Faiblesse du débat politique
Notons – et c’est aussi une des raisons de leur affaissement – que les partis politiques, de droite comme de gauche, ont renoncé à toute réflexion interne, déléguant leur stratégie politique comme l’analyse des évolutions du système capitaliste et de la société qui lui est liée à des « think-tank », des comités d’experts, des « instituts », des laboratoires et autres organismes divers également déconnectés de la pratique politique concrète. Tout se passe comme s’ils avaient renoncé à toute démarche « d’intellectuel organique » indispensable pour lier aspects théoriques et pratiques, stratégies et politiques de gouvernement. Cela n’exonère pas pour autant de s’appuyer sur les recherches universitaires et les « sciences sociales ».
Le RN a atteint un tel niveau d’implantation dans nos sociétés qu’un débat plus large, plus profond, est indispensable à tous les échelons, notamment parmi les militants politiques, syndicalistes, associatifs. Nous ne pouvons convaincre, argumenter auprès des 10 millions d’électeurs du RN simplement par des tribunes et des postures « sociétales ». Les crises conjointes, économiques et sociales, les dérèglements climatiques et pertes de biodiversité, la numérisation à outrance de toutes les activités humaines, la montée des mafias partout qui minent les sociétés sont autant de problèmes qui sont liés dans leur origine et leur progression et qui demandent une analyse globale et des réponses offensives. Cela devrait inciter à se battre contre les forces sociales qui conduisent ces politiques suicidaires et non à se jeter dans les bras des démagogues dangereux d’extrême droite. Quitte à bousculer des analyses parfois un peu rapides, cet article vise à débattre, voire à polémiquer. C’est une des conditions indispensables pour sortir du marasme à gauche que nous vivons actuellement et qui désespère le « peuple de gauche ». Ce sont les conditions indispensables pour discuter aussi avec la plus grande partie des électeurs du RN qui aspirent également à des changements en profondeur. Encore faut-il savoir quels changements et comment les obtenir pour ne pas laisser la place aux démagogues.
Étapes de la progression du RN : 40 ans de politique néolibérale
Le 7 juin 2024, l’extrême droite française envoie 35 députés sur les 81 que comprend la délégation française au Parlement européen (30 pour le Rassemblement National – RN –, plus 4+1 pour Reconquête). À la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale le soir de ces élections par le Président de la République, malgré la constitution du Nouveau Front populaire (NFP) et des désistements pour « faire barrage au RN » entre la gauche du NFP et une partie de la droite dite républicaine au second tour des élections législatives, le RN renforce sa présence à l’Assemblée nationale avec 126 députés, auxquels il faut ajouter les 17 des « Républicains–Éric Ciotti » alliés au RN, soit au total 143 députés d’extrême droite, contre 89 pour l’Assemblée dissoute, soit près du quart de l’Assemblée nationale.
L’analyse de cette progression et de la constante montée du Front puis Rassemblement National en France(1)À noter que la progression de l’extrême droite est un phénomène général dans les démocraties dites libérales en Europe, aux USA, en Amérique du Sud (Argentine, Brésil même si Bolsonaro a été défait aux dernières élections…). montre que depuis plus de quarante ans, cette envolée s’est réalisée à partir de la dégradation des services publics, la désindustrialisation, la précarisation de couches de la société toujours plus larges, touchant aujourd’hui les « classes moyennes » dites inférieures, la stagnation ou la baisse des revenus pour une grande partie de la population, la montée des inégalités de toutes natures qui détruisent les fondements sociaux, bref le résultat de plus de quarante ans de politique néolibérale au plan économique favorisant la bourgeoisie et les plus riches. Tout cela est une réalité concrète qui assure le terreau sur lequel a prospéré le Front National, qui a su adapter ses discours aux différentes phases de ces politiques conduites aussi bien par des gouvernements de droite que de gauche, ce qui amène aussi beaucoup de gens à se tourner vers l’extrême droite puisque droite et gauche font, de fait, la même politique depuis si longtemps.
Le vote RN décomplexé et diffus dans toute la société
Le RN recueille des voix dans toutes les couches de la société, sans exception. Il est implanté sur l’ensemble du territoire, certes avec des différences parfois notables, mais avec près de dix millions d’électeurs il est désormais confortablement installé. Un phénomène favorisé par le fossé qui se creuse dans notre pays entre métropoles et France des bourgs et des campagnes : avec la concentration des couches supérieures dans les grandes villes et une mixité sociale mise à mal, le RN gagne des électeurs, car des parties entières de la population n’entendent plus d’autre discours que celui du RN dans leur entourage(2)Voir à ce sujet les propos du sociologue Benoit Coquard : https://x.com/Ccesoir/status/1516522022540505090..
