Les résultats du deuxième tour des élections législatives du 19 juin sont abondamment commentés tant ils ont surpris le monde politico-médiatique, par l’ampleur du nombre de députés du Rassemblement national, ex FN, seul parti véritablement vainqueur. La répartition dans les groupes à l’Assemblée nationale, au moment où nous écrivons, se présente ainsi :
- 250 députés Ensemble, nouvelle dénomination de la majorité présidentielle, qui se décompose en : « Renaissance » (nouvelle dénomination d’En marche) 175, Modem 48, Horizon (nouveau parti d’Édouard Philippe) 27 ;
- 149 députés Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes), qui se décomposent en 84 France insoumise, 28 socialistes, 23 écologistes et 14 communistes ;
- 89 députés Rassemblement national ;
- 74 Les Républicains-UDI-divers droite ;
- 15 divers.
Soit 577 députés, ce qui porte la majorité absolue à 289 députés.
L’abstention
Cette élection a été obtenue avec une abstention record de 53,77 % à laquelle il faut ajouter les bulletins blancs et nuls qui représentent 3,53 % des inscrits refusant de choisir dans « l’offre » politique – selon le langage marchand aujourd’hui employé aussi dans le domaine politique, tant la marchandisation généralisée est l’idéologie dominante ! Au total, 57,30 % des inscrits pour diverses raisons n’ont pas voté ou choisi ; ce qui confère une légitimité politique très faible à cette Assemblée nationale, venant s’ajouter à une légitimité politique encore plus faible du Président de la République qui a été élu par défaut face au Front national avec seulement 20,07 % des inscrits si l’on se réfère au premier tour des élections présidentielles.
Encore faudrait-il examiner cette légitimité politique au regard de l’ensemble de la population sur le territoire national en tenant compte des personnes en âge de voter et qui ne sont pas inscrites sur les listes électorales (6 % selon l’INSEE), et en toute légitimité en y ajoutant les résidents étrangers en situation régulière qui participent à la vie du pays en travaillant, payant des impôts ou en étant présents dans les associations, les syndicats, etc.
Ce sont les jeunes et les classes populaires qui pour l’essentiel se sont abstenus. Bien entendu tout le monde politico-médiatique s’interroge sur les causes de cette abstention qui ne cesse de croître. Rappelons que – quel que soit le résultat des élections depuis que la gauche a accédé au pouvoir en 1981 – les politiques conduites par tous les gouvernements sans exception depuis le virage de la rigueur en juin 1982(1)Le vrai tournant de la rigueur est bien juin 1982, sous un gouvernement de gauche issu du programme commun de la gauche. Les décisions prises le dimanche 13 juin 1982 au matin furent rendues publiques le soir même par Pierre Mauroy, Premier ministre et maire de Lille, dans le hall de sa mairie, devant le 41e congrès de la CGT, qu’il avait invité à un « pot de l’amitié ».
Extraits du discours de P. Mauroy devant les congressistes :
« Nous avons à escalader une côte plus rude que prévu… C’est pourquoi, ce matin nous nous sommes réunis sous la présidence du chef de l’État pour arrêter un plan dont je voudrais vous donner les grandes lignes.
En premier lieu nous avons décidé le blocage jusqu’au 31 octobre 1982 de l’ensemble des prix, à tous les stades, qu’il s’agisse de la production et de la distribution. Les prix sont bloqués sur la base des niveaux atteints vendredi 11juin.
En second lieu, nous suspendons, durant la même période, les clauses conventionnelles en matière de hausse des salaires et les indexations en ce qui concerne les revenus non salariaux. Les marges commerciales et les distributions de dividendes par les sociétés sont en outre gelées.
La seule exception concerne le SMIC qui sera relevé de 3,2 % au 1er juillet prochain.
De son côté l’État s’engage à limiter strictement, en 1982 comme en 1983, le déficit budgétaire à 3 % du produit intérieur brut, soit un niveau de 120 milliards en 1983.
Ce n’est qu’à ce prix, en ayant purgé notre économie d’une inflation excessive, que nous pourrons retrouver les voies de la croissance ».
Source : compte rendu in extenso des débats du 41e congrès de la CGT, Lille, 13-18 juin 1982. ont été des politiques ultralibérales avec privatisation des entreprises du secteur public et des services publics, réduction de la dépense publique, la part de la plus-value revenant au travail ne cessant de diminuer au profit des actionnaires. Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’une grande partie des classes populaires ne voie pas l’utilité d’aller voter si c’est pour subir de toute façon la même politique à son détriment.
