51, soit le nombre de grands électeurs que doit remporter Donald Trump dans les désormais fameux swing states, au nombre de sept pour décrocher le pompon qui agite le cirque mondial. À J-2, avec des sondages qui ne valent presque rien puisque tous se situent dans la marge d’erreur, il est, selon nos calculs, en mesure d’en remporter 68 et d’entrer donc à nouveau à la Maison-Blanche pour prendre sa « revanche ». Cette incertitude funeste contraint les journalistes du monde entier à se mettre en position latérale de sécurité. « On est tous Américains », sauf l’auteur de ces lignes, titrait Le Monde du 21/09/2001, événement à la fois politique, géopolitique et médiatique inégalé si l’on exclut les deux guerres mondiales du XXe siècle.
Des informations sélectives
Les journalistes français, addicts aux sondages, n’en peuvent plus et trépignent devant la possibilité de voir leurs États-Unis tant aimés et admirés basculer du côté du fascisme. Une telle peur aussi collective qu’unanime peut prêter à sourire tant elle révèle leur conception à géométrie variable de la démocratie. On ne rappellera pas que les États-Unis se conduisent souvent comme un État voyou au niveau géopolitique(1)Voir Frédéric Pierru, « On n’est pas les bons gars de l’Histoire », ReSPUBLICA..
La démocratie c’est bon pour les États-Unis, mais pas pour les pays où s’engagent ces derniers, bien souvent en dehors des règles de droit internationales. On ne rappellera pas que la candidate démocrate Harris a levé 1,6 milliard de dollars en un temps record pour sa campagne où elle a été investie par le fait du Prince frappé de sénilité, là où son rival n’en levait « que » 1,14 milliard. Oui, vous avez bien lu : la campagne électorale américaine a coûté la bagatelle de 2,74 milliards dans un pays où les inégalités sociales se creusent, où l’on peut s’endetter pour se soigner, où la pauvreté prospère, où 50 % du corps électoral, évidemment bien souvent les plus pauvres, s’abstiennent systématiquement.
Une démocratie oligarchique
Les États-Unis sont une « démocratie oligarchique » selon les mots de Todd(2)Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Paris, Seul, 2024., une ploutocratie selon les miens. C’est le règne des « deep pockets », des poches profondes. Le peuple, comme lors d’un match de foot, regarde des millionnaires et des milliardaires s’écharper à coups de spots de pubs et de meetings géants qui rappellent plus la foire du Trône qu’une délibération collective. On s’indignera que le fantasque Elon Musk soutienne ardemment le candidat aux cheveux jaunes – objet d’une véritable fixation des journalistes – mais on ne rappellera pas plus que le Parti démocrate est soutenu par d’autres géants de la Tech, Wall Street ou Hollywood. C’est qu’on ne trouve pas 1,6 milliard sous le sabot d’un cheval en si peu de temps ! On ne rappellera pas non plus que Kamala Harris est une démocrate centriste c’est-à-dire qu’elle se situerait en France entre Aurore Bergé et Valérie Pécresse. Ses louvoiements en matière d’immigration, de ports d’armes ou de politiques étrangères ne seront pas connus du public. On ne rappellera pas non plus que Harris a fait partie de celles et ceux qui ont liquidé l’aile gauche du parti démocrate, version Sanders et tentent de torpiller la candidate indépendante écologiste.
Les élections américaines sont toujours un miroir des médias des autres pays(3)Ludovic Tournès, Américanisation : une histoire mondiale XVIIIe–XXIe siècles, Paris, Fayard 2020.. Avec Trump, le miroir n’est même pas déformant : c’est l’occasion une fois de plus de stigmatiser les ploucs, les rednecks, les beaufs, les « déplorables », les « white trash » ou « raclure blanche ». Sans honte. Sans retenue. L’électeur de Trump, c’est l’électeur de Marine Le Pen. L’abjection totale. Des affreux, sales et méchants.