En outre, le vote RN est de plus en plus revendiqué par ses électeurs ; dans les municipalités conquises comme pour les législatives, les sortants sont très souvent réélus. De plus en plus, le vote RN est « normalisé » et assumé. Il ne suffit donc pas de dénoncer le caractère raciste en terme moral ou de se contenter de slogans du type « fâchés mais pas fachos » pour convaincre et amener les électeurs à ne plus voter RN.
Contradictions apparentes des électeurs RN : des questionnements
Cet été, lors du Camp d’été du Syndicat de la Montagne limousine en Corrèze dans une petite commune de moins de cent habitants dont la majorité a voté Rassemblement National, la maire du village a fait part de son désarroi et de son incompréhension face à ce vote : « Je connais les gens qui votent RN et ce sont des gens dans des associations qui aident les autres, aident les migrants. Je ne comprends pas pourquoi ils votent RN ». Pourquoi font-ils preuve de solidarité dans la vie quotidienne et votent-ils anti-solidarité ? Ce n’est pas la seule question paradoxale à poser. Pourquoi, alors que le RN prône une politique économique ultralibérale en matière économique, les victimes de cette politique votent-elles pour lui ? Pourquoi, alors que le RN s’oppose à l’augmentation du SMIC et à son instauration dans l’Union européenne, beaucoup de salariés à ce niveau de revenu votent pour lui, etc. ?
NFP et désistement pour éviter le pire, momentanément
Certes, la constitution du NFP et les désistements au second tour des législatives ont évité le pire et la majorité possible du RN à l’Assemblée nationale, mais c’est conjoncturel. Le programme du NFP n’a pas convaincu et, bien que premier groupe à l’Assemblée nationale, il n’est pas majoritaire et en mesure de gouverner, malgré la désignation d’une candidature commune au poste de Premier ministre. En fait, pour devenir majoritaire, la gauche ne doit pas seulement aligner une liste de revendications qui ne font pas une politique globale répondant aux défis économiques, sociaux, écologiques, climatiques, du numérique, démocratiques, au besoin de sécurité contre toutes les formes de précarité.
NFP : Dépasser la liste de revendications sociales pour aller vers une vision globale
Prenons un exemple des contradictions dans lesquelles nous enferme ce manque d’approche globale : les rapports entre écologie, économie et mode de vie. Ces contradictions laissent entendre qu’il n’y a pas de solution acceptable et engendrent le sentiment que la situation de chacun ne peut que se dégrader rapidement, compte tenu de la rapidité des changements climatiques et des pertes de la biodiversité. Ces contradictions ne font pas suffisamment débat au sein de la gauche pour dégager des politiques solides, crédibles, offensives permettant de créer un rapport de force face au pouvoir du capital et des oligarchies financières et industrielles.
La « Journée du dépassement », c’est-à-dire le jour où la consommation des ressources « naturelles » par l’humanité dépasse les capacités de leur renouvellement sur la planète pour l’année en cours est le premier août pour 2024. Chaque année, la date avance un peu plus, signifiant ainsi que l’humanité utilise toujours plus de ressources. Pour la France, cette journée est fixée au premier avril. Cette présentation comporte l’inconvénient de ne pas définir plus précisément le type de ressources, qui les consomme, comment sont-elles utilisées, où et pourquoi. Elle dilue les responsabilités et culpabilise les populations, car tout le monde est responsable de ce dépassement. Pour la France, elle est aussi résumée par l’affirmation que, pour maintenir le niveau de vie moyen de la population, il faut quatre planètes comme la Terre. Elle laisse entendre que, pour arriver à la neutralité, il faut diminuer par quatre le niveau de vie de toute la population, y compris celui des plus pauvres.
Des contradictions du programme du NFP : règle verte et hausse de la production
Or, le NPF propose dans son programme, dans les cent jours après son accession au pouvoir, dans le cadre de la « planification écologique » d’« inscrire le principe de la règle verte », c’est-à-dire le principe selon lequel la France n’utilise pas de ressources au-delà de leur possible renouvellement. Or, la culture politique de la gauche, toutes tendances confondues, repose sur l’accroissement de la production matérielle, donc de l’utilisation de toujours plus de ressources « naturelles ». Le slogan résumant « le socialisme » – « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » – est très emblématique. Même s’il est peu utilisé aujourd’hui, il est toujours au fondement des propositions de gauche et du NFP. Si l’on ne définit pas ce que sont les besoins de chacun, il est difficile de sortir de l’aporie(3)Une aporie est une difficulté à résoudre un problème, une contradiction insoluble dans un raisonnement.. Définir les besoins de chacun risque d’être ressenti comme très liberticide et (ou) de conduire à des régimes totalitaires.