Cette politique assise sur un rapport de forces ultra favorable a conduit la bourgeoisie (les « élites ») à faire sécession avec le reste du pays : elles ont refusé toute forme de solidarité, refusé de financer la Sécurité sociale, réclamé toujours plus d’exonérations de cotisations dites patronales et favorisé le remplacement des cotisations sociales par l’impôt (la CSG) ou encore réclamé la suppression des « impôts de production » dont personne ne sait exactement ce que c’est, pour 35 milliards d’euros.
L’abstention majoritaire des classes populaires ne signifie-t-elle pas en retour une sécession d’avec la bourgeoisie prédatrice et une façon de créer un rapport de force pour indiquer une nouvelle forme de révolte, les questions politiques ne pouvant se régler par des élections qui aboutissent toujours aux mêmes résultats ? C’est ce qu’avaient exprimé les mouvements des gilets jaunes, dont les conséquences ne sont pas encore soldées.
Sans majorité, une assemblée très à droite
Le deuxième constat que l’on peut faire est que le président de la République n’a pas la majorité absolue à l’Assemblée nationale et qu’il devra trouver des appoints dans d’autres groupes parlementaires que sa majorité relative pour faire adopter ses projets de loi, le budget de l’État et de la Sécurité sociale. Mais l’Assemblée est très clairement à droite, même très à droite avec une extrême droite dont le groupe est le deuxième groupe en nombre de députés de l’Assemblée. Si on additionne les députés de Renaissance (groupe macroniste qu’il n’est pas illégitime de classer à droite compte tenu des politiques en faveur du capital et des riches conduites lors du précédent quinquennat) avec ceux de droite des Républicains, cela fait une large majorité de 324 députés. Et si on ajoute le RN qui est aussi à droite, à moins que l’extrême droite ne soit plus de droite ce qui est difficile à croire, même si tout n’est pas « égal par ailleurs », cela donne 413 députés. Sera-t-il si difficile pour trouver des majorités pour des politiques ultralibérales, même si la réforme des retraites renvoyant l’âge de départ à 65 ans semble difficile ?
La presse de connivence – comme nombre de politiques – annonce depuis une semaine que « la culture du compromis ne fait pas partie de la culture politique française », ce qui ne veut strictement rien dire quand pour la bourgeoisie des intérêts de classe sont en jeu.
De plus, l’idéologie de droite s’articule, notamment pour la macronie, avec une idéologie « computationnelle », forme « moderne » d’une idéologie droitière très développée dans les couches petites-bourgeoises (que reflète bien le mot d’ordre de « start-up nation » ). Ce mode de pensée binaire et fermée sur elle-même, soi-disant moderne parce que fondée sur le développement du numérique (les nouvelles technologies de l’information) était particulièrement développé dans la précédente assemblée et subsiste dans celle-ci en raison de la forte reconduction des sortants de la République en marche (63 % dans le groupe Ensemble).
La proportionnelle
Le troisième constat est que la composition de l’Assemblée nationale élue par un scrutin majoritaire à deux tours est dans sa composition proche d’une élection à la proportionnelle, ce qui relativise la question des institutions qui n’est pas la question fondamentale pour « le peuple », ce qui signifie qu’il ne faut pas se tromper de combat aussi bien au niveau national qu’à celui de l’Union européenne. Finalement cette proportionnelle que presque tous les partis politiques réclament sans jamais la mettre en œuvre a été établie par le vote des Français qui est passé par-dessus les « blocages institutionnels », sans référendum de plus ! Tout est bien question politique. Certes les institutions facilitent plus ou moins les solutions et la démocratie, mais la vie politique démontre que quand les peuples s’en mêlent les institutions, si elles sont un élément de blocage, sautent sans coup férir (chute de l’Union soviétique, nouvelle constituante au Chili…).
Enfin la composition sociologique de l’Assemblée n’a pas été modifiée en profondeur. Si quelques représentants des classes ouvrières ou assimilables ont été élus (deux femmes de ménage, quelques ouvriers), nous sommes loin du reflet de ce qu’est le pays et la principale « discrimination » demeure bien la sous-représentation des « sans voix », des « sans dents », de « ceux qui ne sont rien ». Dans une première approche, la composition de l’AN serait : cadres et professions libérales 58,4 % alors qu’ils représentent 9,5 % de la population ; artisans, commerçants, chefs d’entreprises, 6,2 % pour 3,5 % ; employés 4,5 % pour 16,1% ; ouvriers 0,9 % pour 12,1 % dans le pays ; agriculteurs exploitants 1,9 % pour 0,8 %; retraités 11,6 % pour 26,9 % de la population ; sans activité professionnelle 8,3 % pour 17 %; couches moyennes intermédiaires 8,1 % pour 14,1 % dans le pays.
