Le mouvement Me too qui encourage la prise de parole des femmes – qui est une meilleure expression que « libération de la parole des femmes » –, les affaires de violences à l’égard des femmes, de la moins conséquente, mais tout autant inadmissible comme la gifle à la plus grave avec les féminicides, avec ou sans préméditation, en passant par les multiples stades d’emprise physique et/ou psychologique invitent à traiter cette question fondamentale dans le cadre du respect de l’humanité en chacun et chacune d’entre nous. Passons par un bref historique
Préhistoire : paléolithique vs néolithique
La place des femmes semble se fragiliser à partir du néolithique. Les archéologues n’ont pas retrouvé de traces de violences spécifiques à l’égard des femmes au paléolithique. De fait, les relations au sein des groupes humains ne semblaient pas se fonder sur la notion de couple avec une hiérarchie favorable aux hommes (mâles). Les rapports sexuels pouvaient s’établir avec n’importe qui au sein de la communauté. Ainsi, les enfants savaient qui était leur mère, mais pas leur père. Cela pouvait donner une place importante aux femmes et les hommes ne pouvaient se prévaloir d’une hérédité incertaine pour favoriser leur progéniture supposée. Sans doute, sans idéaliser l’époque comme le fit Jean-Jacques Rousseau avec son concept de « bon sauvage » abîmé par la société, des rapports plus équitables entre membres du groupe peuvent s’imaginer.
Avec le néolithique et la montée en puissance de la sédentarisation il y a dix mille ans, a pu se mettre en place un cadre favorisant la domination masculine. Le statut des femmes régresse : elles ont plus d’enfants et doivent consacrer plus de temps à l’éducation. Cela semble, comme l’indiquent les squelettes féminins trouvés, s’accompagner de carences et de pathologies propres aux femmes dues à une « privation » de nourriture au profit des hommes. Est-ce l’une des explications de l’accentuation du dimorphisme sexuel ? Apparaît à la même époque la représentation plus fréquente du mâle guerrier et dominateur, représentation valorisée.
Antiquité romaine
La « patria potestas » ou toute puissance du père s’applique sur les esclaves, l’épouse et les enfants. Est légitimé l’« uxoricide » (uxor désigne l’épouse) ou le meurtre ou l’assassinat de son épouse.
Moyen Âge
C’est une période marquée par la formalisation paulinienne du christianisme infériorisant à l’extrême la femme, à l’instar des deux autres religions monothéistes juives et musulmanes, le premier rôle est dévolu aux hommes. Il suffit de reprendre les écrits de Paul de Tarse que les chrétiens nomment Saint-Paul (1er siècle de notre ère) :
- « Il (l’homme) est image et gloire de Dieu et la femme est la gloire de l’homme. »
- Paul de Tarse est celui qui imposait aux femmes le port du voile dans les lieux de cultes considérant qu’elles ne sont pas dignes de se présenter aux offices en cheveux ou tête nue.
- S’ajoute la haine du corps qui ne doit pas être nu, et ce, notamment pour les femmes, poussé à l’extrême, par la suite et quelques siècles après, par les interprétations intégristes de certains religieux musulmans.
De cet état d’esprit et de ces principes résulte, au Moyen Âge, un jus castigandi ou « droit de correction » qui permet à l’homme de « châtier sa femme à la manière des enfants qui n’ont pas encore l’âge de raison ». Citons les Coutumes de Beauvaisis du 13e siècle(1)Sources : Ça m’intéresse Histoire n° 78 de mai-juin 2023. : il « loit bien à l’homme de battre sa femme sans mort et sans meshaing (infirmité) ». Dans la Coutume de Bergerac(2)Même source., il est précisé qu’un conjoint violent ne sera pas poursuivi « sinon que l’injure fût si atroce qu’il y eût mort, mutilation ou fraction de membre » ou qu’il aura utilisé « armes émoulues (aiguisées) ». De fait, selon les textes du Moyen Âge, le mari, non seulement est autorisé, mais a le devoir moral de corriger son épouse insoumise ou rebelle pour éviter la connotation politique actuelle.