La prolophobie va bon train, tant les stars de ce qu’on ose encore appeler « journalisme » ou les éditorialistes aiment à rappeler qu’ils ont des liens particuliers avec leurs homologues de la côte Est ou de la côte Ouest. Car pour eux, les États-Unis se résument à ça : les bobos de la côte Est ou de la côte Ouest. Surtout de la côte Est, le berceau de la démocratie américaine. La Californie, c’est un tantinet vulgaire, avec ses femmes en bikinis et patins à roulettes. New York est leur Jérusalem. Mégapole cosmopolite, incarnation du melting pot et des dernières modes intellectuelles et musicales. C’est la ville de Woody Allen, quoi que par temps woke, ce dernier a perdu de sa superbe. Que des Saoudiens financés par les États-Unis osent attaquer les Twin Towers fut un crime de lèse-majesté. Et puis il y a le New-York Times qui définit la ligne éditoriale du Monde, avec lequel ce dernier est jumelé.
L’autre Amérique méprisée et sacrifiée
Par contre, le Midwest, les Appalaches, les États de la Rust Belt, ça pue la bouse de vache, l’inculture, la grossièreté, la pauvreté immonde, la vie dans les caravanes. Nos journalistes ont découvert le colistier de Trump, J. D. Vance, au moment de son intronisation. Pas l’auteur de ces lignes qui avait lu son autobiographie Hillbilly Élégie(4)Le livre de poche, 2018. au moment de sa sortie et qui fut un best-seller. On parle souvent d’« Amérique oubliée ». C’est déjà en soi un problème quand une belle démocratie néglige ou oublie 50 % de ses citoyens. Mais « oubliée » n’est pas le bon adjectif. Il vaudrait mieux parler d’Amérique sacrifiée ; et sacrifiée par qui ? Par nos gentils démocrates depuis Bill Clinton, son libre-échange doctrinaire (ALENA) et son néolibéralisme antisyndical fier. J. D. Vance, né dans une misère qu’on osera qualifier de « noire », fils des Appalaches et de l’Ohio, avait un grand-père qui votait systématiquement pour le « parti des travailleurs » qu’était à cette époque le parti démocrate. Un parti qui entretenait des liens étroits avec les syndicats. Le parti de la fierté ouvrière.
Et puis, petit à petit, durant les années 1990 et 2000, le parti démocrate, sous la pression des élus démocrates du Sud comme Clinton, descendants des esclavagistes, est devenu le parti des riches, des entrepreneurs qui réussissent, des start-uppeurs, des gagnants de la mondialisation, de la finance globalisée. L’essayiste Thomas Frank a excellemment documenté cette inversion de la polarité sociologique des deux partis politiques américains(5)Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite et, du même auteur Pourquoi les riches votent à gauche, Marseille, Agone.. Quand les riches ont commencé à voter à « gauche » – les guillemets sont importants, car le parti démocrate a cessé d’être de gauche depuis bien longtemps pour devenir le parti des winners de l’Ivy League(6)L’Ivy League regroupe les universités privées les plus « sélects ».–, les pauvres ont logiquement commencé à voter à droite. C’est aussi ce croisement que ne rappellent pas nos « grands » journalistes, tout à leur racisme social et de l’intelligence. Non, le parti démocrate n’est pas de gauche, du moins pas au sens européen.
Le parti républicain est, par contre, le parti des ploucs, oserais-je dire des « masses incultes et violentes », pour qui le raffinement est aussi étranger que Roswell. Ils sont gros, mal fagotés, et surtout – mais de moins en moins – blancs. Il faut dire qu’ils se sont choisi un héros qui n’est guère attrayant, voire repoussant : sexiste, raciste, affairiste, escroc, menteur compulsif. Le casting n’est pas du meilleur goût, il faut bien l’avouer. Surtout ils donnent à leurs adversaires le bâton pour se faire battre. Mais l’ont-ils vraiment choisi ? Tout cela se passe hors de leur portée.
