Podemos : analyse d’un phénomène politique de masse

Note de l’auteur : Ces notes ont été écrites afin d’apporter aux Verts quelques éléments de réflexion et une grille de lecture sur Podemos, le nouveau phénomène politique de masse en Espagne. Étant donné la grande volatilité de la situation politique en Espagne et du flou qui entoure encore certains aspects de Podemos (parti en construction), certaines dynamiques et remarques évoquées peuvent évoluer très rapidement.
Florent Marcellesi, porte-parole d’EQUO au Parlement Européen. Janvier 2015.

Podemos, le Yes We Can espagnol contre la caste

A bien des égards, il faut se réjouir que le ras-le-bol s’exprime en Espagne au travers de Podemos —qui est dans le groupe de gauche unitaire au Parlement Européen— plutôt que dans l’extrême-droite.
Car Podemos c’est un coup de balai dans la politique et le système corrompu espagnol. C’est un synonyme d’espoir face à une élite renfermée sur soi-même et insensible aux souffrances de la majorité. L’impressionnante mobilisation des Indignados de la Puerta del Sol d’ailleurs s’était abîmée dans le refus d’entrer dans le jeu politique au moment des élections générales, rendant plus tragique encore l’arrivée au pouvoir de Rajoy et du PP, élus par défaut sur un programme d’austérité et de coupes sombres dans l’éducation et la santé. La force de Podemos repose aussi sur ce raté : ils ont su représenter les attentes des indigné-e-s et catalyser leur hégémonie culturelle (les indigné-e-s avaient la sympathie de plus de 80% des espagnol-e-s) pour la transformer en hégémonie politique autour de nouveaux axes. Ainsi, Podemos (qui refuse de se situer sur un axe gauche-droite) se présente comme le « neuf » contre le « vieux », la « démocratie » contre la « dictature », le « peuple » contre la « caste ». Le « bipartisme » tremble et pourrait bien tomber… pour faire place à un tripartisme (Podemos, PP, PSOE).
C’est effectivement le « Yes, we can » à l’espagnole, qui s’est d’ailleurs appuyé sans réserve sur les techniques électorales d’Obama et des publicitaires américains : 1) raconter une histoire, 2) être bref, 3) faire de l’émotionnel.
Pour rendre possible ce Yes We Can espagnol, le rôle de la télé a été fondamental. C’est là que Podemos, à travers Pablo Iglesias, conquiert ses lettres de noblesse et sa popularité, chaque intervention à la télé étant préparée au millimètre près. Ce n’est qu’ensuite que Podemos commence à utiliser de façon massive les réseaux et la mobilisation dans la rue pour créer une rétroalimentation terriblement puissante entre mass média-internet-rue.
A mi-chemin entre un parti structuré et l’explosion mouvementiste, Podemos reste tout de même un OVNI politique difficile à définir :
– Malgré leur rejet de l’axe droite-gauche, il se retrouve identitairement dans la gauche radicale européenne comme par exemple au Parlement Européen, s’identifiant volontairement très fortement à Syriza (alors que structurellement, historiquement et idéologiquement Syriza ressemble bien plus à Izquierda Unida en Espagne ou le Front de Gauche en France).
– Ils séduisent un électorat populaire semblable à celui qui vote Front National et UKIP, c’est-à-dire qui se retrouve non pas dans un discours de classe mais plutôt dans un discours de type « ancien régime » orienté autour du peuple contre l’élite. Bien évidemment, ils s’en séparent en se reconnaissant comme les héritiers de la lutte anti-fasciste. Notons d’ailleurs qu’en Espagne, le « PPSOE », équivalent de « l’UMPS », est un héritage des Indignados.
– Ils reprennent bien des éléments de démocratie 2.0 de Beppe Grillo et ses 5 Stelle en Italie (utilisation des réseaux, d’internet, etc.).
– C’est l’histoire d’une évolution à grande vitesse d’une vision de gauche populiste et radicale latino-américaine à un pari clair et net pour la social-démocratie rénovée style nordique Suède ou Danemark (leurs nouvelles références).
Une donnée intéressante sur Podemos ((http://www.eldiario.es/politica/ENCUESTA-cuarta-Podemos-procede-PP_0_326868090.html) : un quart de ceux et celles qui veulent maintenant voter Podemos étaient des électeurs du Parti Populaire (c’est-à-dire de la droite espagnole) ! L’autre quart venant du PS espagnol et 15 % d’Izquierda Unida. Ni de gauche, ni de droite, ce n’est plus un slogan et un objectif pour Podemos, c’est devenu un fait : ils ont réussi leur pari de « transversalité ».