18e siècle : de légers progrès
L’idée de l’union fondée non plus sur l’intérêt, mais sur l’amour ou le sentiment affectueux fait son chemin. Les encyclopédistes invitent le mari à entretenir avec son épouse des relations « d’amitiés et de douceur ». Dans le droit fil de cette évolution sont interdits « privations alimentaires, séquestration dans une cave, insultes, plaies ouvertes ou sanglantes (donc les coups n’ayant pour conséquence « que » des « bleues » ou ecchymoses ne sont pas condamnés) ». La justice peut, cependant, prononcer la séparation de corps ou de biens.
1789 : période révolutionnaire et avancées vite remises en cause
La loi se préoccupe d’établir un certain équilibre dans le couple notamment avec la notion de consentement mutuel et la possibilité de divorcer. En 1801, le « conjuguicide » constitue une circonstance aggravante. C’est le début d’un long processus d’émancipation de la justice par rapport aux textes et dogmes religieux.
19e siècle : la parenthèse émancipatrice est vite refermée
Dès 1804, le Code civil napoléonien affirme dans son article 213 que la femme doit obéissance à son époux et reprend l’esprit du droit romain. En 1810, le Code pénal poursuit la régression en établissant une circonstance très atténuante pour le mari qui commet un « conjuguicide » parce qu’il a surpris son épouse en flagrant délit d’adultère au domicile conjugal. Souvent, le principe invoqué et qui préside pour éviter de condamner des attitudes répréhensibles moralement est le suivant : ne pas se sentir concerné par les affaires de famille. Ainsi, en 1802, un commissaire du gouvernement s’exprime de la sorte : « L’union qui résulte du mariage est si intime […]. Comment la police pourrait-elle intervenir dans les querelles et les débats qui peuvent survenir entre deux êtres dont l’existence est ainsi confondue. »
Pourtant, petite touche par petite touche, les « maltraitements » et les « dissensions domestiques » se voient qualifier de « coups et blessures » et de « meurtres »(3)Victoria Vanneau, La paix des ménages, histoire des violences conjugales, éditions Anamosa.. Un arrêt de 1825 établit que « s’il y a délit, il y a action à poursuivre »(4)Arrêt Boisboeuf.. Cela sous-entend explicitement que cela concerne toutes les victimes, maris et épouses compris. Le chemin est encore long pour considérer le mari violent comme un prévenu condamnable avec l’invention médiatique de la notion de « crime passionnel » qui suppose un affaiblissement du discernement qui pourrait contribuer à excuser l’auteur de violence.
La situation actuelle : féminisme différentialiste et féminisme universel
L’excuse de crime passionnel pour réduire la peine encourue est écartée à l’occasion du meurtre de Marie Trintignant en 2003 dont l’auteur écopa d’une peine pour le moins, relativement aux faits, légère(5)8 ans par la justice lituanienne puis ramenés à 4 ans par la justice française pour bonne conduite.. L’arsenal législatif progresse dans la reconnaissance des droits des femmes approfondissant l’émancipation des lois en regard des préconisations des dogmes religieux :
- 1938, suppression du « devoir d’obéissance »,
- 1965, autorisation pour les femmes d’ouvrir un compte bancaire et de travailler sans le consentement de leur mari,
- 1967, légalisation de la pilule contraceptive,
- 1970, disparition du concept de « chef de famille »,
- 1975, loi Veil du 17 janvier qui autorise l’interruption volontaire de grossesse,
- 1976, 1re utilisation du terme de « féminicide » (Tribunal international des crimes contre les femmes),
- 1980, loi sur le « viol conjugal » qui est condamné.
