En ce 9 novembre 2009, les médias battent le rappel. C’est le 20e anniversaire de la chute du Mur de Berlin. L’évènement est de taille, semble-t-il, puisque je ne peux pas me brancher sur une station de radio ou une chaîne de télé sans entendre et voir des commentaires enfiévrés, des documents anciens ou inédits, relatant et expliquant les tenants et les aboutissants de cette date historique du 9 novembre 1989. La passion et l’enthousiasme qui semblent animer les reporters et commentateurs divers nous laissent penser que, pour l’Allemagne et pour le monde, cet évènement marquait l’avènement de la liberté, la fin de l’oppression. Cette date était-elle comparable, en symbole, à celle de la prise de la Bastille, exactement deux siècles auparavant ? …Sur le petit écran, je vois des foules sympathiques, délirantes de joie qui courent, franchissant dans l’euphorie la barrière Est-Ouest, galopant vers les espaces du bien-être et de la liberté… Ils courent, ils escaladent, il abattent des murs à grands coups de pioche. Ils m’ont l’air bien en forme pour des victimes de la cruelle oppression qu’exercèrent sur eux les affreux bourreaux venus de l’Est. Il est vrai, certes, que la liberté retrouvée et l’espoir de meilleurs lendemains peuvent redonner des ailes et de la vigueur aux victimes les plus éprouvées. Mais je connais des cas, j’ai vu dans le passé, je vois même dans l’actualité présente des images d’êtres humains tellement détruits par l’oppresseur que la libération même ne parvient plus à déclencher les gestes de la joie, ni même l’ébauche d’un sourire.
Alors je me souviens de ce que j’ai éprouvé en novembre 1989, face à l’actualité du moment. Des hommes épris de liberté montaient dans des trains qui roulaient d’Est en Ouest. Les autorités de l’Est essayaient encore de les empêcher de monter dans les wagons, tentaient en vain de les retenir. A l’Ouest, à leur descente du train, on leur faisait une haie d’honneur, on les applaudissait, on les accueillait dans l’allégresse. Quelle joie ! Une Allemagne enfin réunifiée, des familles qui se retrouvaient… Tout allait pour le mieux. Cependant, je ne pouvais m’empêcher de penser que quelques quarante-cinq ans auparavant, sur ces mêmes rails circulaient, en sens inverse, d’Ouest en Est, des trains semblables qui transportaient des foules. Si les wagons étaient plombés, ce n’était pas pour empêcher les gens de monter mais de descendre. Et à l’arrivée des voyageurs il n’y avait pas l’ovation de la foule. La haie d’honneur était faite de SS armés. Les familles ne se retrouvaient pas mais, au contraire, étaient écartelées sans espoir d’aucune retrouvaille. Curieuse mémoire imprimée sur des rails de chemin de fer… Étrange reproduction inverse de l’histoire des hommes et des oppressions.
Alors, en ce 9 novembre 2009, j’entends des commentaires d’Allemands de mon âge (qui ont donc vécu la dernière guerre) qui, à juste titre, se révoltent et s’insurgent contre ce mur : « Comment avons-nous pu laisser faire cela ? » s’exclame l’un d’entre eux à qui j’ai envie de rétorquer : Comment avez-vous pu, quelques années auparavant, laisser s’installer le Nazisme ? Car après tout, l’édification du mur n’en est que la conséquence. Tant mieux qu’il soit tombé. Mais la commémoration de sa chute avec une telle solennité ressemble beaucoup à un souvenir écran destiné à oublier le pire. En cure psychanalytique, on appelle « souvenir écran » un affect enfoui que le sujet parvient à faire remonter dans son conscient, mais qui en fait ne sert qu’à masquer et empêcher l’émergence de l’affect principal.
On peut penser également que cette excessive solennité sert à nous rendre aimable, présentable et infiniment souhaitable le monde qui naquit de la chute du mur, c’est-à-dire le modèle du libéralisme économique dont on veut affubler la nouvelle Europe et qui ne correspond pas tout à fait, loin s’en faut, à l’idéal espéré. Mais cela est une autre histoire.