NFP : des propositions sociétales problématiques et non questionnées
Nous sommes ici aux confins de l’idéologie néolibérale, voire libertarienne(1)Tout est permis même ce qui est nuisible aux autres., qui veut tout contractualiser. Mais peut être plus grave, ce type de propositions sous-estime les conséquences sociales, considérées souvent comme un problème accessoire ne méritant pas indignation. Pourtant ne dit-on pas « le diable se loge dans les détails » et ce sont souvent « les signaux faibles » qui permettent de voir la trajectoire d’un problème ? Il ne soulève pas d’objection à gauche, car il est présenté comme progressiste. Pourtant les répercussions dans la société d’une telle mesure sont loin d’être négligeables. Prenons des cas qui existent.
Premier exemple : un homme condamné pour viol de plusieurs femmes utilise une disposition qui existe dans son pays pour changer d’état civil. Se déclarant femme, il demande à aller dans une prison de femmes au nom de son nouvel état civil. Après hésitation, l’administration pénitentiaire du pays a refusé d’accéder à sa requête.
Second exemple : en Espagne pour entrer dans la police, le concours comprend des épreuves sportives. Le principal responsable syndical de la police conseille aux hommes de changer d’état civil pour pouvoir concourir dans les épreuves féminines moins exigeantes. Généralisée, cette disposition aboutit à l’impossibilité pour les femmes d’accéder à cette profession étant donné que leurs performances sportives sont inférieures à celles des hommes pour des raisons physiques. « C’est le retour de la femme au foyer », s’est exclamée une de mes camarades syndicalistes en apprenant cette histoire. Dans le même ordre d’idée, le changement d’état civil pour les hommes va-t-il les conduire à concourir dans les épreuves féminines dans les compétitions sportives ? Des associations féministes s’en inquiètent, car c’est à terme la fin du sport féminin.
Trop de sociétal qui essentialise et pas assez de social à gauche
La plongée dans le sociétal au détriment des luttes sociales, l’abandon de toute position de classe par une grande partie de la gauche est une des raisons de sa régression et empêche sa recomposition. Débattre et rétablir le sociétal à sa juste place n’ont rien à voir avec les batailles pour le respect des droits de chacun, pour l’égalité entre toutes les personnes quelles que soient leurs orientations sexuelles, leur religion, leur couleur de peau, leurs origines. Toutes ces luttes sont indispensables et elles ne peuvent aboutir que conjointes aux luttes sociales, aux luttes pour l’émancipation sociale. Elles ne peuvent être le ciment de luttes globales de rupture, elles différencient, essentialisent et, en fait, divisent, car inévitablement catégorisées.
Mépris de classe à l’égard des couches populaires
En outre, notre société montre un profond mépris de toutes les couches bourgeoises envers les couches populaires. Celui-ci se manifeste en permanence à travers des choses ou des expressions souvent considérées insignifiantes, répétées « naturellement » comme des évidences sans y voir à mal, mais, qui toujours marquent une différentiation sociale et morale et peuvent s’apparenter à de la « violence symbolique » selon l’expression de Pierre Bourdieu. La bourgeoisie est « naturellement » par évidence du « bon côté ». Il n’est pas de jour où à la radio, à la télévision, dans la presse écrite, il ne soit fait état de « personnes éduquées » versus implicitement des « non éduquées » pour signifier que les personnes ayant fait des « études supérieures » avec des diplômes universitaires sont seules éduquées. Il est en outre entretenu une confusion plus ou moins volontaire et consciente entre diplôme et éducation.
Le fait d’être éduqué vaut considération, avantages, privilèges (au sens de l’ancien régime). Il n’y a qu’à se référer au mépris parmi les couches dites « intellectuelles » pour les emplois manuels, l’enseignement technique (que leur progéniture doit fuir à tout prix). Il faut aussi se souvenir des applaudissements pendant la Covid pour les « premiers de corvées » mal payés, vite oubliés une fois la pandémie passée. Aujourd’hui ils sont toujours aussi mal payés, aussi mal considérés et leur travail autant méprisé. On ne les applaudit plus, signifiant ainsi leur… insignifiance.