Podemos, caractéristiques et organisation d’une machine à gagner les élections.

Podemos, c’est avant tout une machine électorale à prendre le pouvoir. Depuis son assemblée constituante (qui s’est finie le 15 novembre), Podemos est même désormais une structure officiellement hiérarchique, centralisée et basée sur l' »hyper-leadership » d’un leader charismatique.
Création « d’en haut » (top-bottom), par cinq universitaires d’origine marxiste et férus de Gramsci et Laclau, les « cercles » (« círculos », c’est-à-dire leurs assemblées locales) ne jouent qu’un rôle subalterne au niveau national : ils peuvent se réunir, débattre mais les décisions se prennent au sommet. Illustration éloquente, une des premières décisions de Pablo Iglesias comme secrétaire général du parti, fut de confier la rédaction de la première version du programme économique à des experts, un « gouvernement des meilleurs » (et pas un travail des adhérents, militants ou followers).
Aujourd’hui le « courant » de Pablo Iglesias contrôle 100 % de l’organisation nationale. Grâce aux règles que son équipe a réussi à imposer, sa liste s’est accaparée la totalité des représentants au sein de son conseil fédéral (« consejo ciudadano« ) et c’est Iglesias qui a bien sûr été élu « secrétaire général » (unique, car la désignation de co-porte-paroles est considérée comme inefficace). De plus, c’est aussi lui qui a désigné les 15 membres du bureau exécutif ; qui seront ensuite acceptés par le « consejo ciudadano » entièrement sous contrôle. Cerise sur le gâteau, le conseil statutaire est aussi composé à 100% de fidèles. Plus d’info : ici.
Au niveau local, même si l’emprise du courant majoritaire est un peu moins forte, seules quelques villes sont tombées dans les mains du secteur critique (mais pas les places fortes et plus grandes villes). Au niveau régional, les deux exceptions sont l’Andalousie et Aragón, principalement du fait de la présence de deux des eurodéputés les plus en vue comme têtes de liste (Teresa Rodríguez et Pablo Echenique). Conclusion, en terme de pluralisme et de démocratie interne, Podemos n’est pas vraiment à la pointe du renouvellement de la forme-parti.
Mais quel impact : en externe comme en interne Podemos est un véritable rouleau compresseur. L’hégémonie, que cela soit dans le sillage de Gramsci ou de Laclau, se traduit aussi par un manque de respect de la diversité et pluralité.
Forte exigence de démocratie réelle (« democracia real ya« ) mais omniprésence et besoin d’une figure charismatique. Refus des pouvoirs établis, méfiances envers les partis établis, mais enthousiasme et soutient pour cette forme collective qui se construit comme un parti politique centralisé. Cette contradiction n’apparaît pas rédhibitoire aux membres de Podemos. On retrouve là l’un des paradoxes de la participation politique que le mouvement 5 Stelle présentait déjà : des internautes qui se sentent partie prenante d’un mouvement collectif parce qu’ils ont cliqué sur un bouton « j’aime » quelque part. C’est une sorte d’appartenance collective provisoire qui se nourrit du sentiment de liberté individuelle. Car pour être votant à Podemos, il suffit de remplir le formulaire sur internet ; aucune cotisation n’est exigée. Lors des votes il y a un peu plus d’un mois des documents politiques et d’organisations, avaient voté 112.000 personnes sur un total d’environ 200.000 inscrits (soit 55 %). Pour élire les instances dirigeantes, ont voté 107.000 personnes sur environ 250.000 (soit 43 %). Pour élire les exécutifs locaux ont voté 85.000 votants (soit 34,25 %).
Notons d’ailleurs, que ce qui est important avec ce centralisme e-démocratique (au-delà de quelques espaces e-collaboratifs), c’est que ce ne sont pas les « cercles » (là où on débat, on change d’avis selon les arguments, etc.) qui ont le plus de pouvoir mais la « démocratie en ligne » où des gens isolés les uns des autres et qui suivent Podemos principalement au travers de la télé et maintenant aussi des réseaux, votent avant tout les documents et propositions du « leader ».
Mais derrière ce renouveau du parti de masse dématérisalisé, question programme, Podemos ressemble en fait de plus en plus à un « PSOE 2.0 » (le PSOE étant le PS en Espagne). Une nouvelle social-démocratie qui retrouverait sa radicalité des années 80, sa pureté loin de la corruption de ses cadres et qui introduirait en plus internet pour tous ses votes en ligne. D’ailleurs, Podemos revendique maintenant clairement de faire de la « vraie social-démocratie ». Leur programme (où depuis les élections européennes le « revenu universel » est devenu « RMI », la retraite à 60 passée à 65 ans, etc.) se rapproche de plus en plus de celui d’un candidat social-démocrate européen moyen (il y a donc évidemment des propositions avec lesquelles les écologistes seront d’accord). L’objectif est clair : remplacer le PSOE sur l’échiquier politique, offrir un visage pragmatique et « transversal » capable de séduire l’électorat du centre-gauche et du centre voire au-delà et remporter la mise aux élections législatives de 2015.

