Amorcé à la fin des années 1970, le déclin électoral du PCF s’est accompagné d’une profonde transformation du profil social de ses dirigeants : aux permanents ouvriers a succédé progressivement une nouvelle génération de cadres, titulaires de mandats électifs, issus de la fonction publique territoriale. Cette évolution est aujourd’hui source de contradictions, comme l’illustrent les tensions internes qui traversent le Front de gauche.
Jusque dans les années 1970, le Parti communiste français, premier parti de la gauche française, se singularisait par son ancrage dans les territoires populaires. La puissance passée du PCF correspondait à une conjoncture de croissance et d’homogénéisation des classes populaires autour du groupe ouvrier. Le PCF atteint dans ces années son pic d’adhésions avec 560 000 encartés en 1978. Issus eux-mêmes de la classe ouvrière, les dirigeants communistes pouvaient apparaître comme leurs porte-parole légitimes (Pudal 1989). L’objectif d’émancipation des travailleurs reposait sur une « politique des cadres », valorisant les militants des entreprises (Boulland 2011) et l’ancrage de municipalités dites « ouvrières » (Bellanger et Mischi 2013). Le PCF a ainsi, pendant près d’un demi-siècle, réussi à bouleverser l’ordre social qui régissait la vie politique française en propulsant des catégories populaires (ouvriers mais aussi paysans, artisans, petits commerçants) à la direction d’institutions publiques (mairies, conseils généraux, commissions parlementaires…) d’où elles étaient jusqu’ici largement exclues.
La fin du parti ouvrier
Le PCF a été frappé de plein fouet par les transformations contemporaines des classes populaires, qui sont autant de freins à leur maintien ou à leur entrée dans l’action militante : éclatement de la classe ouvrière, essor du chômage et de la précarité, division des collectifs de travail, affaiblissement du syndicalisme, ségrégation spatiale, etc. Le déclin relatif du groupe ouvrier dans la société française a été compensé par l’essor des emplois d’exécution dans les services, occupés essentiellement par des femmes (Avril 2014), autant de mondes populaires où le PCF a peu recruté. Sa féminisation s’opère surtout du côté des franges les plus diplômées du nouveau salariat féminin (professions intermédiaires de l’éducation et de l’animation socioculturelle, cadres du public, etc.).
Au cours des années 1980‑2000, progressivement, les militants d’origine populaire, ouvriers ou employés, se font d’autant plus rares que l’on monte dans la hiérarchie du PCF. Auparavant centrale, la réflexion sur le recrutement militant de femmes et d’hommes des milieux populaires devient secondaire. À partir du milieu des années 1990, le PCF ne s’adresse plus en priorité aux classes populaires ; son objectif devient de représenter la société française dans sa « diversité ». Sa vision passée d’une société de classes tend à s’effacer derrière les thématiques consensuelles de la « citoyenneté » et de la promotion du « lien social », ou encore de la démocratie dite participative. Dirigeants et élus communistes adoptent une rhétorique humaniste, largement partagée dans le reste du monde associatif et politique affilié à la gauche dans un contexte de radicalisation de la droite et de montée du Front national. Comment expliquer cette évolution du discours communiste ? En partie, sûrement, par une attitude de rejet de l’ouvriérisme qui a marqué l’histoire de ce parti : l’attribution d’un rôle politique central à la classe ouvrière est symboliquement associée au modèle stalinien, dont les communistes cherchent alors à se démarquer (Pudal 2009).
La marginalisation des nouvelles figures populaires au sein du PCF n’est probablement pas sans lien avec l’abandon des dispositifs internes de formation et de sélection de militants (Tartakowsky 1980). Les écoles du parti, par exemple, disparaissent ou perdent leur fonction d’éducation populaire au cours des années 1990 (Éthuin 2009). Cet abandon des outils collectifs découle, bien sûr, d’abord de la baisse des effectifs militants mais, là encore, le rejet du passé stalinien et de certaines pratiques autoritaires du centralisme démocratique, associé à la recherche d’une nouvelle image publique, a pu nourrir une suspicion vis-à-vis des structures militantes, perçues comme des formes d’embrigadement et de contrôle social.
