Ça y est ! Nous sommes le 7 juillet 2024. La nouvelle Assemblée nationale est là ! Nous avons assuré le principal à très court terme à savoir le fait que le pôle d’extrême droite n’ait pas la majorité absolue. Tant mieux ! Mais c’est au prix d’un accord partiel dans de nombreuses circonscriptions, d’un désistement de l’extrême centre macroniste qui a profité au NFP ou d’un désistement du NFP qui a profité à l’extrême centre macroniste. Normal avec une gauche qui fait moins du tiers des suffrages exprimés au premier tour. Avec un programme beaucoup moins attrayant que les réalisations de juin 1936-37 et de celles de 1981-82.
Même si nous savons que ces réalisations doivent beaucoup à l’action et à la pression de la classe populaire ouvrière et employée en mouvement sans laquelle rien n’aurait été possible. En outre, ajoutons que l’effondrement de l’extrême centre macroniste pourrait engager à terme la suppression du tripartisme et, comme dans les années 30, un conflit bipartisan entre la gauche et l’union de toutes les droites, extrême droite comprise. Et là par contre, il ne suffira pas d’un petit tiers des suffrages exprimés au premier tour. Il faudra la majorité absolue bien au-delà des 50 % des suffrages exprimés. D’où la nécessité de sortir des commentaires des médias dominants dans lesquels se complaisent trop de responsables politiques et syndicaux et de soi-disant experts universitaires, en partant des analyses sociologiques des résultats des élections avant de déterminer les pistes de solutions(1)Voir notre précédent article « Que faire ? Quelle ligne stratégique ? Sur quels supports médiatiques ? »..
Que disent les analyses sociologiques ?
Pour assurer la comparaison avec l’étude sociologique des élections européennes du 9 juin(2)À relire ici : « La sociologie du vote du 9 juin va bouleverser la vie politique française »., ReSPUBLICA utilise l’étude sociologique d’Ipsos.
Commençons par dire que suite à l’augmentation du vote exprimé, 44 % de la classe populaire ouvrière et employée se sont abstenus au sens de la loi (donc sans compter les blancs, les nuls, les non-inscrits et les mal inscrits). Ce qui donne 55 % si on compte tous les non-suffrages exprimés. Mais aussi 47 % des jeunes de moins de 35 ans et également 43 % de ceux qui gagnent moins de 1250 euros net par mois.
En ce qui concerne le RN, les fondamentaux sociologiques restent les mêmes, mais se sont considérablement développés dans les deux dernières années et également ces dernières semaines. Sur les deux dernières années, la progression du vote exprimé par les ouvriers a cru de 12 points avec 57 % des suffrages, par les employés de 19 points avec 44 % des suffrages, + 21 % chez les non-bacheliers à 49 %. Ces indicateurs suffisent à montrer le fossé qui existe entre la gauche actuelle du NFP et la gauche de gauche qui pourrait mener une transformation sociale et politique. Disons-le tout net : la gauche actuelle n’est pas à la hauteur des enjeux. Alors que la classe populaire ouvrière et employée représente 45 % de la population active, le NFP ne s’en sortira pas avec un cinquième des suffrages exprimés soit moins de 13 % de la classe populaire réelle ouvrière et employée.
Le vote RN a également crû chez les retraités de 19 % pour atteindre 31 %, chez les femmes de 1 5 % à 32 %, chez les moins de 35 ans de 14 % à 32 %, chez les CSP+ de 17 % à 32 %, dans les grandes villes de 15 % à 28 %. Plus d’un tiers des salariés a voté RN. Même les CSP+ ont augmenté de 11 % à 22 %. Il faut aussi noter que le vote RN a été amplifié par le soutien de 28 % des anciens votes LR et de 76 % des anciens votes de Reconquête.
Le vote NFP est plus jeune, plus diplômé, plus citadin, beaucoup moins populaire contrairement au nom de son alliance. La moitié des 18-24 ans, 40 % des 25-34 ans ont voté NFP. Mais seulement 21 % des ouvriers et 20 % des employés. L’union fait 33 % dans les grandes villes de plus de 200 000 habitants contre 23 % ailleurs et obtient 37 % des suffrages chez les bac+3 et plus, contre 17 % chez les non-bacheliers, ainsi que 34 % chez les cadres, professions intellectuelles et couches moyennes intermédiaires. Il faut de plus souligner que près d’un quart des votes PS et EELV ne se sont pas reportés sur des candidats LFI. Réaffirmons-le : cette sociologie ne permet pas au NFP de prendre le pouvoir et encore moins de transformer la société.