Et sur l’écologie ?

En ce qui concerne l’écologie, et comme je le disais à Médiapart, la crise de civilisation, la crise écologique n’est absolument pas prioritaire chez Podemos (qui cristallise son message autour de la corruption et du rejet de la « caste ») ce qui pose un vrai problème. Comme l’a résumé il y a peu Iglesias dans un programme de télé, « l’écologie c’est important mais aujourd’hui la priorité c’est que les gens mangent ». Tout est résumé dans ce genre de raccourci lapidaire : l’écologie est une préoccupation de nantis. Il y a pourtant un « cercle écologie, économie et énergie » vraiment très bon, mais qui n’a que peu d’impact interne. Un des experts qui a d’ailleurs été choisi pour rédiger le programme économique est Vicenç Navarro, bien connu en Espagne pour s’opposer violemment à l’écologie politique (j’ai eu pas mal de polémique avec lui autour de la crise écologique). (1)Sur le programme économique de Podemos, je recommande de lire l’analyse de Jean Gadrey: « Podemos, bien sauf sur la transition écologique » : http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2014/12/31/le-programme-economique-de-podemos-bien-sauf-sur-la-transition-ecologique/

Sur le référendum catalan

Podemos a gardé un profil bas sur le référendum catalan et se retranche derrière le « droit à décider » de la Catalogne en déclarant qu’ils préfèrent que la Catalogne reste dans une « Espagne plurinationale » (concept qu’ils empruntent à la Bolivie). Ils n’ont pas trop communiqué autour du sujet avant la consultation du 9 novembre et ont des personnes de poids qui s’expriment de façon opposées dans les médias. Un article dans El País là-dessus : ici. Les indépendantistes ne les voient pas vraiment comme des alliés (voir ici ou ici) ce qui est logique, car ils ne viennent pas de l’axe souverainisme vs centralisme mais « caste » vs « peuple » ; et la caste c’est aussi (à raison) une grosse partie du souverainisme catalan (Pujol et CiU). Ne s’inscrivant pas dans cette axe de lutte aujourd’hui dominant en Catalogne, il sera très intéressant d’y suivre leur trajectoire et évolution (les sondages leur donnent pour l’instant de bonnes perspectives) d’ici aux élections catalanes de fin septembre 2015, c’est-à-dire dans un environnement socio-politique a priori plus difficile que dans le reste de l’Espagne.