Enfin, ajoutons un point essentiel. Insistons sur l’indispensable mobilisation de la société dans sa plus grande partie, sans laquelle, quels que soient les programmes des partis de gauche, les brillantes analyses de la situation, rien ne peut advenir. C’est ce qui manque le plus aujourd’hui. Certes, des luttes nombreuses existent dans les entreprises, des luttes sur l’écologie également. Comment ne pas saluer les luttes pour la maîtrise de l’eau contre les « méga bassines » et son appropriation par une toute petite minorité agroindustrielle au détriment de l’intérêt général ? Mais ces luttes importantes demeurent sectorielles. Comment les lier ensemble dans des objectifs communs pour une rupture effective avec ce capitalisme qui conduit l’humanité et le vivant à la catastrophe ? Beaucoup de collectifs locaux inventent, mettent en place des solidarités pour faire face aux difficultés qu’engendrent la disparition des services publics, la précarité, les fins de mois qui commencent au début du mois. Ces actions, ces formes d’organisation solidaires travaillent en profondeur nos sociétés. Ce sont elles qui ont permis à des pays comme la Grèce soumise à une politique d’austérité et de destruction sociale de la part des oligarchies du capital financier et industriel de ne pas s’effondrer. C’est en fait l’auto-organisation du peuple qui lui a permis de survivre.
Actions et réflexions, analyse et pratiques : une dialectique émancipatrice et éducative
C’est dans l’action concrète que la volonté de changement se fait jour le plus rapidement et le plus vivement, c’est dans l’action que la « prise de conscience » est la plus effective, encore faut-il disposer des organisations, de théories et pratiques rassembleuses pour aboutir. La tâche est immense et la dialectique théorie et action est l’affaire de la société elle-même, ce qui ne peut être délégué même à des partis de gauche. L’expérience historique nous enseigne à ce sujet que les acquis du Front populaire de 1936 sont le résultat des grèves et actions dans les entreprises, aucun de ces acquis ne figurait dans le programme des partis politiques constituant le Front populaire. C’est la grande différence avec le NPF d’aujourd’hui et la grande faiblesse de ce dernier ; « alliance de circonstance » pour éviter le Rassemblement national au gouvernement, ce qui est déjà beaucoup. En revanche, il ne peut s’appuyer, dans l’état actuel des choses, sur un mouvement social qui n’existe pas encore ou plus et son programme ne constitue pas une rupture avec le système néolibéral qui exige un rapport de force bien plus élevé et d’une bataille pour une hégémonie culturelle libératrice plus consistante.
Capacité d’adaptation du capitalisme
L’histoire nous apprend aussi que la bourgeoisie capitaliste, le patronat, s’arrangent avec tous les gouvernements, dès lors que leurs intérêts de classe sont préservés et combattent avec la dernière énergie tous ceux qui osent remettre en cause leurs intérêts et leur position sociale dominante. Ceci n’exclut pas des contradictions internes entre les fractions qui composent cette bourgeoisie. Aussi, une partie non négligeable a choisi d’ores et déjà le Rassemblement national pour défendre ses intérêts, les cas les plus emblématiques étant Vincent Bolloré et Édouard Stérin, mais ils ne sont pas les seuls (2)Dans un article paru dans la revue en ligne AOC du 04/07/2024, Théo Bourgeron en donne une liste sans doute non exhaustive..