Quant au bloc de l’extrême centre macroniste, il reste le vote principal des retraités, 32 % des plus de 70 ans et des CSP+ même si cela s’est largement effrité. Mais il a bénéficié de certains anciens votes LR, PS et EELV qui ont alors amorti la déroute du bloc présidentiel.
Un mot sur l’international
Gardons bien à l’esprit que la France va être sous grande influence du choc des impérialismes et des reclassements des sous-impérialismes, que la nouvelle géopolitique va énormément impacter notre pays, que sa situation économique la place comme le maillon faible du capitalisme européen, que ses avantages comparatifs s’étiolent (ce qui diminue son autonomie) au profit de quelques avantages concurrentiels qui l’obligent à être un sous-impérialisme chapeauté par l’impérialisme étasunien(3)Voir notre précédent article « Comprendre la crise économique, sociale et politique mondiale – troisième volet »., qu’elle subit aussi une forte poussée de l’extrême droite comme dans toute l’Europe. Tous les pays européens sont soit sous gouvernance de l’extrême droite dans une union de toutes les droites, soit sont en forte progression, sauf trois pays : le Danemark, la Suède et la Finlande, mais qui ont effectué des restrictions importantes à leur immigration et c’est aussi le cas de la Grande-Bretagne qui vient de vivre une alternance avec le retour des travaillistes. Mais là, le raz-de-marée des députés travaillistes avec plus de 400 députés sur 650 n’existe que parce ce que le mode électoral est le vote uninominal à un seul tour. Ce même mode électoral aurait donné le pouvoir au RN en France. Mais en pourcentages des votants, le parti travailliste n’a eu que 35 % des voix, les conservateurs 24 % et pour la première fois depuis longtemps 15 % pour l’extrême droite ce qui est un bon en avant considérable pour les Britanniques et enfin 12 % pour les libéraux-démocrates néolibéraux pro-UE, on remarque en plus l’écroulement des indépendantistes écossais. De ce fait, la Grande-Bretagne voit également une poussée de l’extrême droite comme dans tout le continent.
Ainsi, à l’heure actuelle au Parlement européen, l’un des deux groupes d’extrême droite est devenu le troisième groupe de l’UE devançant les libéraux fédéralistes européens (où siège l’extrême centre macroniste) et la somme des deux groupes d’extrême droite de l’UE a autant de députés que le 2e groupe de l’UE, les socialistes et sociaux-démocrates européens. Par ailleurs, c’est Orban qui est pour six mois le président de l’UE. Il vient de faire sa première visite à Moscou où il a déclaré qu’il jouerait le rôle de médiateur entre l’UE et l’Ukraine ce qui a sidéré une partie des hiérarques de l’UE pro-Biden. En fait, Orban prépare l’éventuel retour au pouvoir de Donald Trump en janvier prochain.
Quelles sont les pistes pour solutionner notre problème politique ?
Piste n° 1 : le tripartisme promu par l’extrême centre n’est que le prélude à l’affrontement entre la gauche et l’union de toutes les droites, extrême droite comprise. Tout simplement parce qu’une fois que nous avons bien ri de ceux qui déplorent les effets des causes qu’ils adorent, il faut bien convenir que chaque gouvernement depuis 1983 a fait pire que le précédent (et de ce point de vue, Macron n’a été dans les dix dernières années qu’un des gérants du capital comme ses prédécesseurs) et ont accompagné la montée du FN et du RN, de 0,74 % à environ un tiers des suffrages exprimés.
