Quand les conspirationnistes crient haro sur le printemps arabe

Régimes autoritaires aux abois et désinformateurs professionnels plaquent sur les récents bouleversements du monde arabe une grille de lecture largement éculée…

On ne compte plus les théories du complot développées au cours des dernières semaines à propos des soulèvements qui ont embrasé le monde arabe. Avant de s’effondrer, le régime de Ben Ali comme celui de Moubarak ont évoqué la thèse du complot islamiste.

Familier de la rhétorique conspirationniste, le colonel Kadhafi parlait le 22 février dernier d’« un complot d’étrangers, d’Américains, d’Al Qaïda et de fous » contre la Libye, qu’il estimait en proie à de « jeunes drogués manipulés par Ben Laden ». Aujourd’hui, il vilipende le « complot colonialiste » des Occidentaux et sous-entend qu’il pourrait désormais s’allier… avec Ben Laden. « Les pays colonialistes trament un complot pour humilier le peuple libyen, le réduire à l’esclavage et contrôler le pétrole », a-t-il encore répété hier soir sur la télévision d’Etat.

Le 27 février, le président Ali Abdallah Saleh dénonçait lui aussi « un complot contre l’unité et l’intégrité territoriale de la république yéménite », avant de déclarer, dans un discours tenu à l’Université de Sanaa le 1er mars, que « la vague d’agitation politique qui déferle à travers le monde arabe est une conspiration qui sert Israël et les Sionistes ». Selon le président du Yémen, qui a d’ores et déjà annoncé qu’il ne briguerait pas de nouveau mandat, « les manifestants sont dirigés par la Maison Blanche et le centre de contrôle de la déstabilisation du monde arabe est à Tel Aviv ».

Quand les conspirationnistes crient haro sur le printemps arabe

Les autorités algériennes ont fait entendre à peu de choses près la même petite musique, suggérant que les manifestations d’opposition étaient fomentées par des syndicats, des partis et des organisations inféodées aux intérêts étrangers, français, américains et juifs. La presse pro-gouvernementale s’est lancée en particulier dans une campagne de calomnies contre Saïd Sadi, le président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), accusé d’avoir fait un voyage à Paris dans le seul but de recevoir des ordres de ses vrais chefs. Un journal algérien a carrément publié une fausse interview de Saïd Sadi, un drapeau israélien en arrière plan, dans laquelle ce dernier soutient que « le CRIF l’a assuré du soutien d’Israël » (ci-dessus). Un autre journal pro-gouvernemental est allé jusqu’à publier une photo de lui aux côtés de Bernard-Henri Lévy agrémenté de la légende : « Comment voulez-vous faire confiance à un homme qui parle à un juif ? » (voir la vidéo ).

Google, l’OTAN, le FMI, la CIA et les médias occidentaux

Selon le président russe Dimitri Medvedev, ceux à qui profitent les révolutions arabes auraient « préparé un scénario analogue pour la Russie ». Le vice-Premier ministre russe Igor Setchine a quant à lui déclaré dans une interview au Wall Street Journal, que « de hauts dirigeants de Google » – derrière lesquels certains ont tôt fait de voir la main de la CIA – ont « manipulé » les Egyptiens. Faisant référence à mots couverts aux analyses deThierry Meyssan, qui a été invité à plusieurs reprises sur les chaînes de télévision russes fin février, ou à celles de Wayne Madsen, contributeur régulier de la chaîne anglophone du Kremlin, Russia Today, le journal en ligne Slate.fr rapporte que « des experts et des conseillers du gouvernement[russe] n’hésitent pas à faire un parallèle entre les soulèvements au Proche-Orient et les « révolutions de couleurs fomentées par la CIA » qui se sont produites dans la CEI ou encore d’évoquer « un soi-disant plan » de l’OTAN pour « occuper la Libye et prendre le contrôle de ses ressources pétrolières et gazières » ».

Au Venezuela, le président Hugo Chàvez assure que « les Etats-Unis exagèrent et déforment la situation pour favoriser une invasion » en Libye tandis que son ministre des Affaires étrangères, Nicolas Maduro, accuse les médias occidentaux de « créer les conditions pour la justifier ». Quant aux médias « bolivariens », comme TeleSUR, où officie le célèbre présentateurWalter Martinez, lui même adepte de la théorie du complot, ils renouent avec les réflexes de la presse officielle soviétique, passant sous silence la répression brutale de la population civile par le régime « ami » de Kadhafi. Ils relayent également la propagande des théoriciens du complot professionnels. Le site de la radio YVKE Mundial, qui dépend directement du Ministère de la Communication et de l’Information vénézuelien et où Thierry Meyssan a littéralement pignon sur rue depuis 2007, a repris à son compteles analyses de Webster G. Tarpley, grand inventeur de théories conspirationnistes devant l’Eternel, qui interprète les révolutions arabes comme une manière pour les Etats-Unis d’« installer au pouvoir des marionnettes encore plus agressives à l’égard de la Russie, de la Chine et de l’Iran ».