L’attrait de Trump est qu’il est à lui seul un bras d’honneur aux démocrates. « Nous sommes des déplorables ? Eh bien on va vous en donner du déplorable ». C’est cela que nos journalistes si raffinés ne veulent pas comprendre : les « rednecks » leur proposent un test de Rorschach : contemplez-vous, mirez-vous dans votre savoir-faire, savoir-être, votre politesse mielleuse qui cache mal votre goût du lucre et votre mépris social. Les électeurs de Trump seraient en colère ? Mais n’ont-ils pas de bonnes raisons de l’être devant le spectacle des banques renflouées par la FED alors qu’eux ont été expulsés de leur maison, les strass et les paillettes du showbiz avec ses stars payées des millions alors qu’eux peinent à survivre, que leur emploi, s’ils ont la chance d’en avoir un, se conjugue au pluriel, devant la peur de tomber malade faute de couverture santé satisfaisante ? On le serait à moins ! Alors oui, c’est vrai, il faut être honnête, il arrive par mégarde aux démocrates au pouvoir de faire des choses qui améliorent un peu leur sort, comme l’Obamacare, lequel ne fait que combler que quelques trous dans la raquette de l’assurance maladie.
De l’Obamania à la Kalamania
Obama. Celui qui devait être le nouveau Roosevelt et qui ne fut que le sémillant fondé de pouvoir d’un Wall Street en capilotade et le président sous lequel les violences policières ont augmenté plus que jamais. Engels disait que la preuve du pudding c’est qu’on le mange. Après huit ans de pouvoir, Obama a eu comme héritier… Trump. Cela résume tout. Mais il portait beau, dansait et chantait comme Gene Kelly. Nos journalistes en sont devenus les groupies. Vous dites Obama, et on n’est pas loin de la syncope. Moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Obama c’est celui qui avait promis de fermer Guantanamo et ne l’a pas fait. Obama, c’est le recordman des assassinats par drones avec les « dommages collatéraux » qui vont avec. Obama, c’est une politique étrangère expansionniste et belliqueuse qui a provoqué la guerre en Ukraine(7)Lire le livre du directeur du Harper’s magazine, John R McArthur L’illusion Obama, Paris, Les Arènes, 2012. L’auteur est vraiment de gauche, proche de Sanders..
Tout ce petit monde, cherchant quelque augure, même le plus petit, auquel se raccrocher, a vu le ralliement de Dick Cheney, le faucon des faucons, à la candidature de Harris comme le symbole de la future défaite de leur épouvantail de confort Trump. Leur aveuglement et leur haine de classe ont oublié que ce ralliement est bien un symbole, mais pas celui qu’ils croient, tout à leur wishful thinking qu’ils sont : le parti démocrate est devenu non seulement le parti des riches, mais aussi le parti de la guerre, le parti des guerres où les enfants des rednecks (« ploucs », « bouseux ») républicains mourraient par milliers pour des fiascos XXL.
La campagne de 2024 marque néanmoins une inflexion : le wokisme, cette feuille de vigne du ralliement au capitalisme néolibéral le plus dur, semble perdre en influence dans le parti démocrate. Les tenanciers se sont rendu enfin compte que le système qu’ils promeuvent fait de plus en plus de perdants pour qui la question trans n’est pas la priorité des priorités. Du coup, celle qu’on appelait « Miss Nobody », devenue en quelques semaines une icône pour journalistes, ne dit plus qu’il faut voter pour elle parce qu’elle est une femme (et métis) comme avait osé le dire Hillary Clinton. Elle a choisi comme colistier le « populiste progressiste » – le populisme, c’est comme le cholestérol et les chasseurs, il y en a des bons ou des mauvais – Tim Walz pour aller chercher quelques ploucs hésitants dans la Rust Belt. La tâche va être rude, car 40 ans d’abandon, ça ne se remonte pas aussi facilement.
