La presse libre peut sans doute être bonne ou mauvaise, mais assurément, sans la liberté, elle ne sera jamais autre chose que mauvaise.
Albert Camus dans un hommage à un journaliste exilé, 1955.
L’état mondial actuel de la liberté de la presse n’est pas rassurant.
Elle est de plus en plus menacée et affaiblie dans le monde.
État des lieux des médias aujourd’hui
Le rapport de l’UNESCO sur les tendances mondiales 2021/2022 en matière de liberté d’expression et de développement des médias est accablant. Au cours des cinq dernières années, le recul de la liberté de la presse a concerné 85 % de la population mondiale. Depuis 2016, au moins 57 lois contenant des termes trop vagues ou des sanctions disproportionnées portant atteinte à la liberté d’expression ont été adoptées dans 44 pays. En 20 ans 1700 journalistes ont été tués dans le monde et 87 % de ces assassinats n’ont pas été résolus. Selon Reporters sans frontières, 528 journalistes étaient emprisonnés dans le monde au 1er janvier 2023 ainsi que 22 collaborateurs de médias.
Dans le même temps, les médias sociaux progressent. En 2016, il y avait 2,3 milliards d’utilisateurs de médias sociaux et 552 millions de tirages de journaux, en 2021, il y en avait respectivement 4,2 milliards et 474 millions. Et le recours aux coupures d’Internet par les autorités gouvernementales a été multiplié.
La France n’est heureusement pas exposée à ce type de phénomènes violents ou autoritaires. Pour autant, la liberté de la presse est soumise à des menaces et des pressions diverses.
Dans son dernier classement des pays pour leur respect de la liberté d’expression et de l’information, la France est classée au 26e rang sur 180, loin derrière le trio de tête Norvège, Danemark et Suède. La principale critique réside dans l’insécurité à laquelle sont exposés les journalistes. Si les violences policières envers les journalistes ont diminué cette année et qu’un nouveau schéma national du maintien de l’ordre plus respectueux de la liberté de la presse a été adopté, les reporters ont fait l’objet de nombreuses agressions et plusieurs journalistes restent sous protection policière. Mais RSF s’inquiète par ailleurs du possible bouleversement du paysage médiatique avec la montée en puissance de l’homme d’affaires Vincent Bolloré, qui met en œuvre des pratiques d’intimidation.
Concurrence de nouveaux vecteurs d’information ou de désinformation, développement de médias d’opinion sur le modèle de Fox News, perte de confiance des citoyens dans les médias traditionnels, concentration des médias entre les mains d’un nombre limité de personnes disposant de moyens financiers considérables, modèle économique de la presse fragilisé, précarisation du statut des journalistes sont autant de sujets de préoccupation et de défis pour la liberté de la presse.
Ce séminaire est l’occasion de faire un état des lieux le plus complet possible de la situation des médias en France et de ses conséquences sur le contenu de l’information, mais aussi, fidèle aux objectifs de l’Appel des appels, sur le statut et le métier de journaliste ainsi que sur les écarts de plus en plus importants de rémunérations au sein de la profession.
La libre presse d’opinion et d’investigation a été une conquête de la démocratie et doit rester la boussole des États. Comment y parvenir ?
Des initiatives concrètes sont aussi porteuses d’espoir face au constat préoccupant de l’affaiblissement de la presse libre.
La gouvernance des médias, comme celle de journaux indépendants tels Mediapart ou Blast, la création d’une presse d’opinion en ligne, tels que ReSPUBLICA ou Elucid, ayant pour ambition de favoriser l’esprit critique, la transmission des connaissances et le temps de la réflexion au détriment de l’instantanéité et du buzz, peuvent constituer un moyen de freiner l’appétit des « papivores » d’aujourd’hui, et d’offrir au public des médias alternatifs. De même la coopération entre plusieurs médias dans un cadre dépassant les frontières est de nature à redonner de la force à la presse d’investigation, comme l’ont démontré les enquêtes menées dans le cadre du consortium international d’investigation.
Histoire et cadre juridique
Toute réflexion sur un tel thème doit se mener en n’oubliant pas les leçons de l’histoire et des avancées politiques qui ont façonné ces principes fondamentaux que sont la liberté d’opinion et d’expression et en traçant, sur la base du cadre juridique actuel national comme européen, les pistes d’évolution nécessaire pour les renforcer et garantir.
L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 a posé le socle de ces libertés : « La libre communication des pensées et des opinions est un des biens les plus précieux de l’homme. Tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
Il faudra, toutefois, attendre près d’un siècle, sous la IIIe République, pour que la loi du 29 juillet 1881, adoptée à l’Assemblée nationale, sous l’impulsion d’Émile de Girardin, par 444 voix contre 4 :
- consacre « la liberté de l’imprimerie et de la librairie » (formule encore en vigueur aujourd’hui) ;
- supprime l’autorisation préalable de publication pour un régime déclaratif ;
- écarte la censure a priori pour une répression a posteriori sur la base de limites expressément prévues touchant au respect de la personne, à la protection des mineurs, à la répression de l’injure et de la diffamation, à l’atteinte à la vie privée ;
- instaure un cadre procédural très strict pour poursuivre les abus de la liberté d’expression, avec une courte prescription, des exigences élevées de formalisme à peine de nullité, une responsabilité en cascade.