Podemos, une stratégie électorale hégémonique

Au niveau national (élections en théorie en novembre 2015), Podemos souhaite conquérir « l’hégémonie politique » en solitaire. En d’autres termes, Podemos ne veut de coalition avec personne et ainsi obtenir la majorité absolue seuls (avec le système électoral espagnol, c’est un peu plus de 40% des voix… pour l’instant ils sont entre 25% et 35%). Leur méthode : ni gauche, ni droite, il faut « occuper la centralité de l’échiquier ».
Au niveau régional (la plupart aura lieu fin mai sauf Andalousie -en mars-, en Catalogne -septembre 2015-, Pays Basque et Galice), c’est une stratégie semblable à l’antérieure (et votée à l’échelon espagnol).
Au niveau municipal (fin mai), c’est un peu différent. Podemos a décidé de ne se présenter nulle part en tant que tel (pour ne pas prendre de risque de dévaluer leur « marque ») mais laisse libre ses cercles pour se présenter sous d’autres formes. En particulier, il y a un mouvement de « candidatures citoyennes » très intéressantes qui s’appellent les « Ganemos » —ou Guanyem en Catalogne— où se retrouvent pêle-mêle Podemos, Izquierda Unida (IU) et Equo. Dans certains cas, ces trois partis se présenteront ensemble (comme à Barcelone ou Madrid), dans d’autres cas juste Podemos et Equo, dans d’autres juste Equo et IU (et Podemos tout seul ou sans candidatures)… mais aucune liste n’aura Podemos et IU en tête à tête.

Pour conclure : une leçon de communication politique avec Podemos

Le philosophe qui inspire le groupe de professeurs qui ont créé Podemos, c’est Ernesto Laclau, penseur argentin mort récemment à Séville et auteur entre autres de « La raison populiste ».
Pour Laclau, le populisme n’est ni bon, ni mauvais en soi, il peut être fasciste ou progressiste – et pourquoi pas écologiste (cf. Dick Pels What’s wrong with Green populism?). Selon Laclau, le populisme peut surtout se convertir en puissant instrument démocratique en cas de crise de représentation car il est capable de récolter la chaîne de demandes des citoyens. Même si, notons bien, il n’en récolte aucune en particulier mais bien plus toute dans leur globalité…
Pour cela comme premier élément fondamental, Laclau défend l’utilisation des « signifiants vides », c’est-à-dire des « mots-valises ». C’est-à-dire des concepts fourre-tout qui ont la capacité de pouvoir être le récepteur d’attentes extrêmement disparates. C’est ce que Podemos fait en utilisant des mots valises comme « caste », « peuple », « patrie », etc. Le contenu n’y est pas important (d’ailleurs il faut éviter de trop concrétiser), ce qui est important c’est que chacun puisse s’y refléter à sa manière.
2ème élément fondamental : l’incarnation. Laclau défend que « les gouvernants se transforment en symbole des gouvernés, mais en même temps les gouvernés créént les fondements pour la constitution de ce leader ». Podemos a fait de même : chercher au maximum l’identification du peuple avec un leader, le leader incarnant le peuple (de façon très pratique les bulletins de vote de Podemos aux européennes n’avait pas le logo du parti mais le visage de Pablo Iglesias).
3ème élément fondamental : l’hégémonie. Le leader étant le peuple, le leader ne peut souffrir aucune contestation (sinon c’est le peuple que l’on remettrait en question…). La critique et la dissidence ne sont donc pas bien vues. En pratique cela signifie
1) que celui qui critique le leader ou le parti est forcément de la « caste » (c’est du binaire : avec ou contre moi)
2) on demande lors du congrès interne que ceux et celles qui perdent le congrès n’aspirent à aucun poste en interne
3) Cela donne une structure nationale à 100 % unicolore : l’hégémonie n’aime pas trop la pluralité.
Podemos est non seulement un phénomène politique de masse mais aussi un phénomène de communication politique.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Sur le programme économique de Podemos, je recommande de lire l’analyse de Jean Gadrey: « Podemos, bien sauf sur la transition écologique » : http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2014/12/31/le-programme-economique-de-podemos-bien-sauf-sur-la-transition-ecologique/