Exemple, les gros 4X4 thermiques comme électriques répondent-ils à un besoin de déplacement de la quasi-totalité de la population ? La réponse paraît évidente, pourtant ce sont ces véhicules qui prolifèrent, y compris dans les villes, question de statut social et de profits pour les constructeurs, peu importe, face aux profits, les questions écologiques. Au contraire, contre toute évidence ces véhicules sont présentés comme une solution face aux dérèglements climatiques. Idem pour les « sodas » ultra sucrés qui développent l’obésité, ce qui permet à l’industrie pharmaceutique de vendre des médicaments contre ce fléau mondial. Faut-il réglementer, interdire ? Comment définir une production de biens et services qui répond aux besoins fondamentaux de chacun et qui permet au minimum une « journée du dépassement au 31 décembre » chaque année ? Ne pas débattre de ces questions, c’est se cacher derrière son crayon pour ne pas voir les difficultés et se condamner à poursuivre à quelques nuances près les politiques actuelles. Dans ces conditions, bonjour les gilets jaunes ou les gilets de toutes les couleurs et les violences, quel que soit le gouvernement.
Poursuivons le débat par un exemple de proposition faite en France et à la Commission européenne par un groupe de réflexion technocratique. En France, chaque individu « émet » autour de dix tonnes/an de CO2 ; pour arriver à la neutralité carbone en 2050, objectif fixé par l’Union européenne et par la loi, il faut « descendre » à deux tonnes, soit diminuer de 6 % environ par an les émissions de chacun. Pour arriver à tenir l’objectif, certains ont imaginé et proposé aux institutions européennes et nationales un système de « quota » fixant chaque année le montant d’émission auquel chaque personne a droit avec contrôle (et donc sanctions). C’est ce que permet aujourd’hui « l’intelligence artificielle ». Ce quota devrait diminuer de 6 % chaque année jusqu’à atteindre les deux tonnes en 2050. Pour atteindre l’objectif, deux solutions sont envisagées :
- 1. Un « marché carbone » dans lequel ceux qui émettent le plus et dépassent leur quota (les riches) peuvent acheter des capacités d’émission à ceux qui ne consomment pas leur quota (les pauvres) ;
- 2. Comme ce système doit durer jusqu’en 2050, il doit échapper aux changements de gouvernement qui suite à des élections risquent de le remettre en cause.
Il doit donc être confié à un organisme indépendant, technocratique, hors de la portée de la démocratie. Or, la gauche doit promouvoir au contraire des solutions démocratiques, cherchant à impliquer toutes les parties prenantes, y compris la population, comme par exemple les assemblées des usagers de l’eau qui sont expérimentées dans certaines régions françaises. Les deux propositions ne sont pas incompatibles. Même peu médiatisé, ce type de propositions existe. Elles sont le résultat de réflexions de personnes, d’organismes, de « think-tank » se réclamant de gauche. Sont-elles de gauche ou de droite « néolibérales » ?
Nécessité d’une rupture sociale et écologique
Insoutenable politiquement par des partis politiques de gauche, ce type de propositions technocratiques alimente plutôt les réticences vis-à-vis de l’écologie. Par contre, nous pouvons avancer l’hypothèse que la « bifurcation » et la rupture avec le système prédateur actuel ne pourront être effectives que quand les politiques publiques traiteront la question écologique et la question économico/sociale globalement, comme un même ensemble et pas de façon séparée avec des dispositions compensatoires pour les plus « défavorisés », comme une sorte de charité et d’incitation à faire ce qu’on leur demande. Cette rupture implique de tels bouleversements qu’elle ne peut se faire que par « la volonté du peuple » et que si elle est « juste » ou ne se fera pas et toutes les crises se conjugueront encore plus violemment au détriment des populations.
Troisième exemple, peut-être plus polémique, l’abandon par toutes les forces de gauche, y compris les appareils syndicaux, de la primauté du social dans le combat politique et de la lutte de classe au bénéfice du « sociétal ». Dans ses propositions de gouvernement, le NFP propose : d’« Autoriser le changement d’état civil libre et gratuit devant un officier d’état civil ». Ce faisant, la proposition transforme un état de fait lié à la naissance, même si pour une toute petite minorité il peut y avoir doute sur le sexe de naissance, en un contrat de type marchand. Comme tout contrat, il peut être remis en cause par un changement de loi du côté état civil et encore plus par chaque individu qui peut alors changer d’état civil quasiment à volonté. Il ouvre des droits, c’est même pour cela que ces propositions sont faites(4)Quelque chose qui semble séduisant, mais qui s’avère finalement trompeur..
Notes de bas de page
↑1 | À noter que la progression de l’extrême droite est un phénomène général dans les démocraties dites libérales en Europe, aux USA, en Amérique du Sud (Argentine, Brésil même si Bolsonaro a été défait aux dernières élections…). |
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↑2 | Voir à ce sujet les propos du sociologue Benoit Coquard : https://x.com/Ccesoir/status/1516522022540505090. |
↑3 | Une aporie est une difficulté à résoudre un problème, une contradiction insoluble dans un raisonnement. |
↑4 | Quelque chose qui semble séduisant, mais qui s’avère finalement trompeur. |