Roland Gori est président de l’association Appel des appels, professeur honoraire des Universités, psychanalyste. Dernier ouvrage paru : Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances, Paris, LLL, 2020.
Aujourd’hui, la gauche ressemble à la société française décrite par Jérôme Fourquet (1)Jerôme Fourquet, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019. : elle subit un processus d’« archipelisation ». Ce n’est pas le seul fait de la gauche. On retrouve cette division sociale un peu partout dans le paysage politique français. C’est normal puisqu’elle est le reflet et l’opérateur de nos impasses culturelles. Cette fragmentation sociale et cette dislocation des entités politiques traditionnelles ne sont pas propres à la France. Elles expliquent le succès de clowns comme Trump ou Bolsonaro et l’émergence de gouvernements illibéraux. Ces pathologies de la démocratie libérale résultent de la marche forcée de l’ensemble des peuples, notamment européens, vers une mondialisation marchande, source de globalisation uniforme et de fragmentation des cultures
Ces pathologies de la démocratie libérale résultent de la marche forcée de l’ensemble des peuples, notamment européens, vers une mondialisation marchande, source de globalisation uniforme et de fragmentation des cultures.
Ce qui explique les multiples et éparses réactions de colère déclinées à l’infini des races, des religions, des genres, des strates et des segments, des « stigmates » au sens d’Erving Goffman (2)Erving Goffman, Stigmate (1963), Paris, Éditions de Minuit, 1975.. Comment se fait-il que les luttes collectives s’éparpillent à ce point, et que depuis près d’un demi-siècle les syndicats et les partis de Gauche ne soient pas parvenus à proposer une alternative politique et sociale crédible ? Comment se fait-il que ces mêmes syndicats et partis de gauche naviguent, au mieux à défendre l’emploi en exigeant des « amortisseurs » sociaux, ou au pire qu’ils collaborent, dans le sens le plus péjoratif du terme, à cette extrême prolétarisation de tous les travailleurs ?
Une part de la réponse a été apportée par Bruno Trentin (3)Bruno Trentin, 1997, La Cité du travail, Paris : Fayard, 2012. il y plus de vingt ans et n’a pas reçu toute l’attention politique qu’elle méritait. La gauche européenne est tombée dans la croyance au caractère inéluctable et naturel de la rationalité économique et de l’impérieuse nécessité de la concurrence. Cet échec de la gauche à proposer des projets alternatifs au capitalisme néolibéral lui a valu les déboires que nous lui connaissons. Cet échec provient de son incapacité à sortir de l’existant, celui d’une décomposition des actes professionnels, de leur fragmentation et de leur rationalisation impliquant une séparation entre d’une part les décideurs et les experts et d’autre part les exécutants. Dans ce système structurel, les potentialités et l’usage maximal des nouvelles technologies n’ont fait qu’accroître la rigidité et la vitesse des tâches à accomplir, comme leur parcellisation technique et la confiscation du pouvoir de décision des hommes de métiers au profit des managers et des technocrates. Avec cette prolétarisation de l’ensemble des travailleurs, de la caissière et du postier au directeur de recherches du CNRS en passant par l’enseignant de collège ou le médecin hospitalier, tous ont été contraints de devoir s’adapter à ce nouveau mode de penser et de vivre, à ce taylorisme et cette ubérisation de tous les métiers et dans tous les secteurs. Les principes du taylorisme, standardiser, décomposer, fragmenter, rationaliser, techniciser, prescrire, contrôler et évaluer les rendements individuels, sont plus que jamais d’actualité. Les effets aliénants de ce nouveau pouvoir discrétionnaire n’auront été que rarement remis en cause par les syndicats et partis politiques de gauche.
