A l’initiative de l’association Espaces-Marx, dont l’auteur est président d’honneur, ce livre (1)« Peuple ! Les luttes de classes au XXIe siècle », par Patrice Cohen-Séat, éd. Démopolis (2015, 160 p., 20 €). Voir aussi l’interview http://www.humanite.fr/patrice-cohen-seat-nous-ne-sommes-pas-dans-une-societe-apathique-mais-eruptive-598062 paru il y a quelques mois a fait l’objet le 31 mars 2016 d’un débat au cours duquel le philosophe Etienne Balibar présentait et discutait les thèses de Patrice Cohen-Séat. Le compte rendu qui suit procède non seulement de la lecture de l’ouvrage mais emprunte aussi aux questions et réponses entendues lors de ce débat.
Comme la vigoureuse préface de Gérard Mordillat, la première partie du livre est surtout consacrée à l’analyse – sombre – des effets de la période néolibérale concomitante de « l’épuisement » du socialisme d’Etat » avec l’agonie de la démocratie parlementaire remplacée par la gouvernance, avec la mondialisation qui met les salariés en concurrence, avec l’effacement de la classe ouvrière au sein de couches populaires désormais divisées alors que les classes dominantes, malgré l’opposition entre celles qui profitent de la mondialisation et celles qui y perdent, disposent d’une hégémonie culturelle inégalée.
Dans le champ politique, l’auteur s’appuie sur les données de l’abstention pour montrer le cercle vicieux dans lequel s’est enfermée la gauche social-démocrate qui cherche au centre un électorat de remplacement et se coupe ainsi d’une gauche radicale trop faible pour peser sur le cours des choses. Crise de la démocratie : quand la moitié de l’électorat ne soutient plus le système, le « gagnant » ne gouverne plus qu’avec le quart des citoyens et la tentation populiste se renforce. L’urgence pour les hommes de gauche est de prendre leurs responsabilités face à ce péril. Mais comment ?
L’analyse du temps présent est une cruelle contradiction : soit la gauche radicale « choisit la voie de la confrontation politique avec la social-démocratie et risque d’y perdre des positions électives ; soit elle tente de les conserver par une stratégie d’union de la gauche et voit fondre progressivement ce qui lui reste de crédit. Ce qui conduit d’ailleurs, comme on le voit parfaitement en France, au résultat inverse de l’objectif poursuivi : un lent mais inexorable déclin des positions électorales » (p. 143). Pourtant, mobilisant les analyses de Gramsci sur « guerre de mouvement » et « guerre de position », P. Cohen-Séat semble dire que la conquête du pouvoir n’est pas la priorité, ce qui ressemble fort à l’annonce pour le PCF d’une traversée de désert dont il n’est pas sûr de ressortir après les présidentielles, mais l’alliance avec les socialistes n’offre pas mieux comme perspective, celle de feu le PCI. Les difficultés d’union au sein de la gauche radicale (ou gauche de gauche, comme nous disons à Respublica) ne sont pas abordées.
Il faut admettre le parti pris de l’auteur de se placer au-delà de ces échéances dans une perspective non de refondation des appareils ou des pratiques et des programmes de l’ordre du court terme, mais – toujours dans le cadre de « l’idée communiste » (Badiou) qui, elle, est intemporelle – dans la perspective du projet (projet politique au service d’un « projet de société », de nature culturelle, lui). Ce projet, nécessairement nouveau, devra tirer les leçons du passé et laisser place à l’imagination politique pour remplacer celui qui a été disqualifié (le socialisme d’État). P. Cohen-Séat n’est pas convaincu d’une « nécessité historique » mécaniste ni d’une « crise finale » (Wallerstein), d’où sa référence à une possible « bifurcation » pour penser la sortie du capitalisme.
Quoi qu’il en soit, seul le projet permet pour lui de relier l’idée à l’action concrète, lui seul permettra aux classes dominées de reprendre la conscience dont le système cherche à les priver, d’organiser la lutte et de parvenir à des résultats conformes à leurs intérêts.
L’observation montre que la société française paupérisée est aujourd’hui « éruptive », traversée de très nombreuses manifestations d’indignation, de refus… qui ne parviennent pas à converger, outre que leur expression politique est inhibée. P. Cohen-Séat va scruter attentivement toutes les formes émergentes de l’expression du sentiment d’injustice, tous les germes porteurs d’organisation sur de nouvelles bases : la fabrication de « commun », le bien-vivre faisant place à l’écologie, le réseau de réseaux, les primaires citoyennes, et bien sûr les expériences de Podemos et Syriza. Cette partie de l’ouvrage ne m’a pas paru être la plus convaincante.
En revanche, on lira avec intérêt sur un plan plus théorique les développements qu’il consacre à la lutte de classes car dire que la solution d’une reprise de la marche vers l’émancipation, c’est le projet, nécessite qu’on dise qui peut en être le porteur, à défaut de dire ce que doit en être le contenu.
Ils comportent notamment une intéressante adaptation des thèses de La Boétie sur la servitude volontaire à la domination de classe. Les notions de « sujet historique », « bloc social », sont aussi convoquées avec une tentative d’application à la France et dans le but de définir la possibilité (future) d’une stratégie de front populaire. Ce sujet, c’est le peuple, suivi dans le titre du livre d’un point d’exclamation, auquel E. Balibar a fait remarquer qu’un point d’interrogation pourrait être accolé car pour sa part, s’il voit des convergences dans les luttes, il s’interroge sur les « contradictions au sein du peuple ». On peut en effet souhaiter que l’ouvrage se complète d’une analyse concrète des catégories sociales et de leurs besoins. On devra aussi le compléter par l’analyse des tendances économiques du capitalisme, qui en est absente.
Significatif des interrogations d’intellectuels marxistes résolus à une remise en perspective, pessimiste et lucide mais aussi plein de volontarisme pour l’avenir, ce livre ne donne pas au militant le chemin à suivre mais, dans un parcours hasardeux, peut servir à garder le cap en ouvrant les yeux sur les formes nouvelles de luttes qui nous environnent.
Notes de bas de page
↑1 | « Peuple ! Les luttes de classes au XXIe siècle », par Patrice Cohen-Séat, éd. Démopolis (2015, 160 p., 20 €). Voir aussi l’interview http://www.humanite.fr/patrice-cohen-seat-nous-ne-sommes-pas-dans-une-societe-apathique-mais-eruptive-598062 |
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