Après la parution des quatorze thèses « Dans quelle crise sommes-nous ? » dans ReSPUBLICA s’en sont suivis des commentaires internes, puis des commentaires des commentaires ou « Critiques de la critique critique ». À partir de cette base, une première réunion a eu lieu entre plusieurs membres de la rédaction, nous en extrayons ici la substantifique moelle.
Paris, début de soirée. Trois membres de la rédaction autour d’une table ronde, un quatrième assiste à la réunion par l’intermédiaire de la visioconférence rendue possible grâce à un ordinateur au centre de la table.
Philippe X. — D’abord, discutons de comment on doit discuter.
Jacques-Christian. — Je ne crois pas qu’il faille faire ici ce soir les commentaires des commentaires des commentaires.
Philippe X. — (Qualité du son irrégulière en raison du dispositif technique). Permettez-moi de remercier encore chaleureusement Jacques-Christian pour sa lecture critique (33 pages d’exégèse accompagnées de deux addenda complémentaires). Celle-ci tombe à pic ! En effet, l’évolution du choc de la crise de 2007-2008, et surtout les moyens employés par le capitalisme pour y faire face, commencent à avoir des conséquences visibles à l’œil nu, je veux parler du retour de la guerre de forte intensité en Europe et les préparatifs qui se trament en Asie.Mais je suis interloqué par le fait que les organisations et lesdits penseurs de gauche ou d’extrême-gauche semblent murés dans une sorte de silence théorique assourdissant sur l’analyse de cette crise. (Mine dubitative) Ils semblent tous… presque gênés par ce choc financier et bancaire qui interrompt le ronron confortable de la contestation sans peine et sans enjeux. La radicalité anticapitaliste politique ou syndicale joue sa petite partition très gentiment et adopte, pour justifier sa léthargie et son intégration à la « société du spectacle », la formule du roi Salomon : « Ce qui a existé, c’est cela qui existera ; ce qui s’est fait, c’est cela qui se fera ; rien de nouveau sous le soleil. » (Source biblique employée en dépit du combat laïc antédiluvien de Philippe X. : Ecclésiaste 1, 9). Or quoi de plus contraire à cette éternité statique que le mode de production capitaliste ?
Jacques-Christian. — En fait, je dirais moi que le capitalisme est en crise permanente (insistant sur le permanente), c’est ce qui fait sa force et c’est logique, car comme il se transforme en permanence, il s’adapte en mutant. Le têtard et la grenouille, c’est bien le même animal, même si l’apparence est radicalement différente. Notre erreur est de l’analyser comme une faiblesse et de croire — ou de souhaiter très vigoureusement — qu’il va s’effondrer bientôt à cause de ses crises.
Zohra. — (Avec un sourire) Bien sûr, c’est classique, beaucoup aimeraient que sa fin soit pour demain matin 8 h 30 !!
Jacques-Christian. — Mais ces crises sont sa force vitale ! Il s’effondrerait s’il n’avait plus de crises, s’il était immobile, mort. La crise n’est donc pas un symptôme de fin, la preuve, ça dure…
(S’attaquant à la notion de « crise paroxysmique », abondamment utilisée dans les thèses de Philippe X.) Je partage l’idée qu’il s’agit d’une « crise générale du capitalisme tardif », elle est globale parce qu’elle affecte tous les aspects de la vie : économiques, sociaux, culturels, éthiques, environnementaux et écologiques. Mais elle n’est pas systémique au sens ou la chute d’un élément entraîne la chute du système : une crise systémique n’est donc pas la fin d’un système, c’est simplement une crise généralisée au système qui peut très bien rebondir ou carrément muter. Il n’y a aucune « nécessité historique » à la disparition du capitalisme et à l’avènement du socialisme contrairement à ce qu’affirme la vulgate marxisante et gauchiste.
Philippe X. — Dans tous les cas, je pense que ce débat est très intéressant, car il m’a permis d’affiner certaines de mes analyses, en particulier sur le sens à donner à la crise de 2008-2009 par rapport à celle de 1971 (année où Nixon a décidé de désindexer le dollar de l’or). Pour reprendre la métaphore ferroviaire employée, (Mimant avec ses mains les deux situations) 1971 ressemble à un aiguillage, tandis que 2007-2008 à un butoir. 1971 a enclenché la bifurcation du capitalisme industriel et financier vers un capitalisme d’hégémonie financière totale. Mais maintenant le train du capitalisme est dans un cul-de-sac ! (Ton solennel) Je dirais donc que cette crise est de nature bien différente de celle de 1971 et même de celle de 1929 : il s’agit bien d’après moi de la crise finale des contradictions du Capital !