Nous pouvons encore déplorer, malgré toutes ces avancées législatives, un nombre important de féminicides, soit 122 femmes en 2021. Un débat apparaît sur l’influence respective entre les luttes sociales et émancipatrices du mouvement féministe et l’évolution des conditions de vie suite aux avancées matérielles et techniques. Certains, comme Véra Nikolski, penchent pour la primauté du progrès technique dans l’amélioration de la condition des femmes. Une recension du livre de Véra Nikolski, Le féminicène, sera rédigée prochainement et sera publiée dans les colonnes de ReSPUBLICA. Elle permettra d’approfondir le sujet. Il apparaît que la condition féminine, en un siècle, aura beaucoup progressé dans le monde occidental notamment en lien avec l’amélioration des conditions matérielles. L’auteur évoque la part respective et des luttes pour l’émancipation des femmes et de l’enrichissement général de la société dans les causes de ces progrès.
Les risques potentiels de régression sont réels et appellent à la vigilance surtout en période de régression sociale et de crise, car les premières victimes dans ces phases récessives sont les femmes et leurs droits.
L’autre point d’achoppement se situe entre, d’un côté, les tenants d’un féminisme différentialiste souvent d’inspiration religieuse ou issu du « wokisme » qui a récupéré la pensée originelle de l’intersectionnalité et qui renvoie les femmes aux communautarismes, aux traditions qui les discriminent, qui les infériorisent et, de l’autre, le féminisme universaliste qui émancipe les femmes de l’oppression patriarcale. Ce féminisme qui refuse de mettre en opposition les hommes et les femmes vise l’égalité réelle entre tous les êtres humains indépendamment du sexe ou du genre. C’est ce féminisme que nous partageons. Cela n’interdit pas la prise en compte du réel à savoir que les femmes subissent une injustice sociale supplémentaire par rapport aux hommes dans le cadre de la lutte des classes qui nous est commune à nous toutes et tous. Tout comme pour la laïcité, le féminisme, au risque d’être dévoyé, ne peut être adjectivé. Le féminisme adjectivé, féminisme dit musulman, l’afro-féminisme, le féminisme inclusif, le féminisme dit décolonial, ce féminisme adjectivé le détourne de ses fondements universalistes réellement émancipateurs.
Il n’est pas étonnant que le courant authentiquement féministe soit empêché de s’exprimer, soit menacé dans nombre de pays dits musulmans, dans les théocraties, mais aussi dans certains quartiers de nos villes. Si en France, nous n’en sommes pas à la situation des pays théocratiques musulmans qui se fondent sur le Coran ou la Charia qui entérine la domination patriarcale comme l’indique cet extrait « L’homme ira à sa femme quand il le voudra et comme il le voudra. », qui établit une inégalité dans la demande de divorce pour lequel l’homme n’a besoin que d’une simple déclaration de répudiation quand pour la femme cela relève, si j’ose dire, du chemin de croix. Nous ne pouvons nous permettre de baisser la garde, de faire comme si le voile religieux n’est pas un signe d’infériorisation de la femme. Le droit à délaisser le voile doit être préservé. Il est incompréhensible comme le font certains politiques de gauche de soutenir les femmes iraniennes qui brûlent publiquement leur voile en Iran et d’affirmer que le même voile en France serait un objet purement esthétique. Mal nommer les choses c’est ajouter aux malheurs du monde et en l’occurrence au malheur des femmes.
De l’éducation et de l’instruction
À toutes les époques, les êtres humains épris d’émancipation ont accordé une grande importance à l’éducation et à l’instruction. Lors de la Révolution française, Condorcet avait conçu un plan d’ensemble pour une éducation et une instruction pour les garçons et les filles. Ce plan n’a pu être mis en œuvre du fait de la guerre entre la France et les puissances extérieures impériales et monarchiques. Déjà, il affirmait que les connaissances sont universelles et les croyances particulières et que l’école a pour mission de diffuser les connaissances. Sous la Commune insurrectionnelle de Paris, un service public, gratuit et laïque d’instruction pour les filles et les garçons figurait au programme qui lui non plus ne fut pas mis en œuvre du fait de la victoire des Versaillais soutenus par les Prussiens occupants. Les lois scolaires laïques dites Ferry et Goblet des années 1880 concrétisèrent le projet communard.
