Post-vérité et fanatisme

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Image par Nicolas DEBRAY de Pixabay.

Que serait notre monde sous la coupe de l’Inquisition ou des Talibans ? Dès 1764, Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, nous mettait en garde : « Le fanatisme religieux est un monstre qui ose se dire le fils de la religion ». Plus récemment, le 4 avril 2024, à Paris, lors d’un congrès syndical consacré à la Laïcité, Henri Peña-Ruiz définit le fanatique comme « celui qui s’identifie à sa foi ».

 

Trois siècles ont passé, mais le fanatique ne fait toujours pas de différence entre son être et sa croyance. La croyance n’est plus identifiée comme telle, mais conçue comme une vérité absolue. La loi, la justice, les devoirs et les droits de l’homme, tout s’efface, remplacé par une vérité supérieure qui dépasse les constructions humaines. Cet aveuglement peut conduire au meurtre. Les professeurs Samuel Paty et Dominique Bernard l’ont payé de leur vie.

Malheureusement, des inspecteurs de Lettres et d’Histoire, jamais inquiétés au demeurant, avaient mis leur énergie dès 2011, mais aussi en 2014 (sous la Droite comme sous la Gauche) à faire disparaître des programmes des collèges l’étude du XVIIIe siècle et de ses philosophes à la plume énergique. Le meurtre de Samuel Paty a révélé comment on traitait les professeurs confrontés à l’entrisme religieux. Samuel Paty avait été abandonné et cloué au pilori(1)Stéphane Simon, Les derniers jours de Samuel Paty, Plon, 2023. avant d’être assassiné. Un mélange de lâcheté et de complaisance coupable a souvent occupé la rue de Grenelle, dégoulinant de partout à travers une chaîne hiérarchique sans colonne vertébrale et des ministres fermant les yeux ou pensant d’abord à leur futur point de chute.

Comment promouvoir l’émancipation des esprits en classe ?

Mais dans les classes ? Que faire ? Que dire ? Voltaire déjà dans son Dictionnaire philosophique identifiait cet écueil : « Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux Hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? ». De la simple contestation de cours au relativisme qui conduit à minimiser un meurtre, voire à le justifier, il n’y a qu’un pas vite franchi. Rappelons qu’au moment du passage à l’acte, celui qui cherche le martyr espère sincèrement qu’il trouvera son public. En estimant que leur honneur a été vengé par le sang, les afficionados de ce type de bravade criminelle sont plus nombreux qu’on ne le croit. Ils approuvent. Le fanatique crée la terreur, mais aussi l’admiration.

D’ailleurs, toute limite mise à sa croyance est vécue comme un danger immédiat pour sa personne et ses coreligionnaires. La croyance a dévoré l’individu qui n’existe plus que par ce qu’il définit comme sa religion. Un État ne reconnaissant pas cette croyance devient donc une menace pour l’ensemble des croyants qui, selon le fanatique, s’en trouveraient offensés, voire en situation de danger grave et imminent. Il n’y a plus aucune distance critique entre la foi et la réalité. La conscience de croire a disparu.

Principe de laïcité

Or, l’État laïque ne reconnaît aucune croyance, ce qui permet à chacune de s’exprimer et aux cultes de s’exercer.

« La croyance est le fait de tenir pour vrai ce que pourtant on ne peut démontrer. » écrit H. Peña-Ruiz(2)Henri Peña-Ruiz Dictionnaire amoureux de la laïcité, Plon, 2021 p.288-293. ; elle est subjective et n’est fondée sur aucun élément rationnel ni scientifique : elle est improuvable(3)Ainsi que le dit Condorcet : « les connaissances sont universelles, les croyances sont particulières ».. Ce n’est ni une vérité, ni même une opinion qui, par définition, peut évoluer et être débattue.

Post-vérité et fanatisme : un mécanisme identique      

Il en est de même pour la post-vérité, car le même mécanisme est à l’œuvre. Ce qui est valable quand il s’agit du fanatisme religieux l’est des idées, parfois absurdes, qu’on appelle aujourd’hui « fake news ». La vérité n’a plus droit de citer. Même si c’est faux, cela doit être vrai. Donc par intérêt partisan, cela devient vrai.  « Mon ressenti », au fond, « ce que j’aimerais », devient « ma vérité ».