Zohra. — Comme disait Marx (Ou Engels, le doute subsiste quant à la paternité de la citation), on ne peut pas « faire bouillir les marmites de l’avenir ». Marx, Engels et Rosa Luxemburg ont analysé avec beaucoup d’acuité et de clairvoyance le capitalisme qu’ils avaient sous leurs yeux et la majorité de leurs analyses sont valables pour décrire le capitalisme du XIXe siècle. Mais le capitalisme a changé. On doit s’atteler à ce travail d’analyse de définition de la période, sinon on ne peut pas avancer. Si on ne connaît pas le réel, comment peut-on aller vers l’idéal ? Mais plus personne ne fait ce boulot dans les partis… (Haussement d’épaules)
(Tous sont effarés par les débats internes des partis politiques gangrenés par le wokisme et qui s’occupent de tout sauf de discuter des idées et de trancher une ligne politique claire).
Zohra. (Une citation de Gramsci a été coupée) — Voilà pourquoi nous sommes dans le règne de la dictature de la tactique et des « idées qui se portent cet hiver », c’est-à-dire une réaction à l’état des choses, mais certainement pas dans une action permettant une rupture politique !!!
Jacques-Christian. — En ce qui me concerne, je crois comme Marx que le moteur de l’Histoire, c’est la lutte des classes. Ce que j’ai pointé dans mon examen critique des 14 thèses, c’est le manque de prise en compte de l’écologie ; c’est pour moi le grand manque de ce travail de longue haleine. Il porte essentiellement sur les questions monétaires et parle très peu des rapports de l’humanité à l’écologie. (Relisant ses notes) Pour l’instant, la lutte des classes n’a pas intégré la dimension écologique, de même les questions environnementales — la limite des ressources naturelles, l’impossibilité d’une croissance infinie — sont insuffisamment prises en compte, alors que ces données ont une incidence sur l’économie et la société ! Ceci pose la question du développement infini des forces productives qui n’est manifestement pas possible sur notre planète pour des raisons physiques (cf. les lois de la thermodynamique que chacun dans l’assistance connaît pas cœur).
(La discussion dévie vers le thème de l’énergie. Il est énoncé que les gains de productivité ont été les sources d’enrichissement des capitalistes, mais aussi de l’accroissement du niveau de vie d’une grande partie des populations dans le monde, notamment dans les pays développés. Or il est constaté que les gains de productivité reposent en grande partie sur l’utilisation d’une énergie toujours plus performante (le pétrole et gaz depuis 150 ans), mais avec le tarissement des énergies fossiles et le mirage de la fusion nucléaire, il semble bien que nous arrivions au bout des possibilités de ces gains de productivité. En résumé, le capitalisme ne peut pas compter sur le déploiement d’une nouvelle énergie pour assurer sa survie.)
Philippe X. — Jacques-Christian pointe dans ses commentaires une autre limite, celle de l’augmentation de la population mondiale. (Cite une projection de l’ONU en 2060 et plusieurs indices de natalités à l’instant T issus de divers pays dans le monde). Il va peut-être me traiter de néo-malthusianisme, mais mon intuition c’est plutôt que la population mondiale va baisser rapidement.
Zohra. — Hélas, en 2060, nous ne serons plus là pour savoir qui a raison, sauf Rachel !
Rachel. — (Qui a de nombreuses connaissances en âge de procréer) Je partage le sentiment de Philippe X., je pense que le contexte est de plus en plus défavorable à la natalité et que la baisse de la population pourrait arriver plus vite que prévu, comme en Chine.
Jacques-Christian. — (Le stylo à la main) Dans tous les cas, il reste la question du changement climatique. Les conséquences de ce phénomène sur le plan de la production d’énergie, des rendements agricoles faute d’eau, comme de l’économie en général sont considérables. La sécheresse de cet été nous oblige à intégrer ce sujet.
Philippe X. — Je me demande ce que la bourgeoisie pense à ce sujet, car après tout there’is no planet B, il n’y a pas d’alternative !
Rachel. — Je crois qu’elle reste dans une croyance tenace que la technologie aura réponse à tout, par exemple avec les recherches sur le stockage de carbone.
Jacques-Christian. (Hochant la tête) — D’ailleurs, ce sont les milliardaires et les grands groupes qui investissent massivement dans ces technologies.
