Il me semble toutefois qu’un volet est encore largement sous-estimé pour affronter ces crises, celui d’aider les citoyens à y faire face. À la différence des professionnels préparés spécifiquement à ces situations, sapeurs-pompiers, médecins et psychologues spécialisés, etc., la population est le plus souvent démunie, et ce, à plusieurs points de vue. Lorsque la situation est nouvelle, elle peut manquer de repères pour appréhender les risques à leur juste mesure. La gravité de la situation échappe. Pas de repères non plus sur les conduites à tenir pour anticiper la catastrophe ou lorsque celle-ci est avérée.
Attitudes diverses devant l’effet de surprise
L’effet de surprise de l’événement et le sentiment d’impuissance associé ont surtout des effets psychologiques importants. Le premier est celui de perturber la perception de la situation. Les risques peuvent ainsi être minimisés, euphémisés pour reprendre le terme du sociologue Denis Duclos. L’attitude pourrait se résumer à « Ce n’est pas très grave, cela va passer ! ». Plus encore, il peut y avoir des phénomènes de dénégation des risques. L’esprit ne veut pas voir la situation apparaissant insupportable. Les exemples dans l’actualité ne manquent pas, telles ces personnes pensant que le cours d’eau tumultueux débordant le lit de sa rivière n’atteindrait jamais leur maison, et peu de temps après, se trouvent bloqués chez eux, la maison menaçant de s’effondrer à tout moment.
Certaines réactions peuvent aussi viser uniquement à se protéger du point de vue psychique et non pas d’assurer sa sécurité, le maintien de son équilibre psychologique devenant l’unique préoccupation. Il en est ainsi des conduites automatiques. Un exemple permet d’imager ces propos, en restant dans le même domaine des inondations. À Vaison-la-Romaine, le 22 septembre 1992, des orages violents ont fait déborder la rivière Ouvèze, élevant son niveau de plus de 15 mètres en quelques heures. Des dizaines de maisons ont été détruites, un camping rasé, et l’on a déploré de nombreux morts. Dans ce contexte, les chaînes télévisées ont passé en boucle des scènes éprouvantes, et notamment d’effondrement de maisons. Au milieu de ces images, une scène insolite apparaît. Une personne à l’étage d’un immeuble en bordure de rivière balaye son balcon avec application. Il s’agit en fait d’une réaction automatique de dénégation de la réalité en se centrant sur des gestes quotidiens. Le psychisme de la personne nie cette réalité angoissante.
Un phénomène tout aussi marquant est celui de la croyance que son action, fût-elle totalement inadaptée, va permettre de répondre efficacement à la situation présente. Relèvent de cette logique les croyances de malades incurables face aux promesses de produits miraculeux alternatifs à la médecine conventionnelle, pratiques trompeuses faites à des fins mercantiles. Les périodes de pandémie sont également riches en croyances de ce type.
Effets sur le psychisme
Outre l’absence de repères face à des situations extrêmes nouvelles et les impacts qu’elles peuvent avoir sur une perception et des conduites adaptées, les catastrophes peuvent avoir des effets dévastateurs sur le psychisme. L’irruption de la possibilité de mourir peut ainsi causer un traumatisme psychique. Ce n’est pas le lieu ici d’expliciter en quoi consistent les effets post-traumatiques. Nommons seulement quelques symptômes parmi les plus fréquents : blocage de la temporalité du sujet sur la scène traumatique qu’il revit de façon répétée, réaction d’hypervigilance au moindre signe pouvant évoquer l’événement (un claquement sonore pour des personnes ayant été dans l’environnement d’une explosion comme celle de l’usine AZF, ou encore un léger tremblement de sol dû au déplacement du métro parisien après un vécu un tremblement de terre), désadaptation à la vie sociale avec le sentiment de ne plus pouvoir être compris, ou uniquement par des victimes ayant vécu le même événement. Tous ces symptômes sont particulièrement délétères.
Comment aider les citoyens à se préparer aux situations de crise ?
L’action publique doit leur donner les moyens de se repérer et d’adopter les premiers gestes lorsque survient la crise. Trois familles majeures de propositions peuvent être faites : informer de la façon la plus honnête possible, donner de premiers repères pour agir en situation de crise, aider à comprendre les dispositifs d’accompagnement des victimes de catastrophes.
Informer
Que ce soit lors de leur imminence ou pendant la crise, il s’agit d’informer de façon transparente. Au cours des dernières décennies, la situation progresse en France. C’est déjà le cas pour les incendies, et de plus en plus pour les inondations. Mais face à des situations de très forte intensité et à caractère inhabituel, la tendance des autorités françaises consiste souvent, au moins dans un premier temps, à vouloir rassurer en minimisant les dangers.
Cela a été le cas après l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl, ou encore en début de gestion de pandémie. Cela retarde les premiers gestes de sécurité personnelle et ne facilite pas la coordination avec l’action publique.