Si les limites à la liberté d’expression ont été élargies pour mieux lutter contre le racisme et les discriminations (loi Pleven du 1/07/1972) ou contre la négation des crimes contre l’humanité perpétrés par le régime nazi (loi Gayssot du 13/07/1990), ou encore contre la manipulation de l’information pendant les périodes de campagne électorale (loi anti-fake news de décembre 2018), le cadre juridique tracé par la loi de 1881 reste sensiblement le même.
Au niveau européen, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, repris dans la charte des droits fondamentaux de l’UE du 7 décembre 2000, définit le cadre juridique de la liberté d’expression.
Toute personne a droit à la liberté d’expression, ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières.
L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumise à certaines formalités, conditions, restrictions ou garanties prévues par la loi, que constituent des mesures nécessaires, dans un état démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la dureté publique, à la défense de l’ordre public et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Paragraphe 2.
C’est sur ce fondement que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme s’est construite et a affirmé, de façon constante, deux postulats de principe :
- la presse est le chien de garde de la démocratie, le « watchdog », expression utilisée dans plusieurs décisions ;
- la confidentialité des sources est la pierre angulaire du journalisme.
S’il est admis que puisse exister une ingérence de l’autorité publique dans l’exercice du droit à la liberté d’expression pouvant prendre les formes les plus diverses, condamnation civile ou pénale, interdiction, saisie, confiscation, refus d’autorisation, les critères de cette ingérence sont appréciés de façon stricte par la CEDH.
Elle doit être prévue par la loi, accessible, claire et suffisamment précise. Elle ne doit être ni arbitraire ni déraisonnable.
Elle doit être légitime.
Elle doit être nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au regard du but poursuivi.
Elle ne peut pas remettre en cause la nécessaire liberté de communiquer des informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général, dans le respect des droits et responsabilités de la presse que sont la déontologie et la vérification des sources. Elle ne peut pas davantage priver le public de recevoir des informations, y compris dans des domaines relevant de la vie privée de personnes occupant des fonctions publiques.
La Cour de cassation française s’inspire largement de la jurisprudence de la CEDH et s’aligne sur elle.
En second lieu, sans protection des sources, il ne peut y avoir de réelle liberté de la presse.
L’article 2 de la loi de 1881, tel qu’il résulte de la loi du 4 janvier 2010, affirme le principe, en ces termes : « Le secret des sources est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public. », tout en en rappelant les limites dans le paragraphe suivant : « il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi. Cette atteinte ne peut en aucun cas consister en une obligation pour le journaliste de révéler ses sources ».
Et l’article 2 bis de la loi de 1881, tel qu’il résulte de la loi du 14 novembre 2016 complète le dispositif en affirmant le droit du journaliste à ne pas divulguer ses sources.
« Tout journaliste a le droit de refuser toute pression, de refuser de divulguer ses sources et de refuser de signer un article, une émission, une partie d’émission ou une contribution dont la forme ou le contenu auraient été modifiés à son insu. ».
Enfin, le plus récent dispositif destiné à renforcer l’information et l’investigation est la création du statut de lanceur d’alerte. Introduit par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, le dispositif du lanceur d’alerte a été renforcé par la loi du 21 mars 2022 transposant la directive européenne du 23 octobre 2019. En simplifiant les canaux de signalement, en laissant le choix au lanceur d’alerte d’user d’un canal interne ou externe, en confiant au Défenseur des droits la coordination du dispositif et l’accompagnement des lanceurs d’alerte, des progrès significatifs ont été accomplis.
Inquiétudes et affaires récentes
Si le cadre législatif de protection des sources paraît désormais satisfaisant, si la liberté de la presse est consacrée par la loi et affirmée par la jurisprudence nationale et européenne, des menaces subsistent y compris dans notre pays. Elles ne sont pas seulement de nature économique ou liées à des velléités de plus en plus fortes de concentration des médias. L’ingérence disproportionnée persiste et même s’amplifie dès lors que des enjeux de pouvoir aussi bien politique qu’économique sont en cause. C’est ainsi que des pratiques, des mesures attentatoires à cette liberté, même si elles ont vocation à être sanctionnées in fine par le CEDH, exercent une pression sur elle.
Les auditions, voire les gardes à vue, pour recel de violation du secret de l’enquête, en dehors d’affaires de terrorisme ou mettant en danger la sécurité nationale, sont toujours pratiquées.
Les secrets, entraves à la liberté d’investigation et d’information, voient leurs domaines étendus.
Des perquisitions sont opérées ou tentées dans des organes de presse, comme on l’a vu à Médiapart dans le cadre d’une enquête en lien avec les affaires Benalla, Le tribunal de Nanterre dira a posteriori que cette ingérence n’avait aucune base légale prouvée et que la perquisition litigieuse n’était ni nécessaire dans une société démocratique ni proportionnée à l’objectif poursuivi. Mais le mal était fait.