Une leçon pour la gauche française
La leçon vaut pour la gauche française. Comme l’a rappelé cruellement Bernard Teper dans un de ses derniers billets, la gauche terranovisée ou wokisée représente en 2024 18,5 % des inscrits, all inclusive comme on dit dans les agences de voyages. 18,5 % d’électeurs qui ne sont d’accord sur à peu près rien, sans même parler des états-majors qui, eux, se détestent cordialement. Et les ouvriers et les employés votant pour la gauche ne représentent que 14 % des inscrits lors du premier tour des législatives de 2024. Autant dire que la gauche américaine version française est loin, très loin du pouvoir, car le parti démocrate a un avantage : le bipartisme et non le tripartisme où le RN mange la laine populaire sur le dos des partis dits « de gauche ». En un sens l’électeur français est plus chanceux que l’électeur américain : il n’est pas obligé d’accepter de se faire tordre le bras pour voter en faveur d’un parti qui défend nombre de positions qu’il désavoue. Par ces temps démocratiques maussades, sinon tempétueux, c’est toujours cela de pris. Le pauvre démocrate lui n’a pas ce choix. Il doit voter pour un parti dont les options ne sont pas si éloignées du parti d’en face.
Le seuil de majorité électorale pour la continuité contre le peuple
51 : on dira que c’est peu ou beaucoup. Sur le plan symbolique, c’est beaucoup. Car l’on va assister à une crise d’hystérie collective, une panique morale en Occident. Mais sur le plan qui compte, celui des politiques publiques, c’est très peu. Non, le jour de l’investiture du gagnant, en janvier, la politique intérieure et extérieure américaine ne changera pas du tout au tout. Les continuités l’emporteront sur les ruptures. On aura le spectacle des célébrités et des stars du « journalisme » se roulant par terre de colère si le gagnant est Trump. Et ça, c’est toujours bon à prendre. Ainsi va la politique dans les démocraties oligarchiques qui nous servent de cadre politique. Regardez la France : vote après vote, c’est toujours la même politique qui s’applique contre la volonté populaire. La « démocratie » n’est plus qu’un spectacle où des cliques de millionnaires et de milliardaires se battent pour occuper des postes et conquérir des faveurs et des passe-droits. Dans ce spectacle, c’est le style qui compte, et certainement pas le fond(8)Murray Edelman, Pièces et règles du jeu politique, Paris, Seuil, 1991. puisque c’est le même.
Ces lignes hérétiques ont été écrites le 5 novembre 2024. Elles seront brûlées, « cancélisées » plutôt, aussitôt lues.
Addendum du 6 novembre, 9 heures : comme prévu dans ce papier écrit la veille, la victoire de Trump n’est pas seulement une dure réalité pour le parti démocrate, elle est une victoire totale et sans contestation possible. Le GOP(9)Grand Old Party ou Grand Vieux Party en français. prend la Présidence, le Sénat et vraisemblablement la Chambre des représentants. Les caciques du parti démocrate, comme les journalistes, sont médusés. Comment est-ce possible ? Ce sera le sujet de notre prochain billet qui vaudra conseil pour la gauche française en 2027, si elle ne veut pas connaître le même sort. La place de l’idiome ou de la synthèse identitaires, appelés de façon polémique « wokisme », est au cœur de cette élection. Certains journaux de la gauche bobo commencent à dire que Harris n’a pas été assez woke. Nous montrerons qu’il s’agit là d’une grave erreur d’analyse. C’est la conclusion contraire qu’il faut tirer d’une élection qui est tout sauf une surprise quand on connaît un peu l’histoire des États-Unis.
Notes de bas de page
↑1 | Voir Frédéric Pierru, « On n’est pas les bons gars de l’Histoire », ReSPUBLICA. |
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↑2 | Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Paris, Seul, 2024. |
↑3 | Ludovic Tournès, Américanisation : une histoire mondiale XVIIIe–XXIe siècles, Paris, Fayard 2020. |
↑4 | Le livre de poche, 2018. |
↑5 | Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite et, du même auteur Pourquoi les riches votent à gauche, Marseille, Agone. |
↑6 | L’Ivy League regroupe les universités privées les plus « sélects ». |
↑7 | Lire le livre du directeur du Harper’s magazine, John R McArthur L’illusion Obama, Paris, Les Arènes, 2012. L’auteur est vraiment de gauche, proche de Sanders. |
↑8 | Murray Edelman, Pièces et règles du jeu politique, Paris, Seuil, 1991. |
↑9 | Grand Old Party ou Grand Vieux Party en français. |