Dans la séquence politique actuelle, se nomment radicaux ceux et celles qui hystérisent un sujet en détruisant tout lien avec la complexité du monde, tout en simplifiant à l’extrême la réalité de celui-ci. C’est le meilleur moyen pour apparaître, dans la société du spectacle, comme le vecteur du changement tout en étant sûr que rien ne change. Par exemple, la grande bourgeoisie au pouvoir, qui a élu pour la deuxième fois à la présidence de la République l’auteur d’un livre portant le titre « Révolution », peut hystériser l’immigration alors que son principal soutien et commanditaire, le grand patronat, favorise l’immigration et souhaite amplifier la venue des immigrés dans les « secteurs en tension ». À aucun moment, elle ne propose un service public de formation professionnelle et un plan de justice sociale à la hauteur des enjeux. Ou encore, elle améliore l’habitat des secteurs « politique de la ville » tout en accentuant la gentrification et la croissance des inégalités sociales.
Prenons au hasard, la gauche identitaire et wokiste, qui se nomme elle-même « gauche radicale ». Elle hystérise à l’université, dans les organisations syndicales et politiques de gauche et dans les boucles des réseaux sociaux : le genre, la race (avec un impensé raciste et essentialiste), l’écriture dite inclusive avec le point médian tout en minimisant la question sociale qu’elle racialise. Elle abandonne les zones périphériques et rurales, là où vit actuellement la majorité de la classe populaire ouvrière et employée. Elle ne s’engage pas prioritairement dans la lutte des classes, dans la transformation du travail lui-même et pas plus dans la défense et la promotion de la sphère de constitution des libertés (école, services publics, sécurité sociale).
En évacuant l’analyse des rapports de production et en se limitant à des oppositions d’identités réelles ou supposées, les membres de cette « gauche dite radicale » deviennent « les idiots utiles » de l’extrême centre, de la droite installée et de l’extrême droite et ensemble valident un nouveau système libéral identitaire qui est destructeur des solidarités collectives et de l’émancipation. Ces associés-rivaux permettent à une grande bourgeoisie de plus en plus minoritaire de se maintenir au pouvoir, car ils divisent la classe populaire ouvrière et employée et les couches moyennes intermédiaires alors que le rassemblement de cette classe est indispensable pour toute bifurcation sociale organisée par une gauche de gauche et son bloc historique populaire.
La nécessaire réindustrialisation a besoin d’actes conséquents et non de discours creux
On voit à gauche et à droite, des forces politiques qui ne se préoccupent pas de réindustrialisation. D’autres parlent de réindustrialisation, mais leur pensée réelle est de la confondre avec une simple relocalisation. Ces personnages confus ne font pas la différence entre le retour des activités industrielles organisées en filières vers l’amont et l’aval avec d’autres secteurs d’activité de service. Tous partent du principe erroné qu’un emploi est égal à un autre emploi, quelle qu’en soit la nature. Ils oublient qu’un emploi industriel génère de trois à cinq emplois induits en fonction du niveau de filiérisation et du niveau de gamme (le haut de gamme donnant, pour les pays développés, en général une forte valeur ajoutée qui, seule, peut valoriser un niveau scientifique et technologique élevé).
Disons-le tout de go, lutter pour un chômage résiduel (au lieu des plus de six millions de chômeurs des catégories A, B, C, D, E) sans précarité de l’emploi ne pourra pas avoir lieu sans une réindustrialisation massive, sans une refondation d’une école publique de qualité pour toutes et tous alors qu’elle régresse (tant en niveau qu’en mobilité sociale), sans un nouveau service public de formation professionnelle tout au long de sa vie, sans un nouveau cap en recherche fondamentale avec un saut qualitatif et quantitatif de la recherche-développement, sans développement des services publics sur tout le territoire et le retour d’un haut niveau de protection des assurés sociaux et de leurs familles de la naissance à la mort par une sécurité sociale refondée. Cela nécessitera aussi de mettre au poste de commande l’intelligence économique capable d’assumer la guerre économique. Et, pour couronner le tout, il faut retrouver la promesse républicaine de la mobilité sociale et combattre l’idée ridicule d’une France prospère et émancipatrice comptant uniquement par un haut niveau de services.