Aujourd’hui, nous ne pouvons que constater et regretter que les premières mesures des régimes théocratiques sont d’écarter les filles de l’école. C’est ainsi que les Talibans afghans, de retour au pouvoir en 2021, ne tardèrent pas à interdire l’accès des filles à l’enseignement secondaire dès le printemps 2022. Depuis décembre 2022, c’est l’accès des filles à l’université qui est proscrit.
Nous ne pouvons accepter que l’école républicaine devienne un lieu de prosélytisme religieux ou politique, de mise en conformité sociale et religieuse. L’école publique parce qu’elle est universaliste est émancipatrice, vise à sortir de l’état de dépendance tous les jeunes gens qu’elle accueille du conditionnement que pourrait représenter le conditionnement familial dans certaines familles, le conditionnement dans certains quartiers rebelles au principe de laïcité, de les sortir de l’état d’ignorance.
Il est bon de rappeler le propos de Ferdinand Buisson, promoteur de l’école laïque s’il en est :
« Pour faire un catholique (croyant quelle que soit la religion concernée dirions-nous dans la France d’aujourd’hui), il suffit de lui imposer la vérité toute faite […] Pour faire un républicain, il faut prendre l’être humain si petit et si humble qu’il soit […] et lui donner l’idée qu’il peut penser par lui-même, qu’il ne doit ni foi ni obéissance à personne et que c’est à lui de chercher la vérité et non pas à la recevoir toute faite… »
Il n’est pas étonnant que les pourfendeurs du droit des femmes s’attaquent, sous toutes les latitudes, à l’éducation dans un cadre laïque des femmes.
Passer de l’universalisme abstrait à un universalisme concret
L’intersectionnalisme pourrait être une voie de passage vers un universalisme concret. Cela pourrait être le cas s’il n’était pas détourné de son objet et s’il permettait d’associer la lutte contre le système capitaliste, oppresseur par nature, qui exploite tous les travailleurs qu’ils soient Français de longue date ou récents, qu’ils soient hommes ou femmes, qu’ils soient immigrés réguliers ou clandestins… et les luttes contre les discriminations supplémentaires que subissent les femmes. Par principe, il faudrait, comme le revendiquait Nelson Mandela pour les Noirs discriminés sous le régime d’apartheid en Afrique du Sud, non pas « le droit à la différence, mais le droit à l’indifférence ». Cela pourrait s’appliquer aux femmes qui doivent être considérées avant tout comme des êtres humains. Cela n’interdit pas, universalisme concret et prise en compte de la biologie obligent, que les femmes disposent de droits supplémentaires comme les congés de maternité, l’aménagement des horaires pour l’allaitement, des congés menstruels sans ponction sur les salaires pour règles douloureuses comme c’est déjà le cas en Espagne ou quelques communes isolées en France.
En revanche, l’intersectionnalisme dévoyé par le wokisme ou le féminisme différentialiste qui oppose homme et femme joue le rôle d’idiot utile du système néolibéral, ultralibéral ou néoconservateur (peu importe le substantif employé) qui n’en attend pas plus pour diviser le peuple, mieux le contrôler et pour faire durer son pouvoir économique et politique.
Le peuple, de fait, est composé d’individus aux options spirituelles plurielles, athées, agnostiques, religieuses, d’hommes et de femmes, d’identités diverses qui ne doivent pas être comme des racines qui enferment, mais comme des ressources pour accéder à l’universel.
Le combat laïque et le combat social associés visent à fédérer le peuple selon le principe de laïcité qui seul permet de relier le particulier à l’universel, d’accéder à l’universalité concrète de la condition humaine.
Notes de bas de page
↑1 | Sources : Ça m’intéresse Histoire n° 78 de mai-juin 2023. |
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↑2 | Même source. |
↑3 | Victoria Vanneau, La paix des ménages, histoire des violences conjugales, éditions Anamosa. |
↑4 | Arrêt Boisboeuf. |
↑5 | 8 ans par la justice lituanienne puis ramenés à 4 ans par la justice française pour bonne conduite. |