En l’absence de mesures de promotion des militants d’origine populaire, les logiques élitistes de fonctionnement de la vie politique reviennent en force : les catégories diplômées, comme les enseignants et les cadres administratifs, prennent le pas sur les catégories populaires au sein du PCF et de ses mairies. Ceux qui s’estiment ou sont vus comme les plus compétents dans le métier politique (collaborateurs d’élus, directeurs de cabinet, cadres technico-administratifs, chargés de mission, etc.) y jouent un rôle de plus en plus important, à l’image d’un processus de sélection déjà à l’œuvre au Parti socialiste (Lefebvre et Sawicki 2006).
La survie du PCF autour des collectivités territoriales
Dans les départements, un nouveau groupe – celui des cadres de la fonction publique territoriale – remplace progressivement celui des dirigeants ouvriers. Aux permanents formés au sein du parti succèdent, à partir des années 1980, des responsables dont les itinéraires sont étroitement associés au monde des collectivités territoriales. Ils y sont liés par leurs trajectoires militantes (beaucoup ont commencé à militer dans des municipalités communistes où ils ont grandi avec souvent des parents déjà investis au PCF), scolaires (certains possèdent des diplômes liés à l’action publique locale) et professionnelles (ils entrent fréquemment sur le marché du travail à la faveur d’un poste dans une collectivité locale).
C’est autour des administrations publiques territoriales que se restructure et survit le communisme contemporain, et non autour des réseaux syndicaux, dont la place s’est réduite au sein du monde communiste et, plus largement, au sein des univers de travail. Un ressort traditionnel de l’engagement communiste, celui du militantisme en entreprise nourri de l’expérience des inégalités sur le lieu de travail, s’affaiblit. Depuis Georges Marchais, dernier dirigeant national passé par la Confédération générale du travail (CGT) en y ayant occupé des responsabilités, le parcours des responsables du PCF s’ancre surtout dans la gestion publique locale. En 1994, Robert Hue est le premier maire à devenir secrétaire général du parti. Sa carrière au sein de l’appareil repose sur son action à la tête de l’Association nationale des élus communistes et républicains (ANECR). Marie-George Buffet, qui lui succède en 2001, a d’abord été cadre dans une mairie communiste avant d’être adjointe dans une autre municipalité, puis élue au conseil régional d’Île-de-France. La socialisation militante des nouveaux dirigeants du PCF passe moins par les luttes sociales et l’engagement à la CGT que par l’expérience des collectivités locales en tant qu’élus ou collaborateurs d’élus.
En raison du déclin du PCF et de la raréfaction de ses ressources, dans les départements, les responsables de ce parti ne peuvent plus être rétribués par l’organisation et doivent rechercher d’autres sources de financement – en l’occurrence, celle des mandats électifs. Une règle historique de fonctionnement de l’organisation communiste, celle de la distinction entre cadres d’appareil et élus, est ainsi rompue à la fin des années 1990. Les cadres départementaux ont pour consigne, à partir de 1998, d’entrer dans leurs conseils régionaux grâce à une alliance avec le PS. Cette notabilisation élective des dirigeants est un phénomène inédit au PCF, un parti où les élus étaient traditionnellement perçus avec méfiance. Ses responsables ne parlaient-ils pas, encore dans les années 1950‑1960, de « crétinisme municipal » ? (Bellanger 2002). Les fédérations départementales étaient dirigées par des permanents dits « politiques », dont l’une des missions était de contrôler l’activité des militants syndicaux, associatifs et élus. Ayant un rôle idéologique unificateur, ils travaillaient à politiser les actions des adhérents engagés dans les différents segments des écosystèmes communistes locaux – CGT, Secours populaire, municipalités, réseaux sportifs, de locataires, etc. – (Mischi 2010). Or les cadres vivent désormais de plus en plus souvent de leurs mandats électifs. Ils sont devenus des permanents/« élus ».