Terreaux du vote RN
Le vote Rassemblement national ne naît pas spontanément. Il est le résultat de politiques des gouvernements bourgeois ou à leur convenance et de l’abandon par les forces de gauche des classes populaires et moyennes pour se concentrer sur les couches de la « bourgeoisie intellectuelle », théorisé par le « think-tank » Terra Nova en 2011 en France et dont Thomas Piketty a élargi la théorisation à l’international avec la notion de « brahmanisation » des politiques et partis de gauche dans son livre L’idéologie capitaliste. Cet abandon des classes populaires par toute la gauche est « naturellement » lié à l’abandon de la notion et de la pratique de la lutte de classes pour se réfugier sur le « sociétal ». Les théories sur le décolonialisme, les racisés, l’identité comme fondement social, l’intersectionnalité ou leurs dérives outrancières, nées dans les universités américaines et largement théorisées par la sociologie en France, transposées dans le champ politique divisent, car elles ramènent chacun à sa seule identité. Elles empêchent tout rassemblement majoritaire puisque c’est l’irréductible identité de chacun qui détermine la situation sociale. Mais, comme ce n’est socialement pas tenable, cette identité personnelle irréductible à soi est théorisée en même temps comme issue d’une construction sociale, formant ainsi une tautologie dans laquelle tout est dit, qui touche à l’absurde et stérilise tout débat qui devient alors impossible.
Au sujet de l’identité toujours, l’avancée de l’idéologie capitaliste, rendant la société toujours plus individualiste, a fait disparaître certaines identités, telles que la figure de l’ouvrier et son corollaire, la fierté ouvrière. Aujourd’hui, les travailleurs sont mis en concurrence les uns avec les autres, les intérimaires « menacent » les salariés en CDI, les solidarités ouvrières et la conscience de classe ont été affaiblies. D’après le sociologue, Willy Pelletier, puisque ces anciennes positions sociales qui permettaient une reconnaissance de la société ont disparu, des personnes se réfugient dans la seule identité qu’ils peuvent encore incarner : l’homme viril blanc tel que promu par quelqu’un comme Eric Zemmour.
La problématique de l’accès au pouvoir de la « Gauche »
Pour gouverner, devenir majoritaire, la gauche actuelle a aussi une équation à quatre variables à résoudre, celle de sa composante. Le NFP n’a rien à voir avec le Front populaire de 1936. En effet, ses composantes, leur idéologie, le rapport de forces entre elles sont très différents.
Le Parti communiste a quasiment disparu du paysage politique et ne subsiste électoralement que très localement grâce à des désistements locaux de moins en moins nombreux des autres partis de gauche. Il n’a quasiment plus de pratique militante faute de militants, sa ligne politique est inconsistante. Il est souvent perçu comme un résidu de l’histoire. Il n’est plus en mesure de peser réellement sur la politique nationale et encore moins sur la politique européenne ou internationale. Sa participation à des gouvernements « de gauche » ayant pratiqué des politiques de privatisation et néolibérales l’a considérablement discrédité auprès des ouvriers et employés au point de l’effacer de leur utopie politique.
Le Parti socialiste s’est tellement déconsidéré par ses politiques néolibérales quand il conduisait des gouvernements d’alliance à gauche qu’il aura beaucoup à œuvrer pour les faire oublier et redevenir un espoir pour les couches populaires et moyennes. Même un peu requinqué grâce à l’unité électorale lors des dernières législatives, il n’est pas ou plus en mesure d’impulser une politique progressiste à gauche. Sa ligne politique est trop floue, son idéologie bancale et chancelante. En fait, il demeure un parti de petits « notables » de gauche, organisé en autant d’« écuries électorales », sans forces militantes suffisantes pour offrir des perspectives suffisamment crédibles. Son choix d’abandon des couches populaires pour se tourner, y compris électoralement, uniquement vers la bourgeoisie urbaine de « robe » (les cadres, les couches dites intellectuelles, CSP+…) va peser encore longtemps. Sa crédibilité comme parti de rupture est au regard de son histoire quasiment nulle.
Les Verts constitués essentiellement de couches urbaines (même quand certains ont décidé de rompre avec la ville) relativement favorisées, dans des emplois tertiaires, « petites bourgeoises », ignorantes des questions sociales, beaucoup plus préoccupées par les questions « sociétales », à la recherche, à travers l’écologie, d’une forme d’hégémonie culturelle que traduisent bien Bruno Latour et Nicolas Schultz dans leur mémo sur « La nouvelle classe écologique » ou « Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même ». C’est un décalque trouble, dégradé et mécaniste de la lutte des classes marxiste.
