On le sait, le travail est, lui aussi, à réinventer. Que l’on songe aux souffrances dans son cadre qui ne cessent de se multiplier, au chômage devenu massif, aux effets délétères des nouveaux modes de management sur les subjectivités contemporaines, à la précarisation accrue des salariés ou au démantèlement des services publics, chaque jour semble se faire le nouveau témoin de cette désintégration du travailleur du tissu collectif. Les métiers, finalement, s’isolent, rivalisent de productivité comme de pénibilité, et se désinscrivent d’un maillage symbolique qui fait pourtant le nœud entre le champ du travail, le commun et la vie de la cité. Et dans ce contexte pour le moins insécurisant, il semble que les quelques élans de résistances démontrent d’une certaine difficulté à repenser l’essentielle question du travail – son organisation comme sa place dans la vie de chacun –, parallèlement aux légitimes revendications s’exprimant sur le plan de la rémunération. Une certaine soumission paraît plus généralement s’installer, signe d’une aliénation à un discours capitaliste qui semble devenir la boussole déréglée et dérégulée du lien social.
Nous ne pouvons que nous étonner de cette relative soumission, alors même que les effets de ce discours continuent de faire preuve d’une violence qui ne cesse de s’intensifier. Et pourrions-nous peut-être ainsi faire l’hypothèse que cette docilité répondrait moins d’un supposé goût masochiste pour l’économie à la sauce néo-libérale que de la répétition d’un impensé autour duquel se tisse l’épineuse question du travail. Force est de constater la participation de la gauche elle-même de cet impensé en contribuant à cette sorte de scission séparant aujourd’hui les notions de travail de celles de liberté, d’émancipation ou de plaisir. Impossible ainsi, au sein de ce cadre de pensée, que de s’imaginer s’émanciper par le travail ; non, on ne s’émanciperait que du travail. Formulé autrement – et pour en souligner l’aporie -, ce serait dans l’ailleurs du travail que le travailleur s’émanciperait. Nul doute que cette segmentation participe de faire le lit d’une obéissante acceptation quant à cette lente dégradation des conditions de travail.
Se réaliser par et dans le travail…
Pourtant, l’on ne pourrait guère douter de l’existence, chez le travailleur, d’une demande d’être ; d’une demande de réalisation de soi dans et par le travail. Celui-ci reste, en effet, dans le lien social, un marqueur d’identité, une façon de se présenter, d’être identifié par un autre, et de s’inscrire, finalement, dans la collectivité. De près ou de loin, le métier n’est pas sans convoquer quelque chose qui confine à l’intime. L’être s’y engage. Des identités s’y dessinent. D’une certaine façon, et singulière pour chacun, il n’est pas sans nommer le sujet qui s’y représente. Toutefois, la précarisation actuelle de l’emploi, la flexibilité comme nouveau maître mot de ce qui est demandé au travailleur ou l’ubérisation des métiers rendent fragiles ces identités.
Comment, en effet, se sentir représenté comme individu par sa profession, s’y sentir engagé ou concerné quand on ne vous chuchote que la possibilité de la perdre ou d’en changer ? Comment continuer d’y engager de son intime quand ce bout d’être qu’est le métier est la cible d’une véritable casse ? Tout se passe comme si la façon dont s’organisait aujourd’hui le travail, au sein d’une économie capitaliste féroce, ne pouvait que laisser lettre morte cette demande d’être, cette demande de réalisation de soi par le métier. En ce sens, la fameuse perte des vocations ne serait pas une disparition de celles-ci, mais plutôt une impossibilité nouvelle, voire une interdiction, d’inscrire, dans le champ de son métier, sa vocation – c’est-à-dire son désir.