La plaisanterie des présidents de la République de Giscard d’Estaing jusqu’à nos jours doit se clôturer si nous voulons retrouver tous les principes républicains : du triptyque liberté, égalité, fraternité, au développement écologique et social, en passant par la laïcité, l’universalité concrète, la solidarité, la sécurité et la sûreté, la souveraineté populaire, et la démocratie. Tous ces principes sont à reconstruire et à développer. Par ailleurs, sans réindustrialisation forte, les risques de pénuries de biens essentiels ne feront qu’augmenter. La crise sanitaire récente l’a illustré tragiquement : les délocalisations qui aboutissent à l’éloignement entre les lieux de productions (à l’étranger) et les consommateurs (en France) fragilisent les lignes d’approvisionnement et cette fragilisation augmente les probabilités de ruptures.
Nous le constatons quotidiennement pour les médicaments, mais cela peut s’élargir à des denrées alimentaires de base, à des matériaux, des vêtements, etc.
Enfin, il est nécessaire de rappeler que la désindustrialisation et ses corollaires de tertiarisation et d’« ubérisation » (renforcement des logiques de rapports individuels affaiblis face à des plateformes numériques) participent d’un autre affaiblissement : celui des corps intermédiaires et des organisations dont se sont dotés les citoyens et salariés pour leur émancipation, les syndicats en particulier. La capacité des travailleurs à faire respecter leurs droits en est ainsi réduite et que dire de la capacité à en conquérir de nouveaux !
Assumer la guerre économique
Avec l’économiste Michel Zerbato (dont vous trouverez le dernier ouvrage dans la librairie militante de notre site ReSPUBLICA), nous étions un certain nombre à espérer une Europe puissante. L’acte unique, Maastricht, la forfaiture du traité de Lisbonne, puis plus récemment la soumission totale de l’Union européenne à l’OTAN et donc aux États-Unis, nous ont fait comprendre que ce projet n’est plus à l’ordre du jour à court terme. Dès l’agression russe de l’Ukraine, nous avons acté que nous rentrions dans une nouvelle séquence géopolitique marquée par une exacerbation des luttes entre impérialismes, par la fragmentation du libre-échange généralisé, et par l’émergence d’un « Sud Global » de plus en plus critique du bloc impérialiste occidental reconstitué.
Plus rien ne sera plus comme avant. Nous avions prédit que cette nouvelle phase du capitalisme allait intensifier et promouvoir toute une série de guerres locales de plus en plus meurtrières dans lesquelles se superposeront, dans une grande complexité, de vieux différends régionaux jamais soldés pour les peuples, une responsabilité grandissante des impérialismes, l’utilisation de formes terroristes de plus en plus inhumaines et l’intensification de luttes de classe avec des différenciations géosociales de plus en plus affirmées. Mais, pour la France, il ne nous a pas échappé que le premier cercle anglo-saxon de l’impérialisme étasunien a décidé que l’armement des pays européens et océaniens serait réalisé principalement par des pays anglo-saxons(1)exit la France pour les sous-marins australiens par exemple, risque d’abandon du projet franco-allemand d’avion de chasse ou de tank par les Allemands, achat de F35 américains par des pays membres de l’UE, interopérabilité des armements otaniens c’est-à-dire compatibilité avec les armements états-uniens déjà rentabilisés aux États-Unis donc plus compétitifs que les équipements européens, etc., que les fleurons industriels français devaient également passer sous pavillon américain (affaire Alstom entre autres), que la France serait déboutée de l’Afrique au moment même où les Russes et les Chinois sont de plus en plus présents (ainsi que les Allemands dans une moindre mesure, mais c’est un fait nouveau) et où les États-Unis maintiennent leurs bases d’appui africaines et ont participé à l’expulsion, sinon à la perte d’influence, de la France dans cette zone.
