Pour reprendre les propos de Pierre Laurent et de Robert Gelli, je dirai qu’il n’y a pas de démocratie sans liberté d’opinion et il n’y a pas d’opinion sans critique des informations rapportées, sans culture. Faute de quoi c’est la propagande. On prête à Georges Brassens cette phrase : « L’information, s’étant développée plus vite que la culture, la propagande finit par triompher. » La thèse est encore plus pertinente chez Gilles Deleuze.
En un premier sens, la communication est la transmission et la propagation d’une information. Or, une information, c’est quoi ? Ce n’est pas très compliqué, tout le monde le sait, une information est un ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes censés devoir croire. En d’autres termes, informer, c’est faire circuler un mot d’ordre. Les déclarations de police sont appelées à juste titre des communiqués. […] Ce qui revient à dire que l’information est exactement le système du contrôle.
Gilles Deleuze, 1987, Qu’est-ce que l’acte de création ? [En ligne : https://www.lepeuplequimanque.org/acte-de-creation-gilles-deleuze.html].
Tout au long de nos travaux, les professionnels ont insisté sur le danger de la mainmise des oligarques sur les médias avec la chute de confiance, que cette curatelle politico-financière sur l’information entraîne. La fin du pluralisme dans le domaine de la presse est, comme l’indiquait Pierre Laurent, une des pièces du système, un système qui, à la manière des romans de science-fiction de Philip K. Dick, finit par fabriquer des réalités parallèles dont les complotismes ne sont qu’un des symptômes. Symptômes de cette méfiance légitime des citoyens à l’égard des industries médiatiques qui ont vampirisé le journalisme. Le sénateur David Assouline nous a parfaitement montré l’importance du jeu politico-juridique pour contenir les ambitions d’emprise des oligarques sur les médias.
À l’évidence, les modes d’évaluation que nous ne cessons d’analyser depuis la création de l’Appel des appels, comme la logique d’audimat, finissent par légitimer la marchandisation fétichisée de l’information : la télévision de Berlusconi finit par avoir plus de valeur que celle de la RAI par le vecteur d’une logique d’audimat qui est le cheval de Troie d’une logique de marché dans le champ de la culture et du journalisme.
Tout n’est peut-être pas perdu si on se rapporte à l’événement majeur de collaboration internationale des journalistes en charge d’analyser les Panama papers.
J’aurais voulu poser la question à Cécile Prieur : « Qu’est-ce qui a fait prévaloir dans cette expérience le principe de solidarité sur celui de concurrence commerciale ? » Si nous avions une réponse à ma question, nous aurions une piste de travail pour parvenir à l’émancipation.
Aurélien Soucheyre nous a montré comment chaque génération se forme en privilégiant un réseau, celui des plateformes ou de l’imprimerie. Et, chiffre à l’appui, il nous a indiqué que 41 % des Français choisissaient le smartphone et 71 % en ce qui concerne les jeunes. Ce qui rend d’autant plus nécessaire et urgent, la régulation de ces plates-formes en leur imposant un régime de fiabilité de l’information réclamée par Christophe Deloire, comparable à ce qui s’est passé au cours de l’histoire du journalisme retracée par Emmanuel Poupard. Une des questions que l’on peut poser aux plateformes. C’est « Comment pouvez-vous arriver à poser des questions ? À émettre des « pourquoi » ? » comme le proposait Charles Silvestre, comme étant le signe de la signature des grands Journalistes. Comment faire des plateformes et des médias des « antichambres » de la littérature comme le proposait Lucas Rochette à propos des journalistes des XIXe et XIXe siècles ?
À ce titre, comme l’a évoqué Bernard Teper, un journal peut et doit participer à l’éducation populaire. L’ancrage des dispositifs juridiques qui légitime les lois sur la presse sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme le rappelaient Robert Gelli et Lucas Rochette, nous apparaît comme essentiel. Laisser aujourd’hui altérer cette liberté de la presse par la curatelle politico-financière est directement une altération des libertés garanties par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Donc la liberté de la presse est un analyseur de nos libertés politiques et sociales dont on perçoit aujourd’hui qu’elle est compromise moins par une censure sur des contenus que par des grammaires de l’empêchement. Olivier Berruyer nous en offre un bel exemple avec l’interview d’un ancien journaliste de Canal+, Jean-Baptiste Rivoire ainsi que Robert Gelli en référence à la manière dont sont saisis les tribunaux de commerce pour empêcher la diffusion d’informations gênantes. La passion du journalisme, pour reprendre une expression de Charles Silvestre à propos de Jaurès, c’est une passion pour la liberté. Passion pour défendre l’intérêt général altérée aujourd’hui par ces procédures de droit qui utilisent les arcanes des tribunaux de commerce pour empêcher les informations porteuses de débats sociaux, comme l’a montré Robert Gelli.
Or, cette dérive dans le droit fait partie d’un système dont le principe cardinal est la concurrence, c’est-à-dire la pierre angulaire du néolibéralisme.
Anne-Cécile Robert a évoqué les dangers de l’intelligence artificielle en matière de concurrence avec la presse de qualité, mais ce n’est qu’une annexe de l’utilisation de l’intelligence artificielle en politique par « les ingénieurs du chaos », pour parler comme Giuliano da Empoli(1)Giuliani da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Paris, Gallimard, 2023., les messages d’information sont biaisés par une sélection de l’intelligence artificielle : on choisit les messages attendus et sélectionnés par l’archipel des populations identifiées préalablement pour leur servir la marchandise qu’elles attendent. Plus de débats idéologiques, mais des stratégies de manipulations sociales des comportements, les nudges. Ce principe de la concurrence favorise le temps court et le temps contraint, vitesse et efficacité qui sont les vecteurs de ce qui peut réduire le temps pour penser et comprendre.
Il faut que les journalistes puissent faire leur métier en redevenant responsables éthiquement et méthodologiquement de leurs actes. Comme dans les autres métiers, les professionnels du journalisme ont à se réapproprier ce que la technocratie des industries leur a confisqué. Alors ils rejoindront ces lanceurs d’alerte dont parle Walter Benjamin écrivant à son ami Gershom Scholem :
Un naufragé, qui dérive sur une épave, en grimpant à l’extrémité du mât, qui est déjà fendu […] a une chance de donner de là-haut un signal de détresse.
Walter Benjamin, Lettre à Gershom Scholem du 17 avril 1931, cité in Hannah Arendt, Vies politiques (1955), Paris, Gallimard, 1974, p. 268.
Notes de bas de page
↑1 | Giuliani da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Paris, Gallimard, 2023. |
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