Il va falloir arrêter de rire de ceux qui veulent par exemple supprimer les cotisations sociales alors que la dette de l’État dépasse déjà plus 3000 milliards d’euros. Il va falloir les combattre avec vigueur et faire en sorte que dans le camp du travail, on ne reprenne pas les propositions du patronat servies par les gérants et les suppôts du capital jusqu’y compris au sein du NFP, d’où les pistes qui suivent. Il va falloir montrer que ce sont les principes du capitalisme qui sont aujourd’hui la cause principale des désordres(4)Voir par exemple : « Combattre le nihilisme capitaliste qui dévaste le monde ». : augmentation de la pauvreté et des inégalités sociales de toutes natures, école n’assurant plus la mobilité sociale et la formation du citoyen, désertification des services publics, attaques capitalistes contre la Sécurité sociale, paupérisation d’une partie des couches moyennes, déclassement territorial des bourgs, ségrégation spatiale, mépris et racisme de classe(5)Nous employons le terme de racisme pour fustiger toutes idées d’existence et de hiérarchie des races, mais aussi toutes hostilités violentes et systématiques envers un groupe humain, quel qu’il soit., etc. En fait, le laisser-faire et la libre concurrence aboutissent à des régimes autoritaires alors qu’il faudrait partir des besoins sociaux des habitants.
Piste n° 2 : Si la gauche doit se préparer à avoir comme objectif d’avoir la majorité absolue des suffrages exprimés, cela ne peut pas se faire sans la majorité réelle de la classe populaire ouvrière et employée (cf. mai 1981) qui représente aujourd’hui 45 % de la population active. Vu la ségrégation spatiale actuelle, cela ne peut se faire qu’en rassemblant cette classe populaire des bourgs (zones rurales et périphériques) et des métropoles (et leurs banlieues). Mais pour cela, il faut rompre à gauche avec les politiques identitaires et communautaristes(6)Voir nos précédents articles : « L’antiracisme est-il politique ? » et « La carpe et le lapin ». et lutter contre les causes réelles de la montée du RN(7)Lire : « Oui, il y a un lien entre la dégradation des services publics et la montée du RN »..
Piste n° 3 : La gauche doit avoir une vision holistique des combats (sociaux, laïques, démocratiques, écologiques, féministes, antiracistes, etc.) liée aux principes nécessaires d’une République sociale (liberté, égalité, fraternité, solidarité, souveraineté populaire, sécurité et sûreté, universalisme concret(8)Et pas abstrait comme trop souvent aujourd’hui, voir notre précédent article « Pour un universalisme concret »., développement écologique et social.
Piste n° 4 : Seul le primat de la question sociale et économique peut garantir une gauche majoritaire, mais cela impose un fort processus de réindustrialisation écologique sous bifurcation énergétique radicale.
Piste n° 5 : Le rassemblement populaire majoritaire ne peut s’opérer qu’avec la constitution d’un bloc historique populaire au sens d’Antonio Gramsci autour de la classe populaire ouvrière et employée et avec la majorité réelle des couches moyennes intermédiaires au sens de l’INSEE et de ses alliés paysans et intellectuels.
Piste n° 6 : Pour changer vraiment, il faut que ce changement intervienne aussi dans le procès de travail, cœur de la machine capitaliste. C’est là comme ailleurs que la démocratie et la promotion d’un nouveau sens du travail doit être opéré. Comme le dit Roland Gori, la souffrance au travail doit conduire à un nouveau projet politique du travail lui-même seule possibilité d’éviter qu’elle se transforme dans la haine de l’autre. Tout le reste n’est que littérature si on oublie cet essentiel. Là, il s’agit de reprendre les idées de l’équipe de Bruno Trentin à la fin du siècle dernier, voire d’Alain Supiot récemment pour la refonder pour le XXIe siècle. Le but est de construire une nouvelle formation sociale avec un changement de mode de production dominant. Dit autrement, il convient de fonder l’organisation sociale de la production selon le principe des travailleurs associés plutôt que du salariat.
Piste n° 7 : Pour changer vraiment, il faut reprendre à la racine les conquis sociaux (même s’ils sont aujourd’hui largement écornés, voire détournés de leur sens originel qui était de répondre aux besoins sociaux) qui peuvent redevenir l’indispensable sphère de constitution des libertés ; il s’agit de l’école, de la Sécurité sociale(9)Lire : « De l’invisibilité au prétexte : le traitement médiatique de la Sécu » et « Pour une Sécurité sociale intégrale avec un financement adapté »., des services publics. La bataille autour de ses trois pôles doit devenir l’une des priorités de la bataille militante. Nous pensons qu’il faut lui adjoindre un quatrième pôle transversal d’un service public décentralisé, mais planifié pour la bifurcation écologique bien plus que pour une simple transition écologique(10)Lire à ce sujet : « Pour une bifurcation holistique et donc écologique »..
