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Du « choc des savoirs » au choc des réalités ?

Photo d'une école de classe vide

Les 15 et 16 mars, deux textes essentiels sur la politique éducative dite du « choc des savoirs » sont parus au Journal officiel (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000049286467 ; https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000049286397). Cela mettait fin à plus d’une semaine de propos contradictoires sur la politique à suivre, entre le Premier ministre Gabriel Attal et sa ministre de l’Éducation Nicole Belloubet, au profit, in fine, du locataire de Matignon. Il est pour le moins légitime de s’interroger sur la pertinence des mesures envisagées pour remédier aux multiples problèmes auxquels l’école est confrontée.

Retour en arrière. Le 5 décembre 2023, Gabriel Attal alors ministre de l’Éducation nationale, détaillait son « choc des savoirs » : introduction des groupes de niveau en 6e et 5e dès la rentrée 2024, avant leur extension en 4e et 3e en 2025. Il annonçait aussi le retour du redoublement, d’un diplôme national du brevet conditionnant le passage en seconde et l’introduction d’une classe « prépa lycée » aux lycées général, technologique et professionnel pour les lycéens qui auraient échoué au brevet, ainsi qu’une énième refonte des programmes autour des fondamentaux, applicables à l’école primaire dès la rentrée 2024.

Mais le 7 mars, Nicole Belloubet, qui avait succédé à Gabriel Attal rue de Grenelle, reculait, devant l’opposition croissante du monde enseignant, sur les groupes de niveau au collège à la rentrée 2024 en les laissant à l’appréciation des établissements(1)Voir Libération du 7/03/2024..

Mais le 8 mars, le Premier ministre recadrait sa ministre de l’Éducation : « le choc des savoirs » restait totalement d’actualité, dont les groupes de niveau qui seraient la règle et le retour en classe entière l’exception.

Au-delà de cette cacophonie au sommet de l’État qui révèle une nette tension entre la nouvelle ministre de l’Éducation nationale et le chef du gouvernement, quelle analyse de la politique éducative de la Macronie et de ses difficultés peut-on tenter à la lumière des textes parus et de la séquence en cours dans l’éducation ?

Les mesures envisagées sont d’abord pédagogiquement inefficaces

Concernant la mesure emblématique des groupes de niveau, le texte maintenant officiel stipule que « les enseignements communs de français sont organisés en groupes pour l’ensemble des classes et niveaux du collège » (art. 4-1). Cela concernera, à la rentrée 2024, les classes de 6e et 5e puis les autres en 2025. Ces groupes seront certes « constitués en fonction des besoins identifiés par les professeurs ». Mais derrière cette apparente concession de Gabriel Attal à Nicolas Belloubet, la réalité sera bien celle des groupes de niveaux. En effet, en sciences de l’éducation, les groupes de besoin sont des modalités d’enseignement sur une difficulté précise et en effectifs réduits (par exemple en algèbre ou en géométrie…). Ce ne sera pas le cas puisque l’arrêté du 15 mars impose que les élèves soient réunis en groupes sur au moins 26 semaines sur les 36 semaines de l’année scolaire : il s’agit bien d’un regroupement par niveau en mathématiques et français, soit environ la moitié de l’horaire hebdomadaire total des collégiens !

Ces groupes de niveau auront donc les conséquences désastreuses que l’on connaît : l’aggravation de la stigmatisation des élèves par l’institution elle-même et par leurs pairs, l’impossibilité de développer des pédagogies de projet intégrant le français et les mathématiques…

Mais surtout, il faut ici rappeler que l’ensemble de la recherche en sciences de l’éducation a conclu au caractère bénéfique des classes et des groupes hétérogènes pour faire progresser l’ensemble des élèves(2)Voir un recensement de la recherche récente sur les groupes de niveau ou le café pédagogique du 29/01/2024 « Groupes de niveau le choc de répulsion » qui cite les travaux de Marie Toullec-Théry (maîtresse de conférences en didactique comparée au CRÉN).. Ces groupes de niveau auront donc les conséquences que l’on connaît : l’aggravation de la stigmatisation des élèves par l’institution elle-même et par leurs pairs « toi tu es dans le groupe des nuls », l’impossibilité de développer des pédagogies de projet intégrant le français et les mathématiques…

L’instauration par l’arrêté du 16 mars d’une classe de remise à niveau pompeusement nommée « prépa lycée » en seconde des lycées professionnels, généraux et technologiques produira les mêmes effets d’enfermement qu’au collège pour les élèves les plus en difficulté issus de fait des milieux les plus populaires et précarisés. Même les intéressés ne seront pas dupes de ce nouvel élément de langage et ils y verront la réalité : un sas de relégation.

D’autres reculs pédagogiques et d’exigences

Mais le retour en arrière pédagogique ne se limite pas aux groupes de niveau même s’il s’agit en effet de la mesure centrale du « choc des savoirs ». À l’école primaire, on va de nouveau vers une simplification des programmes dès la rentrée prochaine puis en CM1 et CM2 en 2025. De même, au collège, les programmes devront être revus dès 2025 selon les mêmes principes. Il s’agit encore et toujours d’un retour aux savoirs dits fondamentaux. Tous les pédagogues savent que les disciplines comme les arts, les sciences, l’histoire et la géographie, la littérature et la poésie participent de la formation générale des élèves futurs citoyens.