… une demande proscrite
L’actualité de ce qu’on appelle le travail social et médico-social nous paraît être symptomatique de cette nouvelle proscription dans le champ des métiers. Dans un domaine où le lien à l’autre, la façon d’être avec un autre constitue le principal outil de travail quant à la réalisation de ses missions, l’insidieuse tentative d’éviction de l’intime, de l’être ou de la vocation produit ici, nous semble-t-il, quelques ravages, chez les usagers comme chez les professionnels. Ces derniers, en effet, paraissent se retrouver tiraillés entre d’un côté, le sens qu’ils engagent singulièrement dans l’exercice de leur profession et, de l’autre, ce nouvel impératif qui leur commande de se distancier de l’usager, de ne surtout pas s’y attacher et, in fine, d’idéalement n’être aucunement affecté par son activité. Par souci, en effet, d’un supposé « professionnalisme » – qui masque mal le rabaissement du travailleur à une simple fonction d’exécutant de tâches bien définies par quelques procédures –, il semblerait que le travail social se vide lentement de ce qui fait pourtant sa substance, son invitation à être là, avec l’autre, et en lien. C’est que cette ritournelle résonne de plus en plus bruyamment dans ce champ professionnel. Elle vise un travail social sans amour, sans affect et sans attache.
Et si la palme de cette dissociation revient bien sûr aux assistants familiaux, à ces familles d’accueil auxquelles on ne demande rien de moins que d’éduquer sans aimer, il ne fait guère de doute que l’ensemble des professionnels concernés par ces activités d’utilité publique se retrouvent tourmentés par cette insoluble division. Ils désertent d’ailleurs ces structures, qui se retrouvent actuellement bien en peine à pourvoir les postes disponibles. Et le contraire nous paraîtrait étonnant quand, parallèlement au peu de reconnaissance financière qu’ils proposent, l’organisation du travail dans le médico-social devient telle que cette demande d’être, cette demande de réalisation de soi du travailleur ne trouve plus l’occasion, non pas, bien sûr, d’être comblée, mais ne serait-ce qu’être entendue.
L’éviction du sujet
A considérer ce malaise dans le travail social comme un symptôme plutôt que d’un cas isolé, peut-être nous indique-t-il une certaine tendance, produite par le discours capitaliste ambiant, visant à l’éviction du sujet, au rejet de la question de l’être, du champ des métiers. La réduction du travailleur à une simple tâche à exécuter, son rabaissement à une pure fonctionnalité vont dans le sens de cette réification, elle-même synonyme du bannissement des résonances intimes éventuellement produites par l’exercice de son activité. C’est donc la question de l’être qui se trouve exclue, la question Qui suis-je ? quand je travaille, Qu’est-ce que je fous là ? – pour reprendre les mots fameux de Jean Oury – ou encore Qu’est-ce que mon travail fait de moi ? comme autant de déclinaisons de la même interrogation du sujet quant à sa place et son engagement. Ce qui est là soumis à une certaine forme d’exclusion n’est rien de moins que le désir en tant que tel. Celui du sujet, du travailleur ou du citoyen. Et dans son sillon ne peut que suivre la dimension éthique qui lui est intimement liée. Comment, en effet, s’interroger encore sur le sens de ses missions quand le métier se désolidarise de ce qui l’intime singulièrement ?
A l’engagement, au désir ou à l’éthique du travailleur paraît se substituer un nouveau mot d’ordre, un nouveau maître mot, celui de la satisfaction. Elle apparaît partout, exigée en tout lieu, signe de l’immixtion du discours capitaliste mercantile au creux de champs, tel le service public, qui semblait pourtant lui rester étranger. Le règne de la satisfaction s’impose comme nouvel impératif comportemental, nouvelle visée attendue quant aux missions du travailleur. L’engagement éthique n’a dès lors droit de séjour qu’à la condition de son propre rabaissement constituant son dessein contemporain : la satisfaction de l’autre.
Le secteur du travail social et médico-social
Le travail social, lui-même soumis aux effets de ce discours ambiant, n’échappe pas à cette dérive. Depuis, en effet, la loi 2002-2 et la refonte de l’action sociale et médico-sociale, un véritable slogan s’est imposé dans ce domaine d’activité, qui s’organise dorénavant autour de « l’usager au centre ». Si un pari bien optimiste nous laisserait volontiers entendre l’écho humaniste de ces nouvelles directives – elles-mêmes supposées prendre en compte la diversité de chacun et invitant à co-construire avec l’usager son accompagnement spécifique -, c’est bien un changement de paradigme du travail social qui est à l’œuvre et, sans doute plus généralement, du service public tout entier. Car dans cette nouvelle conception qui ne manque pas de nous rappeler le leurre du libéralisme, c’est l’idée même de l’intérêt général qui se retrouve rabaissé à la somme des intérêts particuliers, qu’il s’agirait de reconnaître puis, de satisfaire. Cette satisfaction de l’usager devient dès lors le nouveau centre de gravité de l’ensemble des établissements du champ de l’action sociale qui de fait s’homogénéisent, renonçant progressivement à la spécificité des principes théoriques et éthiques qui supportaient à la fois le cadre des diverses institutions et l’engagement des professionnels. Et si l’usager, le public, varie bien entendu selon les structures, ce qui tend à s’imposer tient en une indifférenciation des positionnements institutionnels, se réduisant à cette visée nouvellement imposée. De ce fait, le style, ou l’intime façon de rencontrer et d’accompagner un public, propre à chaque professionnel, n’a plus guère droit de cité dans ces établissements où le conformisme des procédures et des contrôles n’invite qu’à un travail désincarné.