Minimiser les risques, voire parfois les masquer, est vraisemblablement lié à la crainte de réactions de peur de la population, voire la crainte de mouvements de panique. Ce n’est pas la solution, au contraire. L’enjeu majeur en situation de crise est la confiance dans les autorités. Les citoyens doivent sentir que les autorités sont à leurs côtés pour affronter ces situations à grande incertitude, lesquelles ne peuvent être gérées collectivement qu’au travers d’un niveau de confiance élevé entre l’ensemble des acteurs. Cela passe par le fait de dire quand on ne sait pas.
Cette attitude peut paraître contre-intuitive, mais elle est nécessaire pour une adhésion et une implication citoyenne de la population. On affronte ensemble en situation d’incertitude !
Donner des repères pour agir en situation de crise
Le territoire national bénéficie d’éléments de culture très favorables. Le modèle français de la sécurité civile se distingue de ceux des autres pays européens par le fait d’un appel massif au volontariat. Selon les chiffres de 2021 du ministère de l’Intérieur, il y a près de 198 000 sapeurs-pompiers volontaires, soit 78 % de l’effectif des sapeurs-pompiers. Cette aptitude de citoyens spécifiquement formés et entraînés à gérer des situations critiques est une force unique d’intervention, qui infiltre profondément la société. Mais cela ne saurait suffire. Partageons à titre d’illustrations quelques pratiques observées dans différents lieux.
Ainsi, les pompiers de Tokyo organisent hebdomadairement des séances de prévention à destination de la population lors desquelles les personnes sont sensibilisées à l’utilisation d’un extincteur, à se déplacer dans une salle totalement enfumée, et surtout à participer à un exercice de simulation d’un tremblement de terre. Le dispositif est le suivant. Une table et six chaises sont posées sur un plateau qui permet d’effectuer des secousses d’intensités variables. La table est fixée sur le plateau. Le dispositif est visuel et sonore, le plateau est entouré d’écrans géants sur lesquels sont projetés des films d’effondrement d’immeubles et d’infrastructures lors de tremblements de terre qui ont réellement eu lieu. La stimulation est donc multisensorielle : proprioception(1)La proprioception est la perception de la position et du mouvement des parties du corps, sans vision., vision et audition. L’exercice vise à faire acquérir aux participants les premiers gestes de protection individuelle, à savoir se réfugier sous la table en tenant chacun un pied de celle-ci, dans un contexte où ils ressentent un vécu sensoriel se rapprochant des conditions d’un séisme.
Une pratique très atténuée sur un thème similaire peut également être citée, dans une autre région à forte sismicité : la Californie. En début de stage de session de formation à la médiation, les participants sont invités en groupe à identifier les premières actions à faire en cas de tremblement de terre. Cet exercice, destiné à ouvrir à des confrontations de points de vue, conduit de façon sous-jacente les participants à réfléchir collectivement à ce qu’ils feraient en cas de séisme.
Autre exemple, la Ville de Paris, après avoir monté son premier dispositif de gestion de crise, avait diffusé, dans la revue destinée aux Parisiens, une liste des quelques produits de première nécessité à avoir chez soi pour pouvoir tenir trois ou quatre jours en cas de crise majeure, de façon à pallier le risque temporaire de paralysie d’approvisionnements de la ville.
Le sujet de la sensibilisation des citoyens aux situations de crise est à approfondir. Des dispositifs sont certainement à inventer, à penser en fonction des risques majeurs des régions. De même, des exercices de simulation de crise ciblés sur un risque spécifique à une zone géographique donnée en impliquant des responsables locaux, mais aussi des représentants de la vie associative sont à créer.
Aider à comprendre les dispositifs d’accompagnement des victimes de catastrophes
Il s’agit de mieux informer des principaux dispositifs d’accompagnement des victimes et de leurs proches. Cette information est utile à tout citoyen et pourrait être, en particulier, orientée vers les acteurs de proximité de la vie publique tels que les municipalités et les associations à vocation sociale, ainsi que les acteurs du domaine de la santé.
En soi la compréhension générale de l’accompagnement des victimes est actuellement parcellaire. En effet, si l’aspect de prise en charge directe des victimes après une catastrophe sur le plan psychologique est maintenant bien connu sous l’effet de l’information relayée par les médias, la prise en charge sur la durée et l’accompagnement juridique des victimes lorsque la nécessité se présente sont encore insuffisamment perçus. Ce dernier volet n’a pas pour seul objectif la réparation économique du préjudice, voire ses implications pénales, mais vise également des effets psychologiques relatifs à la confiance que les victimes peuvent accorder à la société pour les protéger. Par ailleurs, des entourages des victimes peuvent également être impactés par la situation et éprouver le besoin d’un accompagnement. À ce titre ils sont qualifiés de victimes indirectes. In fine, il s’agit de rendre aux citoyens leur capacité d’initiative et d’adaptation aux situations de crise, en les informant et en les sensibilisant à la maîtrise émotionnelle de leur vécu.
Notes de bas de page
↑1 | La proprioception est la perception de la position et du mouvement des parties du corps, sans vision. |
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