La quatrième composante, la France insoumise n’est pas un parti politique. Elle se définit elle-même comme une organisation « gazeuse » donc insaisissable. Traversée de courants idéologiques très disparates, voire contradictoires, le courant dominant trotskiste lambertiste dont est issu son « chef » et sa « garde rapprochée », le Parti ouvrier internationaliste (POI), en structure son idéologie et sa pratique politique. Ce parti ultra sectaire, avec une pratique d’exclusion de toute forme de dissidence, tourné vers la propagande, le « bruit et la fureur » pour se faire entendre et imposer ses positions souvent fluctuantes selon la situation politique, refuse toute solution politique qui ne soit pas issue de ses rangs (de son « chef »). C’est un mouvement dont les dirigeants manœuvrent en permanence pour imposer leurs idées, préférant perdre politiquement et faire perdre toute la gauche plutôt que composer. Son analyse de la situation sociale et politique repose sur une vision mécaniste et erronée de la société. Il considère que les populations issues des pays colonisés sont par principe les couches révolutionnaires du XXIe siècle, le nouveau « sel de la terre », quelles que soient leurs positions sociales réelles.
Cela le conduit à placer les questions religieuses et sociétales au-devant de sa politique, la lutte de classe. C’est un reniement de son positionnement de 2017. L’aliénation et l’exploitation capitaliste sont alors très secondaires au regard des revendications contre les discriminations des minorités de toutes sortes. Il devient impossible de dégager un intérêt commun pour unifier les luttes. Le bêlement sur « la convergence des luttes » remplace alors toute perspective politique. Cette convergence n’ayant aucune chance de se produire, les mouvements sociaux restent dans l’impasse (cf. les Gilets jaunes, le mouvement contre la réforme des retraites… pour ne citer que les plus récents).
Un confusionnisme délétère pour la « gauche » en particulier et peuple en général
Dans ces conditions, « la confusion » s’est instaurée à tous les niveaux, aussi bien au plan théorique que dans la pratique militante, dans toutes les forces de gauche comme dans la société civile. Le paradoxe est tel que la gauche a épousé des théories et positions basées sur l’identité (idéologie traditionnelle, historique de l’extrême droite raciste, le racisme étant consubstantiel à l’essentialisation des personnes), présentées aujourd’hui comme progressistes et que la droite les combat, au moins formellement, alors que c’est son fond idéologique et politique. Nous sommes dans une situation de contre-emploi dans une partie de la gauche. La confusion au sein de la « gauche » travaille de fait pour l’adversaire de classe. Il est donc très difficile de faire la part des choses et pouvoir débattre sereinement et au fond de ces questions sans se faire accuser immédiatement de toutes les tares de la Terre.
Pourtant, si la clarification sur ce point n’est pas faite, il sera très difficile sinon impossible de rassembler une majorité autour des classes populaires, employées et classes moyennes. Le Rassemblement national aura de beaux jours devant lui, car il apparaît comme un refuge contre toutes ces confusions sur la base de moi et ma famille plutôt que mon voisin, mon voisin plutôt que l’habitant de la ville à deux cents kilomètres, mon compatriote plutôt que l’étranger, la préférence nationale(3)Dans un article paru dans la revue en ligne AOC du 04/07/2024, Théo Bourgeron en donne une liste sans doute non exhaustive. en étant l’expression apparemment de bon sens de l’idéologie identitaire. Le RN est une sorte de miroir aux alouettes(4)L’expression « miroir aux alouettes » désigne métaphoriquement un piège, une illusion ou une tromperie : quelque chose qui semble séduisant, mais qui s’avère finalement trompeur..
Notes de bas de page
↑1 | Tout est permis même ce qui est nuisible aux autres. |
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↑2 | Dans un article paru dans la revue en ligne AOC du 04/07/2024, Théo Bourgeron en donne une liste sans doute non exhaustive. |
↑3 | Dans un article paru dans la revue en ligne AOC du 04/07/2024, Théo Bourgeron en donne une liste sans doute non exhaustive. |
↑4 | L’expression « miroir aux alouettes » désigne métaphoriquement un piège, une illusion ou une tromperie : quelque chose qui semble séduisant, mais qui s’avère finalement trompeur. |