Philippe X. — Dans ces conditions, combien de temps cette crise peut-elle durer ? Je pense que nous sommes dans une phase d’accélération dont les derniers événements de la guerre en Ukraine sont un signe manifeste. C’est le seul moyen disponible pour le capitalisme de perdurer.
Zohra. — Oui, j’ajoute que les guerres ont toujours représenté des périodes de sauts technologiques dont le capitalisme a besoin.
Philippe X. — Je dirais qu’il peut peut-être continuer comme cela une dizaine ou une quinzaine d’années, mais les États-Unis auront-ils les moyens de financer cette guerre sur le long terme ?
Jacques-Christian. — Que se passera-t-il si les États-Unis se retrouvent en situation de défaut de paiement ?
Zohra. — Ils ne peuvent pas désindexer le dollar de l’or une deuxième fois !
(Rires dans la salle).
Philippe X. — Le plan de sauvetage, c’est peut-être le bitcoin et les cryptomonnaies… Cela pourrait être le joker de dernière instance du capitalisme.
Zohra. — La poursuite du capitalisme ne peut se faire qu’au prix de l’extension de la guerre — c’est ce qui semble se préparer dans le détroit de Taïwan — et du recul de la démocratie que l’on voit déjà à l’œuvre en France avec le développement du contrôle social.
(Tous s’accordent ensuite pour dénoncer les signes extrêmement inquiétants de montée du fascisme à travers le monde, autre avatar de la mutation du capitalisme).
Zohra. — Rosa Luxemburg parlait de « socialisme ou barbarie », c’est exactement cela, si ce n’est pas le socialisme, on aura droit à la barbarie. Le capitalisme a déjà muté, ce n’est plus le néolibéralisme que l’on a connu.
Rachel. (Convoquant la pensée de David Graeber.) — Je pense qu’on pourrait qualifier ce capitalisme de « capitalisme féodal » pour mettre en lumière cette montée de la violence.
Philippe X. — Ce qu’on peut remarquer, c’est que le capitalisme est sur la défensive. On voit bien qu’il y a eu un retournement par rapport aux années 80 et à Margaret Thatcher qui présentait un projet de développement de la société. Gramsci explique bien que « l’hégémonie idéologique » a pour principale fonction de faire admettre au corps social la « révolution permanente » du capitalisme au jour le jour. Mais aujourd’hui le capitalisme ne cherche même plus à convaincre ! (Avec un air surpris) D’ailleurs, Macron a reconnu la réalité du changement climatique ! Il s’impose par la force.
Rachel. (Après avoir exposé divers témoignages en provenance de son entourage.) — Oui, il y a une grande crise morale et un désarroi, je me demande qui le capitalisme va-t-il pouvoir recruter pour continuer à le servir ; même si le phénomène de grande démission est pour l’instant minoritaire, certains secteurs comme la banque peinent sérieusement à recruter. Je crois que cette crise morale est également à l’origine de la multiplication des formes de complotisme et du retour du magique constaté par les sociologues. (Pointant le livre de Gaël Giraud Composer un monde en commun posé sur la table basse) C’est pourquoi je comprends que la théologie puisse être une ressource pour trouver des réponses.
Jacques-Christian. — Les communs et d’autres solutions de ce type sont pour l’instant surtout l’apanage des couches aisées de la population. Sur le second point, il y a une sécularisation massive des sociétés, mais chacun bricole désormais dans son coin et se fait son propre catéchisme. Je suis en désaccord avec vous sur le fait que le capitalisme aurait perdu la bataille des idées, ce n’est pas mon impression quand je regarde BFM TV !
Philippe X. — Il y a un bruit de fond qui dure, mais de moins en moins de gens sont dupes, c’est pour cela que l’on cherche à les abrutir, notamment avec la destruction de l’école.
Zohra. (Confirmant les propos précédents) — Absolument, d’ailleurs on ne s’intéresse pas assez à la question des changements de programme à l’école, c’est un sujet qu’il faudrait étudier en profondeur, sans doute que cela pourrait faire l’objet d’une série d’articles dans ReSPUBLICA.
Philippe X. — Je crois vraiment que le capitalisme est en obsolescence programmée.
Jacques-Christian. — Mais en attendant la fin du capitalisme, que faire ? J’entends dire partout que les solutions sont là, mais on n’a pas encore trouvé les moyens de lutter contre le capitalisme actuel, notamment dans les services publics.
Zohra. — Organisons une prochaine réunion pour en discuter.
Fin de l’acte I. Dans quelle crise seront-ils la prochaine fois ?