Enfin, avec l’annonce du retour de redoublement qui veut flatter l’électorat de droite et une partie des enseignants, on assiste aussi au retour d’une mesure dont toutes les études ont montré l’absence d’efficacité pédagogique du point de vue statistique. De plus, cela a un coût élevé pour une efficacité non reconnue.

Du point de vue pédagogique, c’est aussi trois collègues en français et trois en mathématiques au lieu d’un seul intervenant dans une même classe. Dans ces conditions, comment suivre vraiment les élèves, comment coordonner les progressions entre les différents groupes ? Comment imaginer le retour en classe entière prévu sur 10 semaines dans les textes ? Pour voir les résultats, il n’y a qu’à regarder les effets de la réforme Blanquer du lycée dans le cycle terminal (1re et terminale) où il n’y a plus de groupe-classe depuis 2020. À la place, il y a des groupes issus là aussi de plusieurs classes, avec un professeur principal censé coordonner des équipes jusqu’à 50 collègues pour une classe ! Dans ces conditions, on comprend qu’il n’y a plus de suivi possible des élèves – déjà très problématique, car les lycéens sont loin d’être déjà des étudiants –, on imagine la désorientation des élèves de 6e face à un tel système !

Le choc des savoirs c’est aussi un tri social aggravé

Notre système éducatif est déjà caractérisé par une très forte causalité entre l’origine sociale des élèves (IPS : indice de positionnement social) et leur réussite scolaire.

Ce tri entre les « bons » élèves qui sont statistiquement ceux des catégories supérieures et moyennes intellectuelles et les élèves aux plus mauvais résultats qui sont issus des milieux les plus populaires commenceront avec les évaluations en CM2. Dès lors, l’avenir scolaire d’un élève sera tout tracé dès 11 ans. Faute de moyens et pour rassurer les parents, les groupes ne sont plus qualifiés, mais préparation de rentrée oblige, on sait qu’il n’y aura parfois que des groupes de faibles et de moyens comme cela semble prévu dans l’académie de Créteil !

De plus, contrairement aux termes du texte officiel et à la défense de la ministre, ni les effectifs réduits à 15 pour les faibles ni le passage d’un groupe à l’autre ne seront possibles. Pourquoi ? Pour des raisons d’emplois du temps et d’effectifs, car le groupe moyen pourrait gonfler démesurément jusqu’à 30 voire plus. On aura de fait des groupes de niveau qui resteront les mêmes pendant une année, voire pendant toute la scolarité au collège, perpétrant la ségrégation socio-scolaire que des générations d’enseignants ont voulu limiter en faisant des classes les plus hétérogènes possibles.

Quant aux effectifs à 15 pour les faibles, on peut sérieusement en douter, il faudrait pour cela recruter et pouvoir recruter des enseignants (voir infra) ! Comment y parvenir quand le ministre de l’Économie annonce 10 milliards d’économies budgétaires en 2024 et 20 milliards en 2025 ?

D’autres mesures tout autant rétrogrades

Aussi centrale cette mesure soit-elle, d’autres, moins commentées, parachèvent le caractère de classe de la politique éducative de la Macronie menée depuis 2017, mais qui connaissent avec Attal un coup d’accélérateur. Dans le nouveau brevet des collèges version « choc des savoirs », les épreuves terminales représenteront 60 % de la note finale au lieu de 50 % aujourd’hui, ce qui va défavoriser encore les élèves issus des milieux populaires, car le contrôle continu est toujours un peu plus favorable que l’examen terminal.

La fin de la péréquation académique des notes qui pouvait gommer les différences de notation d’un établissement à un autre va dans le même sens.

Les élèves, qui dans ces nouvelles conditions n’obtiendront pas le brevet alors qu’ils ont obtenu à l’issue du conseil de classe du 3e trimestre une orientation en lycée professionnel ou général et technologique, seront regroupés dans des classes dites « prépa lycée ». Cette classe de seconde sera composée des seuls élèves en échec et sera au mieux un sas vers la voie professionnelle ou les séries technologiques. Dans ces classes, il n’y aura, pour les mêmes raisons que pour les groupes de niveau, nulle progression, mais une ambiance délétère pour les élèves et les enseignants.

L’arrêté du 16 mars lance l’expérimentation de cette mesure dans un lycée par département à la rentrée et on ne sait rien des rentrées suivantes. Si faute de moyens, il n’y avait pas assez d’ouvertures de « classe prépas » dans le lycée de secteur des collégiens, cela conduirait inévitablement à la déscolarisation précoce… Ce serait une façon radicale de réaliser des économies…

Un « choc des savoirs » qui empêche les enseignants de mettre en œuvre leurs compétences

Enfin, ce projet continue de déposséder les enseignants de leur métier, sous couvert de redonner du pouvoir aux enseignants par le biais des notes et de la décision du redoublement. C’est aussi le cas avec la généralisation des évaluations nationales sur lesquels les enseignants n’ont pas leur mot à dire. Dès l’école primaire en CM2, celles-ci serviront à la première étape du tri pour réaliser les groupes en 6e au collège. C’est enfin le cas avec le principe même des groupes de niveau qui nient l’expertise d’une majorité de collègues qui les savent contre-productifs.