Piste n° 8 : Pour changer vraiment, rien n’est possible si préalablement ou parallèlement aux processus électoraux, ne se recrée pas une campagne pour une nouvelle hégémonie culturelle. C’est une condition centrale pour la victoire populaire. L’ancienne éducation populaire démarrée dans la deuxième partie du XIXe siècle qui a accompagné toutes les luttes sociales victorieuses est aujourd’hui détruite ou transformée en service d’accompagnement des politiques publiques austéritaires. Naguère, elle exista dans les bourses du travail devenues unions départementales syndicales interprofessionnelles, dans les centres sociaux, dans les MJC, dans les universités populaires, etc. Il faut donc reproduire une éducation populaire refondée du XXIe siècle avec de nouveaux militants culturels qui ne doit pas se résumer en du gardiennage de loisirs.
Piste n° 9 : Le syndicalisme, outil indispensable des mouvements sociaux de grande ampleur et dans le cœur du procès de travail, doit se rassembler et se refonder(11)Lire à ce sujet notre précédent article « SYNDICALISME : quelques pistes pour une refondation »..
Piste n° 10 : Si nous voulons changer vraiment, il faut, nous semble-t-il, revenir à une stratégie de l’évolution révolutionnaire (Marx 1850, Jaurès 1902). Pour cela, il y a nécessité de refondation également. Un parti qui considère ses militants comme de simples colleurs d’affiches ou de simples distributeurs de tracts sans participation à la construction collective et démocratique de la ligne stratégique du parti (ou du mouvement) est un parti qui appartient au passé et qui ne survivra pas aux purges successives. On l’a vu avec Podemos et Syriza, et bientôt pour d’autres organisations. Nous pourrions dire la même chose pour des partis ou syndicats qui ont le mot démocratie dans la bouche, mais qui sont dirigés par une bureaucratie pesante sans base sociale mobilisée suffisante. Nous pourrions dire la même chose pour des organisations à pratique sociale découplée par rapport à leur objet.
Quelles suites possibles dans l’année qui vient ?
Comme aucun bloc n’a une majorité absolue à cause des désistements de l’extrême centre macroniste pour le NFP et des désistements du NFP pour l’extrême centre macroniste, les « stratèges» néolibéraux ont prévu des stratagèmes :
– Le gouvernement technique, qui est un retour au podestat de la fin du Moyen Âge ou pendant six mois ou un an, un « étranger » avait les pleins pouvoirs pour remettre de l’ordre dans la cité. Avec la Constitution de la Ve République, cela ne change en rien, le pouvoir du parlement qui peut faire tomber le gouvernement.
– Le gouvernement arc-en-ciel qui irait des « modérés » du NFP à la droite des Républicains en passant par l’extrême centre macroniste. Cet attelage baroque sans projet ne pourrait qu’être l’assurance d’une majorité absolue du RN la prochaine fois.
– Un gouvernement minoritaire qui n’agirait que par décret avec l’assurance et donc sous pression des droites et extrême droite, pour éviter la motion de censure éliminatoire.
– La démission du président Macron qui ouvrirait une nouvelle élection présidentielle dès la rentrée de septembre. Ce serait la meilleure des solutions pour le pays.
– L’application, dans un contexte géopolitique menaçant, de l’article 16 des pleins pouvoirs, redonnant alors du pouvoir au Conseil constitutionnel puis 60 jours après à la possibilité d’un processus de destitution du Président de la République par la procédure de l’article 68 via la haute cour.
Tout cela montre bien que nous avons de grandes chances de tomber dans une crise de régime. Le passage de 2012 à 2022 de liquidation des partis dits de gouvernement sarkozyste et hollandais de 56 % à 6 % a préfiguré la crise actuelle. Notre voie se doit donc d’agir pour que le changement de la ligne stratégique de la gauche lui permette de devenir une gauche de gauche capable de mobiliser la classe populaire comme nous venons de le présenter ci-dessus.
Mais pour cela, nous devons combattre ce que Pierre Bourdieu appelait « le racisme de l’intelligence » et que nous appelons le mépris de classe de la bourgeoisie y compris de la petite bourgeoisie. Cette dernière doit comprendre qu’elle ne pourra pas prendre le pouvoir sans un accord avec la classe populaire ouvrière et employée et donc sans mépris de classe. C’est tout l’enjeu du bloc historique populaire. Ouvrez des débats locaux à ce sujet et invitez-nous pour en débattre arguments en main !
Notes de bas de page