N’a-t-on pas entendu une conseillère de Donald Trump répondre face à l’évidence des mensonges de son candidat qu’elle détenait « une vérité alternative, des faits alternatifs »(4)https://fr.wikipedia.org/wiki/Faits_alternatifs.. La vérité est vidée de sa substance pour être remplacée par une croyance. N’est plus vrai ce qui est. Ce qui est vrai, c’est ce que je crois, ce en quoi je crois. « Je veux y croire » a remplacé « Je sais ». Descartes se retournerait dans sa tombe, s’il savait que le XXIe siècle est devenu une époque où certains définissent la vérité par rapport à leurs intérêts. Le Credo a remplacé le Cogito.

Pourtant, combien de professeurs des écoles, des collèges et des lycées ont déjà entendu : « Si ! Madame, la Terre est plate ». Internet et les réseaux sociaux peuvent faire croire qu’une telle assertion a été validée par un grand nombre de gens nommés « savants » et donc que la croyance est un savoir. L’imposture s’installe comme une certitude. Le savoir que chaque professeur transmet, en réfutant une idée aussi saugrenue, est alors soupçonné de partialité, comme si une conspiration était à l’œuvre.

Distinguer sphère privée et sphère publique

Ainsi, à celui qui préfère croire que savoir, la loi de 1905 sur la Laïcité rappelle que sa sphère privée ne concerne que lui et que ses croyances n’ont pas à être validées par un représentant de l’État. Le rôle d’un professeur est d’accompagner les jeunes générations en les instruisant et en les éduquant, c’est-à-dire en étant un guide dans leur construction intellectuelle et personnelle. Pour tenir bon face à l’obscurantisme, la gauche doit relever la tête et tenir un discours clair et sans ambiguïté. La liberté de conscience est à ce prix.

Distinguer opinion et croyance pour contrer l’entrisme des intégrismes

Ces rappels sont de salut public pour tout un chacun : une croyance n’est pas une opinion, et en faire une vérité relève d’une imposture intellectuelle qui mérite d’être dénoncée pour ce qu’elle est. Une telle mystification ne peut émaner que d’escrocs profitant de la crédulité ambiante, puisqu’elle constitue une supercherie faite pour tromper dans un but aisément identifiable : influencer durablement les modes de vie dès le plus jeune âge et faire preuve d’entrisme, particulièrement dans les lieux d’enseignement. Ce n’est donc pas un hasard si les jeunes sont la cible privilégiée et les vecteurs les plus malléables de cet entrisme politico-religieux. Si on suit ces imposteurs, la notion de vérité commune, perçue comme dogmatique, n’existerait pas ; ce réflexe pseudo-scientifique ouvre ainsi la voie à un autre type de vérité, « alternative », une post-vérité, censée avoir été cachée à dessein par un complot mondialisé. Cette post-vérité s’installe comme un dogme, c’est-à-dire comme une vérité révélée.

Liberté d’être soi

C’est en refusant de nous résigner et en étant nous-mêmes capables de démonter ces mécanismes et de rappeler ces évidences qui n’offensent personne que chaque conscience pourra être libre de croire ou de ne pas croire, libre de penser ou de rêver, enfin libre de faire des choix réellement émancipés des déterminismes culturels, sociaux et familiaux. Alors nous formerons des citoyens non dupes : non des jeunes qui doutent de tout, mais des adultes en devenir qui construisent leur identité et qui refusent d’endosser celle que d’autres, sans scrupule, veulent leur imposer.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Stéphane Simon, Les derniers jours de Samuel Paty, Plon, 2023.
2 Henri Peña-Ruiz Dictionnaire amoureux de la laïcité, Plon, 2021 p.288-293.
3 Ainsi que le dit Condorcet : « les connaissances sont universelles, les croyances sont particulières ».
4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Faits_alternatifs.