Ce système culturel hégémonique ne concerne pas seulement l’« organisation scientifique du travail » (Taylor), il constitue la matrice philosophique, je dirais presque métaphysique, d’une vision du monde, d’un foyer d’expériences subjectives et sociales conditionnant toutes nos manières de vivre et de penser. Au nom d’une pseudo-objectivité des scores, les dispositifs d’évaluation et de management soumettent les travailleurs, cassent les métiers et pulvérisent les luttes collectives en kyrielle de colères particulières. Les syndicats et la Gauche ont toléré que les pratiques professionnelles soient réduites à une pure nécessité instrumentale, quantitative et comptable. Comme l’a montré Bruno Trentin, « c’est parce qu’elle ne parvient pas à faire un retour critique sur son adhésion à cette réification du travail que la gauche européenne n’a rien de crédible à dire face au tour pris par le nouveau capitalisme globalisé. (4)Bruno Trentin, ibid., p. 20. » L’enjeu est politique et éthique. La confiscation de la capacité de se diriger et de décider par soi-même, cette perte de liberté dans les métiers, n’a pas été suffisamment combattue.
La confiscation de la capacité de se diriger et de décider par soi-même, cette perte de liberté dans les métiers, n’a pas été suffisamment combattue.
Elle n’a pas été suffisamment mise à l’ordre du jour des agendas politiques. Or, ce combat est celui qui, aujourd’hui, se révèle le plus rassembleur pour des travailleurs réclamant la reconnaissance sociale de leur dignité. Exercer un métier, c’est œuvrer non seulement pour offrir un service, mais c’est aussi se produire en tant que subjectivité, et produire un type d’humanité. Les enseignants, les soignants, les journalistes, les magistrats, les acteurs culturels qui se révoltent aujourd’hui ne réclament pas seulement de meilleures conditions de salaires. Ils exigent la fin d’un management « techno-fasciste .(5)Pier Paolo Pasolini, Ecrits corsaires (1975), Paris : Flammarion, 1976. » et la possibilité de faire de leurs métiers et de leurs vies des œuvres d’art. Des œuvres d’art au sens où l’entendaient William Morris qui mêlait l’art et l’artisanat, ou John Keynes qui plaçait les artistes et les savants bien au-dessus des hommes d’affaires. Le même John Keynes déplorait que les techniques et les sciences soient asservies par les rentiers et les usuriers pour assouvir leurs penchants dangereux vers cet « état morbide plutôt répugnant » que fabriquent l’avarice et l’amour du gain dont il disait qu’il constituait « l’une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales». (6)John M. Keynes, Sur la monnaie et l’économie (1931), Paris : Payot, 2009, p. 177-178.
Alors, peut-on encore espérer aujourd’hui construire une « cité du travail » en assemblant les travailleurs pour offrir à la gauche une alternative crédible ? La pensée en archipels n’a pas que des inconvénients. Elle peut inciter à construire des ponts-levis, des passerelles indispensables à l’assemblage de toutes les colères sociales qui ont, incontestablement, aujourd’hui, une dimension éthique et politique. La gauche pourrait-elle revoir sa copie en réclamant une liberté politique dont la matrice originaire dans la modernité est nécessairement celle qui s’acquiert au travail ?
La gauche pourrait-elle revoir sa copie en réclamant une liberté politique dont la matrice originaire dans la modernité est nécessairement celle qui s’acquiert au travail ?
Le désir de partager dans la fraternité le goût de l’art et du travail, celui de l’œuvre et de l’humanité, pourrait nourrir l’espoir de transformations sociales radicales.
Notes de bas de page
↑1 | Jerôme Fourquet, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019. |
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↑2 | Erving Goffman, Stigmate (1963), Paris, Éditions de Minuit, 1975. |
↑3 | Bruno Trentin, 1997, La Cité du travail, Paris : Fayard, 2012. |
↑4 | Bruno Trentin, ibid., p. 20. |
↑5 | Pier Paolo Pasolini, Ecrits corsaires (1975), Paris : Flammarion, 1976. |
↑6 | John M. Keynes, Sur la monnaie et l’économie (1931), Paris : Payot, 2009, p. 177-178. |