision élyséenne d’une guerre qui ne serait pour les Français qu’une « vaste hécatombe » – qui dicterait, selon l’Opinion, la décision présidentielle – fait surtout preuve d’un présentisme désolant. Cédant à la tendance actuelle de ne plus donner de valeur qu’à la souffrance, elle ne considère les soldats français de la Grande guerre que comme des victimes. Bien sûr, les Français ont souffert pendant ces quatre ans et après. Mais l’immense majorité d’entre eux – y compris les ouvriers socialistes, contrairement à ce que craignait alors l’état-major – a considéré qu’il était de son devoir de défendre la République agressée. Alors qu’ils ont presque tous fait preuve d’un incroyable courage, d’une endurance difficile à imaginer aujourd’hui, bravant non seulement le fer et le feu, mais aussi le froid, la faim, la boue, le désespoir, la solitude, cette vision les présente comme des moutons stupides et dociles emmenés à l’abattoir. Quelle bêtise, mais surtout quel mépris ! Nos soi-disant lucides post-modernes y voient la trace d’une aliénation dont, bien sûr, eux-mêmes seraient exempts… Croient-ils, ces prétentieux, que nos ancêtres ne savaient pas se révolter contre un ordre injuste ? Se souviennent-ils seulement des « braves soldats du 17ème » en 1907 ou des mutineries de 1917 contre la stratégie absurde de Nivelle ? Ces mutineries montrent bien pourtant que les soldats ne refusaient pas de défendre la République : ils refusaient de mourir pour rien.
Il y a donc lieu de commémorer la fin de la Première guerre mondiale en accord avec l’esprit qui animait l’immense majorité des « poilus », et non en cédant à la démagogie victimaire d’aujourd’hui. Les Français de l’époque voulaient la victoire, ils ont beaucoup souffert pour elle, parce que c’était leur devoir. Ils ne la voulaient pas par nationalisme, pour affirmer une quelconque supériorité, ni même probablement pour reconquérir l’Alsace, la Lorraine et la Moselle, encore moins par haine des soldats allemands avec lesquels il leur arrivait de fraterniser. Ils la voulaient parce qu’il n’aurait pas été juste que l’agresseur barbare et cynique gagne. Il n’aurait pas été juste d’avoir autant souffert si les casques à pointe gagnaient.
Oui, il y a lieu de célébrer, en mémoire du million et quatre-cent mille français morts pour la France, la victoire de la République contre le Reich. Sans doute le « Vive la Nation » crié par les soldats de l’an II défendant la colline de Valmy est-il étranger à un président héritier de Coblence ; sans doute l’héroïsme des Parisiens défendant leur ville et ce qui reste de Révolution à la barrière de Clichy contre les cosaques le 30 mars 1814 est-il incompréhensible pour cet héritier de Talleyrand – qui négociait alors déjà sa place dans le nouveau régime ; sans doute le patriotisme internationaliste des communards, pris entre le marteau versaillais et l’enclume prussienne, est-il détestable pour cet épigone de Tiers. Le couple franco-allemand n’est qu’une illusion des élites françaises, qui maquillent leurs trahisons et leurs renoncements sous l’apparence d’une concertation qui n’existe pas. Pour changer les rapports de force, les symboles sont utiles. Mme Merkel, qui sait défendre les intérêts de son pays, comprendrait parfaitement si un chef d’État français servant ceux de la Patrie Républicaine lui tête, dans le domaine de la mémoire, comme dans d’autres.