Les commentateurs et journalistes « mainstream » encore font semblant de s’interroger sur le fait « que le résultat des élections législatives rendrait la France ingouvernable », ce qui est une façon inavouable de contester le vote du peuple qui encore une fois n’a pas voté comme le souhaitaient les « élites », c’est-à-dire majoritairement pour l’oligarchie représentée par la majorité sortante, même si comme nous le soulignons plus haut l’Assemblée nationale est très à droite.
Trop de gauche et trop de Front national font tache et surtout démontrent « l’indiscipline » de ce peuple de « Gaulois irréductibles » qui n’accepte pas ses maîtres sans contestation (« ça affaiblit la France en UE et à l’international »). La question n’est pas de savoir si la France est ingouvernable, nous pouvons nous demander pourquoi la proportionnelle de fait la rendrait telle alors que la quasi-totalité des pays européens ont des systèmes électoraux à la proportionnelle et sont bien gouvernés, pourquoi la France ferait-elle exception ? La question est plutôt : les partis politiques, les élus à l’Assemblée nationale, seront-ils à la hauteur des défis auxquels les sociétés sont aujourd’hui confrontées (guerre en Ukraine aux portes d’une des principales puissances économiques occidentales, inflation liée à cette guerre à la course aux ressources naturelles, dérèglements climatiques et crises de la biodiversité et écologique qui réclameraient au contraire la paix et l’affectation des financements gaspillés dans la guerre pour y faire face, poursuite des politiques capitalistes ultralibérales malgré les dégâts humains et écologiques qu’elles engendrent…) ?
Hélas la course à l’échalote de FI pour devenir le premier groupe d’opposition et dépasser le groupe du Rassemblement national, y compris en proposant au rebours des accords passés avec ses partenaires un seul groupe Nupes à la place des groupes par formations politiques alliées, ne laisse pas augurer du meilleur. Il en est de même des manœuvres du Président de la République dans son allocution du 22 juin pour renvoyer la responsabilité des éventuels blocages aux oppositions et les réponses politiciennes de celles-ci. Toutefois, attendons au bénéfice de la preuve.
Les duels Nupes/RN
Notre quatrième constat (ou plutôt interrogation) porte sur les duels Nupes/RN lors de ces élections : pourquoi dans ces duels le match se traduit-il par un match nul (53 % pour la Nupes contre 47 % pour le RN) alors que jusqu’à présent le front dit « républicain » contre le Front national fonctionnait à tous les niveaux ? Il a encore fonctionné dans une certaine mesure pour les élections présidentielles parce que les Français ne voulaient pas de Marine Le Pen comme présidente de la République et ont donc choisi par défaut Emmanuel Macron, mais il n’a pas fonctionné au niveau local.
Les causes et les conséquences à terme de l’implantation du vote d’extrême droite sont des sujets politiques à traiter de façon plus sérieuse pour toute la gauche que de rechercher un front républicain (sans suite) pour battre le RN lors d’une élection. Ne s’agirait-il pas aussi d’un vote de classe illustré par le refus des appareils politiques de la macronie et des Républicains de donner des consignes de vote claires contre le Rassemblement national ? Car face à la montée des forces populaires, la droite, la bourgeoisie, n’hésiteront jamais à choisir, même pour le pire pour la démocratie, à préserver leurs intérêts de classe. Cette question n’est pas anodine historiquement, souvenons-nous du slogan « plutôt Hitler que le Front populaire » dans la deuxième moitié des années 1930… Elle n’est pas anodine non plus aujourd’hui dans un contexte de guerre interimpérialiste en Ukraine qui peut dégénérer vers un conflit plus large.
C’est l’idée unitaire qui a été le principal facteur du vote Nupes, bien avant les 650 propositions du programme que quasiment personne n’a lu et dont seuls le SMIC à 1 500 euros et le refus de la retraite à 65 ans ont émergé. Mais cette idée, aussi forte soit-elle, ne fait pas à elle seule une politique de rupture capable de « transformer le monde ».
La destruction des solidarités et les appartenances communautaires
Cinquième question, peut-être la plus fondamentale dans la conjoncture actuelle pour la gauche, la question des inégalités et de la destruction des solidarités. Les politiques ultralibérales au niveau mondial depuis la désindexation du dollar sur l’or par Nixon en 1971 et la financiarisation des économies, le tournant de la rigueur en 1982 dans notre pays (voir plus haut et la note 1) ainsi que les politiques ultralibérales mises en œuvre dans l’Union européenne depuis l’adoption de l’Acte Unique impulsé par Jacques Delors, président de la Commission européenne en 1987, ont défait les solidarités édifiées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sur « des bases démocratiques de l’égale dignité des êtres humains ».