Michel Chossudovsky soutient sensiblement la même thèse. Selon cet animateur du site conspirationniste Mondialisation.ca, « les véritables décisions sont prises à Washington DC, au département d’État, au Pentagone, à Langley, le quartier général de la CIA et à H Street NW, le quartier général de la Banque mondiale et du FMI » et la crise égyptienne ne serait rien d’autre que l’aboutissement d’un « plan de Washington » visant à promouvoir, au travers d’ONG liées aux services secrets américains, de nouveaux dirigeants arabes destinés à remplacer des chefs d’Etat usés par des décennies de pouvoir.

Cette grille de lecture conspirationniste est erronée à plusieurs titres :

Tout d’abord, elle envisage les nations arabes comme une collection de peuples dépourvus de toute volonté ou capacité d’action autonomes. Réduisant les Arabes à n’être que des spectateurs passifs de leur propre histoire, elle les enferme dans le rôle d’éternelles victimes de « l’impérialisme occidental », incapables de prendre en main leur destin.

La deuxième limite de cette approche réside dans la représentation faussée des Etats-Unis sur laquelle elle repose. L’Amérique y est conçue comme une entité à la fois maléfique et monolithique, dotée d’une volonté immuable tout au long de l’histoire, en dépit des changements d’administration. Les chefs d’Etat américains successifs et leurs équipes, bien que désignés au terme d’élections libres, ne seraient que des pantins à la solde d’intérêts supérieurs, cachés bien évidemment (la « finance internationale », le « Nouvel Ordre mondial », les « Illuminati », le « Sionisme », etc.).

Cette approche simpliste et étroitement manichéenne présente également l’inconvénient de négliger un ensemble de facteurs qui constituent sans doute la clé de la compréhension des soulèvements du monde arabe : le rôle d’Internet ; l’importance cruciale de l’émergence de réseaux sociaux comme Facebook et Twitter ; l’émergence de médias audiovisuels de qualité en langue arabe comme Al-Jazeera ; le choc créé dans les opinions publiques, et singulièrement dans l’opinion tunisienne, par les révélations de Wikileaks et les logiques mimétiques à l’œuvre (le fameux « effet domino »).

Enfin, imaginer que ces événements sont le pur produit de logiques intentionnelles revient à s’affranchir totalement des faits car, comme le révèlent les atermoiements du Département d’Etat et des autres chancelleries occidentales, tout le monde, y compris les Frères musulmans en Egypte et en Tunisie, a été pris de court par cette série de soulèvements populaires. Et s’il est était, tout simplement impossible de prédire une révolution ?

Quand les conspirationnistes crient haro sur le printemps arabe

Il ne s’agit pas ici de minimiser l’influence des Etats-Unis au Proche-Orient ou celle des Frères musulmans sur la société civile égyptienne. L’Egypte d’Hosni Moubarak faisait indéniablement partie de la sphère d’influence américaine. Mais était-il vraiment dans l’intérêt des Etats-Unis de voir ce dernier quitter le pouvoir, dans de telles circonstances ? Quant à la puissante confrérie fondée par Hassan Al-Banna, elle est sans doute la première force politique du pays quoique pas nécessairement majoritaire. De toute évidence, pourtant, elle n’a pas eu de rôle décisif dans le soulèvement des Egyptiens.

Par ailleurs, en quoi le chaos qui prévaut en Libye est-il de nature à faire le jeu des Occidentaux ? Qui peut dire que les forces de l’OTAN, déjà empêtrées en Afghanistan, ont envie d’ouvrir un nouveau front en Afrique du Nord ? Enfin, n’est-il pas significatif que les sympathisants du colonel Kadhafi omettent de rappeler que le principe d’une zone d’exclusion aérienne visant à protéger les civils, non seulement est accueilli favorablement par la Ligue arabe et l’Organisation de la Conférence islamique, mais ne pourra être imposé qu’avec l’assentiment de la Russie et de la Chine au Conseil de sécurité de l’ONU ?

Dernière minute :
Un texte remarquable a été mis en ligne aujourd’hui sur le site du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). Il dénonce avec force l’attitude adoptée par Fidel Castro et Hugo Chavez face à la révolution libyenne et se démarque clairement de toute lecture conspirationniste de la situation. En voici un extrait :

« On voit également fleurir aujourd’hui d’abracadabrantes « théories du complot », selon lesquelles, contre toute évidence, les événements dans le monde arabe, et particulièrement en Libye, seraient l’œuvre d’une vaste conspiration ourdie par la CIA et le Mossad afin de pérenniser leurs intérêts dans la région, de « changer les choses pour que rien ne change ». Selon ces théories fumeuses, tout était prévu, tout était écrit à l’avance par l’impérialisme. Les masses en révolte ne seraient ainsi que de vulgaires marionnettes aux mains de forces machiavéliques et toutes puissantes qui tirent les ficelles dans l’ombre, à Washington ou à Tel Aviv. Outre le profond mépris pour les peuples de la région arabe qui se cache derrière ces théories conspirationnistes, elles ont également comme conséquence désastreuse de susciter la méfiance, la passivité ou l’absence de solidarité face aux processus en cours. Si des conspirations existent bel et bien, ce ne sont pourtant pas elles qui écrivent l’histoire présente, elles tentent au contraire de les réécrire, de soumettre à leur volonté des événements qui leur échappent et les dépassent largement ».