La nouvelle géopolitique mondiale provoque un développement des guerres locales, mais surtout intensifie une guerre économique entre pays et entre entreprises. Cette guerre d’un autre type procède de moyens légaux et illégaux dans une stratégie d’augmentation de puissance par l’économie : bataille de normes pour contrôler un marché et/ou en exclure des concurrents, mise en place de système juridique conduisant à des situations d’allégeance, guerre de l’information par le contenu (création de polémiques rhétoriques, désinformation, intoxication ou manipulation), cyberattaques, espionnage économique, guerres hybrides, démantèlements industriels et attaques financières, de taux d’intérêt ou de monnaies. La réalité des guerres d’un nouveau type est qu’elle est très différente de ce qui peut être commenté dans les médias et les réseaux sociaux : les premiers sont en général soumis à une ligne stratégique qui déforme le réel et les seconds procèdent par algorithmes qui ne vous mettent en contact qu’avec ceux qui sont d’accord avec vous !
L’École de guerre économique et son centre de recherche appliquée, le CR451, ont sorti le deuxième numéro de sa série « Guerre économique ». Le premier intitulé « Qui est l’ennemi ? » a montré que ceux qui menacent notre pays ou les entreprises qui sont sur notre sol ne sont pas toujours ceux qu’on croit. C’est le premier ouvrage annuel qui décrypte en temps presque réel les guerres de l’ombre qui mettent en danger notre économie… Qui menace les intérêts français ? Cela peut être des adversaires, mais aussi des alliés. On trouve pêle-mêle les pays les plus puissants du monde : États-Unis, Chine, Japon, Allemagne, Grande-Bretagne, mais aussi des fonds d’investissement, des GAFAM, d’anciens hauts responsables français, etc.
Le deuxième qui vient de sortir s’intitule « Comment gagner ? ». Il démontre par des analyses de cas qu’il est possible de gagner, en France, cette guerre économique. Il précise aussi qu’il existe différentes manières de gagner et ce que cela signifie. On peut gagner par une prise de conscience ; par une volonté d’agir, par le parler-vrai, par la volonté de s’émanciper de toute tutelle, quelle soit anglo-saxonne ou chinoise ou russe ; par le développement d’une intelligence économique nationaliste ; par les services secrets bien sûr ; par les techniques d’influence ; par la coopération et aussi par des politiques publiques d’accroissement de puissance par l’économie. Et cela sera au profit non seulement des entreprises et des actionnaires, bien sûr, mais surtout au profit des salariés et des populations. Au fond, les auteurs considèrent que les relations internationales de manière générale et les relations économiques relèvent de ce que Thucydide qualifiait d’ordre « mélien » dans « Histoire de la guerre du Péloponnèse » : le droit ne s’applique qu’entre États de force égale sinon c’est la loi du plus fort qui s’applique. Evidemment cette situation est hautement critiquable, mais l’examen des faits ne va-t-il pas dans ce sens ?
S’appuyer sur un bloc historique populaire ?
Les travaux de Kate Pickett et Richard Wilkinson montrent que les inégalités sociales et culturelles sont un frein de plus en plus fort pour résoudre les problèmes de la période : dérèglements écologiques, stress, violence, cohésion sociale, sens du travail, énergie au travail… Les différentes politiques qui restent dans le cadre du capitalisme et de ses lois de fonctionnement, qu’elles soient celles des néolibéraux de gauche et de droite, de l’extrême centre, de la droite installée, de l’extrême droite, et même des gauches radicales qui oublient de se radicaliser sur les fondements du capitalisme lui-même et sur les conditions nécessaires de la bifurcation indispensable, relèvent plus de ce que Guy Debord appelait « la société du spectacle ».
Une vision holistique et une recherche de compréhension globale donc transversale est de plus en plus nécessaire. Le développement des primats identitaires — dans le monde en général et en France en particulier — est particulièrement préoccupant parce qu’il est un frein majeur à cette compréhension globale.
Une gauche de gauche et son bloc historique populaire pourront-ils relever le défi ?
Notes de bas de page
↑1 | exit la France pour les sous-marins australiens par exemple, risque d’abandon du projet franco-allemand d’avion de chasse ou de tank par les Allemands, achat de F35 américains par des pays membres de l’UE, interopérabilité des armements otaniens c’est-à-dire compatibilité avec les armements états-uniens déjà rentabilisés aux États-Unis donc plus compétitifs que les équipements européens, etc. |
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