Ce détricotage ne peut qu’aboutir au retour de « solidarités » fondées sur des sentiments d’appartenance communautaire, sur la religion, la « race », la couleur de peau, l’orientation sexuelle, au développement du sentiment de victimisation et des revendications « sociétales » de reconnaissance de ces identités, et donc à l’affaissement des revendications sociales de juste répartition des fruits du travail. Phénomène qui touche même les syndicats de salariés qui s’orientent de plus en plus prioritairement vers ces « revendications sociétales » (voir dans ce numéro l’analyse de la situation à la CGT et FO suite à son congrès et, la semaine prochaine celle des congrès de la CFDT et du SNUIPP-FSU).
Comme le souligne Alain Supiot(2)Alain Supiot, La justice au travail, Seuil Libelle, avril 202:
Ce déplacement de l’avoir vers l’être s’opère d’autant plus facilement qu’il est en phase avec le déterminisme biologique sous-jacent à l’ordre néolibéral » et il poursuit : « Ainsi s’explique le succès dans de nombreux pays d’un ethno-capitalisme, qui protège l’ordre économique néolibéral en retournant contre des groupes stigmatisés sur des bases identitaires la colère engendrée par l’injustice sociale. On ne se sortira pas de ces pièges identitaires sans se tenir fermement au principe d’égale dignité des êtres humains, dont la consécration normative a été chèrement payée par l’expérience des massacres du XXe siècle. Cette égale dignité impose de ne les réduire ni à ce qu’ils ont, ni à ce qu’ils sont, mais de prendre d’abord en considération ce qu’ils font. La justice sociale ne doit pas être enfermée dans la binarité de l’avoir et de l’être, mais s’ouvrir à l’agir, c’est-à-dire à la reconnaissance du sens et du contenu du travail accompli », ce que Marx exprimait d’une autre manière dans les ‘’Thèses sur Feuerbach’’ : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer.
Ajoutons que les politiques néolibérales de destruction des solidarités et de développement des inégalités sont le principal terreau sur lequel prospère l’idéologie d’extrême droite et le Front national/Rassemblement national.
C’est pourquoi…
C’est pourquoi la première mesure pour répondre aux dérèglements climatiques et écologiques, comme à la montée de l’extrême droite, n’est pas le développement des énergies renouvelables, ou même la « planification écologique » (à supposer qu’on sache ce que c’est concrètement et qui sont au fond des « mesures techniques »), mais des dispositions contre les inégalités, pour la reconstruction des solidarités sur des bases démocratiques de l’égale dignité des êtres humains qui conditionne politiquement et socialement toutes les autres dispositions à prendre.
C’est aussi pourquoi le combat doit être laïque, social et écologique et que la phrase de Jaurès « La République doit être laïque et sociale, mais restera laïque parce qu’elle aura su être sociale » est toujours d’actualité.
Notes de bas de page
↑1 | Le vrai tournant de la rigueur est bien juin 1982, sous un gouvernement de gauche issu du programme commun de la gauche. Les décisions prises le dimanche 13 juin 1982 au matin furent rendues publiques le soir même par Pierre Mauroy, Premier ministre et maire de Lille, dans le hall de sa mairie, devant le 41e congrès de la CGT, qu’il avait invité à un « pot de l’amitié ». Extraits du discours de P. Mauroy devant les congressistes : « Nous avons à escalader une côte plus rude que prévu… C’est pourquoi, ce matin nous nous sommes réunis sous la présidence du chef de l’État pour arrêter un plan dont je voudrais vous donner les grandes lignes. En premier lieu nous avons décidé le blocage jusqu’au 31 octobre 1982 de l’ensemble des prix, à tous les stades, qu’il s’agisse de la production et de la distribution. Les prix sont bloqués sur la base des niveaux atteints vendredi 11juin. En second lieu, nous suspendons, durant la même période, les clauses conventionnelles en matière de hausse des salaires et les indexations en ce qui concerne les revenus non salariaux. Les marges commerciales et les distributions de dividendes par les sociétés sont en outre gelées. La seule exception concerne le SMIC qui sera relevé de 3,2 % au 1er juillet prochain. De son côté l’État s’engage à limiter strictement, en 1982 comme en 1983, le déficit budgétaire à 3 % du produit intérieur brut, soit un niveau de 120 milliards en 1983. Ce n’est qu’à ce prix, en ayant purgé notre économie d’une inflation excessive, que nous pourrons retrouver les voies de la croissance ». Source : compte rendu in extenso des débats du 41e congrès de la CGT, Lille, 13-18 juin 1982. |
---|---|
↑2 | Alain Supiot, La justice au travail, Seuil Libelle, avril 202 |