Enfin il y a la décision de labelliser certains ouvrages pour privilégier des méthodes qui auront l’aval du ministère : c’est là aussi une rupture avec les fondements de l’école publique et laïque en France qui garantissait la liberté pédagogique des enseignants.

On a bien affaire avec le « choc des savoirs » à la poursuite d’un projet d’école inégalitaire largement commencé avec les réformes Blanquer du lycée, du baccalauréat et la mise en place de « Parcoursup » qui consistent notamment à pré-orienter et à sélectionner très tôt les élèves. Cette inversion des objectifs théoriques des politiques publiques d’éducation de notre pays depuis au moins 1975 et le collège unique rencontre cependant des difficultés dans cette nouvelle étape.

Le gouvernement peine à trouver les moyens pour la mise en place de cette nouvelle « réforme »

Certes, des moyens ont été récupérés au collège en supprimant des dédoublements en français et en maths, les options, des heures de projets. C’est la fameuse « marge » d’autonomie qui se trouve ainsi engloutie. À court terme, les mêmes suppressions sont prévisibles pour les écoles et lycées généraux et technologiques. Mais cela ne suffira pas, surtout dans un contexte de réduction du budget de l’État imposé par Bercy : 10 milliards cette année, 20 milliards l’année prochaine pour ramener le déficit du budget en dessous des 3 %. Le ministère de l’Éducation doit rendre cette année 691,6 millions d’euros. Une autre piste serait de revenir sur les mesures de revalorisation limitées dans l’Éducation nationale ou de toucher au service des enseignants en reprenant les projets d’annualisation des services.

Mais là aussi, cela paraît à la fois explosif et contradictoire avec l’objectif de recruter dès l’an prochain entre 7000-9000 enseignants en mathématiques et en français nécessaires selon les syndicats pour les fameux groupes en collège ! Cette situation budgétaire tendue n’explique qu’en partie les désaccords au sommet de l’État. Ces désaccords apparaissent au grand jour dans le duel pour l’instant à fleurets mouchetés entre les conceptions de Nicole Belloubet et de Gabriel Attal. Il n’est pas sûr que la ministre, ancienne rectrice qui connaît un peu mieux les problématiques éducatives que le Premier ministre, ait vraiment apprécié son recadrage depuis le 8 mars. Pas sûr qu’elle accepte longtemps de servir de potiche comme cela a été le cas lors du webinaire du 14 mars devant 10 000 personnels de direction où Gabriel Attal était omniprésent.

Mais Gabriel Attal et Nicole Belloubet doivent surtout faire face à une opposition unanime de la communauté éducative. Le projet des groupes de niveau a été repoussé à l’unanimité au Conseil supérieur de l’éducation (instance représentative, mais consultative du monde de l’éducation) du 8 février. Du côté des parents d’élèves, la FCPE est vent debout contre les groupes de niveau. Pour finir les personnels de direction par leurs organisations syndicales, mais aussi par « la base » lors du webinaire de 14 mars, ont exprimé une forte opposition de forme et de fond sur la mise en place de cette réforme(3)Voir le Café pédagogique du 15/03/2024..

Enfin et surtout, la réforme du « choc des savoirs » est au centre des mobilisations en cours dans l’Éducation nationale. Un mouvement de grève se développe en Seine-Saint-Denis depuis la rentrée du 26 février sur la question des moyens (un plan d’urgence pour le département), mais aussi sur le refus des groupes de niveau ; des mobilisations avec grèves qui intègrent cette question commencent à apparaître dans les autres académies comme Lyon, Lille, Bordeaux. Alors que toutes les Académies sont rentrées, la FCPE et les collectifs d’enseignants multiplient les réunions d’information. L’inquiétude progresse chez les parents comme en atteste la multiplication des opérations « collège désert ». Les syndicats du premier degré ont appelé à un boycott du passage des évaluations nationales nécessaires pour constituer les groupes de niveaux.

Les enseignants sont appelés comme le reste de la fonction publique à la grève le 19 mars sur les questions de salaires et d’emploi. Il s’agit aussi dans l’Éducation d’une étape dans la mobilisation contre le « choc des savoirs » que de nombreux acteurs syndicaux ou parents veulent contrer nationalement.

L’avenir nous dira si Gabriel Attal réussira à imposer son école du tri social contre l’ensemble de la communauté éducative de ce pays, ou s’il devra à minima faire une pause.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Voir Libération du 7/03/2024.
2 Voir un recensement de la recherche récente sur les groupes de niveau ou le café pédagogique du 29/01/2024 « Groupes de niveau le choc de répulsion » qui cite les travaux de Marie Toullec-Théry (maîtresse de conférences en didactique comparée au CRÉN).
3 Voir le Café pédagogique du 15/03/2024.
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