Des procédures dites baillons sont initiées pour obtenir la condamnation de médias ou l’interdiction de publication. L’une des dernières « trouvailles » est le recours par les dirigeants d’entreprises pour bâillonner la presse et dévoiler leurs sources, aux tribunaux de commerce qui prêtent une oreille complaisante à leurs requêtes.
Cela a été le cas du groupe Altice qui a engagé une action devant le tribunal de commerce de Nanterre contre Reflets qui avait publié des articles exploitant des données mises en ligne par suite d’un piratage. Pour justifier la saisine du tribunal de commerce, Altice a utilisé le secret des affaires et a obtenu gain de cause dans une décision du 6/10/2022 qui a ordonné au média de ne pas publier de nouvelles informations. La compétence donnée, de façon malencontreuse, mais peut-être pas innocente, au tribunal de commerce en matière de protection du secret des affaires, a ainsi permis de contourner la juridiction civile normalement compétente pour juger des infractions de presse. La Cour d’appel de Versailles, le 19/01/2023, a réformé la décision, en rappelant fort opportunément que le secret des affaires ne peut être opposé aux journalistes, et qu’en tout état de cause, un contrôle de proportionnalité entre la liberté d’informer et le risque couru par l’entreprise doit être opéré.
Dans une autre affaire, c’est la concurrence déloyale qui a été utilisée pour justifier la compétence du tribunal de commerce de Rouen par le groupe Valgo pour assigner un concurrent soupçonné d’avoir donné des informations à un média local, Le Poulpe, qui avait publié une enquête révélant des soupçons sur qualité de la dépollution menée par cette entreprise sur le site d’une ex-raffinerie. Dans une ordonnance, la juridiction commerciale fait droit à demande de saisir documents, correspondances et mails de la société concurrente soupçonnée d’être la source. Le juge ordonne le 29 septembre 2022 la saisie de tout échange entre le PDG de l’entreprise, des salariés et les journalistes du Poulpe ainsi qu’avec E. Plenel, Médiapart ayant repris l’enquête.
Il s’agit là d’une dérive préoccupante, donnant le contrôle de la liberté de la presse à une juridiction composée de juges non professionnels, élus par leurs pairs, ayant des intérêts communs avec les justiciables qui les saisissent. Tant qu’il s’agit de régler les litiges commerciaux entre deux commerçants, la compétence des tribunaux de commerce est acceptable, mais quand il s’agit de trancher des questions d’intérêt général qui dépassent ces cas particuliers, une vraie difficulté est soulevée.
Il est regrettable que la France, qui se targue d’être le pays de la Déclaration des droits de l’homme, ne prenne pas une initiative pour mettre un terme à une telle dérive. Il serait tout à l’honneur du gouvernement et du Parlement de mettre, au service de la défense des libertés, l’énergie qu’ils ont à dégainer une loi nouvelle toujours plus répressive au moindre fait divers. Mais au lieu de cela, dans le projet de loi relatif à la justice en cours de discussion c’est une extension de la compétence des tribunaux de commerce qui est prévue, avec la création du tribunal des affaires économiques.
Comme souvent dans le domaine du renforcement des droits et des libertés, il faudra attendre la transposition de la directive européenne proposée le 27/04/2022 sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives (appelées aussi procédures baillons ou stratégiques altérant le débat public), pour voir évoluer notre législation nationale dans ce domaine.
Le plus inquiétant, aujourd’hui, est la menace générale qui pèse sur l’État de droit. Les discours, les propositions, les programmes fleurissent à l’extrême droite, aujourd’hui de plus en plus souvent à droite et ne laissent pas insensibles d’autres courants politiques, en faveur de la sortie, au nom de la protection de la souveraineté nationale, des « contraintes » des conventions des droits de l’homme et des « exigences » des traités européens et de la jurisprudence de la CEDH. L’immigration est le premier sujet brandi. Plus largement, au prétexte de simplification de la procédure pénale, l’affaiblissement voire la suppression des garanties et des droits n’est plus écarté. La recherche de l’efficacité et de la certitude de la répression pour les plus faibles prend le pas sur la défense de l’indépendance de la justice, par ailleurs malmenée pour son audace à sanctionner les puissants.
Cette menace s’est déjà traduite dans la réalité de certains pays de l’UE (Pologne, Hongrie) ou hors de l’UE, dans un État démocratique Israël, où le projet de loi permettant par un simple vote majoritaire du parlement de remettre en cause une décision de la Cour suprême fait des envieux chez nos politiques et chez des commentateurs affidés. Beaucoup en rêvent, quand on assiste au déferlement de contestation des décisions de justice concernant des hommes politiques, quand on voit le président du groupe LR du Sénat prônait l’interdiction du syndicalisme pour les magistrats et le Sénat adopter ces derniers jours une restriction à ce droit.
Face à la menace qui pèse sur l’État de droit, et plus largement les libertés, dont celle d’expression et de la presse, l’appel des citoyens à la vigilance est plus que jamais d’actualité.