Logique de l’être, logique de l’avoir
Il semblerait ainsi que le champ de l’action sociale, que l’on aurait pu imaginer préservé du discours capitaliste, nous indique plutôt les effets de celui-ci. La réification du travailleur, le rabaissement infantilisant du citoyen à sa satisfaction ou l’homogénéisation visée des positionnements professionnels sont autant d’indicateurs de cette tentative d’éviction de la question de l’être du champ des métiers. Ce qui, dès lors, se dessinait d’identité par le travail semble se fragiliser dans ce qui apparaît aujourd’hui comme une lente indifférenciation des professions, bientôt interdites de témoigner de leur style.
A suivre cette hypothèse, il semble que dans ce climat de flexibilité et d’insécurité quant à l’emploi, les frontières qui différenciaient les travailleurs en accordant au sujet une identité par la spécificité du métier nous paraissent s’estomper. Et les effets d’ailleurs corporatistes, par lesquelles les professions rivalisent dans des logiques quasi identitaires, se présentent aussi comme autant de formes réactionnelles quant à cette lente destruction de leur altérité. Il semblerait plutôt, et finalement, que cette question de l’être dessinerait aujourd’hui moins les frontières entre les métiers que celle de l’avoir.
Avoir, ou ne pas avoir, un travail, semble devenir la nouvelle ligne de démarcation séparant ceux qui vivent dans la crainte de le perdre et ceux qui vivent dans la honte de son défaut. L’engagement éthique ou l’identité que peut dessiner la pratique d’un métier deviennent ainsi bien secondaires quand le travail, lui-même, ne trouve d’autres horizons que le champ de la nécessité. Et si cette dimension de l’avoir devient le principal ressort subjectif de l’inscription du travail dans la vie de chacun, on ne pourrait s’étonner que ce qui en est attendu se formule exclusivement en ces mêmes termes. Le travailleur n’est ainsi pas invité à se demander ce que son travail fait de lui, ou qui il est, lui, quand il travaille, mais plutôt qu’est-ce que ce travail lui permet, ou non, d’avoir – signe que le discours capitaliste, s’il dirige les logiques économiques, n’est évidemment pas sans effets sur les subjectivités qui s’y inscrivent.
Il est ainsi à craindre que la pratique d’un métier, de celle qui engage le sujet, l’individu dans son acte, ne laisse place à l’anonymat d’un travail qu’il ne s’agirait que d’avoir. C’est alors à une activité désincarnée que somme insidieusement le discours capitaliste, un travail asséché de ce qui l’intime, débarrassé de ses résonances subjectives. En ce sens, la liste des nombreuses souffrances au travail qui ne cesse de s’allonger nous apparaîtrait comme des résistances, des contestations symptomatiques quant à la réification subie par l’ensemble des travailleurs. Des signes, bien sûr, de ce « désêtre » au travail qui caractérise notre contemporain, de l’impasse qu’il nous indique dans ces symptômes, mais aussi d’un refus. Un refus du sujet vis-à-vis de cette tentative d’éviction de ce qui fait la singularité d’une pratique. Un refus de sa chosification. Et un refus du travailleur quant à son rabaissement à l’infantilisante notion mercantile qu’est la satisfaction.
Un refus pour, finalement, refaire du travail, par le métier, une invitation citoyenne. Le démasquer du libéralisme par lequel il se farde, et lui redonner sa fonction d’inscription de chaque individu dans la vie de la cité.