Un nouveau type de professionnels de la politique
Cette nouvelle génération de responsables, qui gèrent des collectivités locales, généralement avec le PS, ont leurs propres préoccupations d’élus. Ce qui prime à leurs yeux, c’est leur lien avec les « habitants » et non pas spécialement le développement d’une organisation militante. Ils s’entourent de cadres de la gestion publique locale formés au management territorial et d’experts de la communication politique, dans un contexte de transformation de la gestion publique locale (autour de l’intercommunalité en particulier) qui renforce les compétences supposées nécessaires pour exercer le pouvoir local. Les élus tendent même à se méfier des militants, vus comme « partisans », alors que se diffuse une conception pragmatique et technique de l’action municipale qui met à distance tout débat politique contradictoire. Le profil des responsables communistes reflète en cela la professionnalisation de l’administration communale et intercommunale, qui marginalise les classes populaires. Il traduit également le maintien relatif du « communisme municipal » autour d’élites locales de moins en moins issues des classes populaires (Gouard 2014).
Hier, les dirigeants ouvriers, permanents du PCF, avaient fait de la politique leur métier, autour de compétences militantes (tenir un meeting, rédiger un tract, animer une réunion, etc.). Aujourd’hui, ce sont les savoir-faire techniques gestionnaires qui caractérisent la nouvelle génération de dirigeants communistes dans les départements. Des savoir-faire qui reposent sur des ressources scolaires et professionnelles produites et acquises hors de l’organisation, notamment dans les collectivités locales ou à l’université. Autre point de comparaison : la mobilité sociale et les aspirations culturelles marquent fréquemment l’itinéraire tant des anciens que des nouveaux dirigeants. À l’image des ouvriers devenus permanents durant les décennies précédentes, les responsables communistes des années 1990 et 2000 ont connu une ascension sociale, pas tant dans les organisations militantes qu’à travers la fonction publique ou parapublique. Pour des militants issus de familles populaires, l’intégration dans une administration publique locale à des postes de cadres est synonyme de promotion sociale. De ce fait, les élus communistes locaux conservent une spécificité. Ils ne ressemblent pas socialement à ceux des autres grandes formations politiques, qui recrutent largement parmi les élites sociales.
Une certaine remobilisation des réseaux communistes est intervenue d’abord dans le cadre de la lutte contre le Traité constitutionnel européen de 2005 puis, à un degré moindre, dans celui de la campagne pour les élections présidentielles de 2012. Séduits par la dynamique des collectifs antilibéraux de 2005 puis par la radicalisation du discours opéré par Jean-Luc Mélenchon, des militants, qui s’étaient mis en retrait de leur parti dans les années 1990, sont rejoints par une nouvelle génération de jeunes militants, passés pour beaucoup par la lutte (victorieuse) contre le contrat première embauche (CPE) en 2006. Mais la stratégie du Front de gauche, en valorisant l’alliance avec les forces situées à la gauche du PS, a mis au premier plan le problème de l’influence des élus dans l’appareil communiste et de leur dépendance à l’égard des socialistes. Les élections municipales de mars 2014 ont ainsi donné lieu à des tensions internes autour de la question de la reconduction des alliances avec le PS, position généralement défendue par les élus sortants. L’érosion municipale du PCF amorcée en 1983 s’est d’ailleurs poursuivie, si bien que, petit à petit, la question de la place des élus dans les réseaux communistes risque de devenir caduque. Dans certains territoires, dans l’Ouest breton ou le Centre-Est, par exemple, le PCF ne peut déjà plus s’appuyer sur des positions électives.
Bibliographie
Avril, C. 2014. Les Aides à domicile : un autre monde populaire, Paris : La Dispute.
Bellanger, E. 2002. « Spécificité, continuité et uniformisation de la gestion communiste dans les mairies de la Seine banlieue », in Girault, J. (dir.), Communisme et mouvements sociaux en région parisienne et en France, XIXe‑XXe siècles, Paris : Publications de la Sorbonne, p. 293‑317.
Bellanger, E. et Mischi, J. (dir.). 2013. Les Territoires du communisme. Élus locaux, politiques publiques et sociabilités militantes, Paris : Armand Colin.
Boulland, P. 2011. Acteurs et pratiques de l’encadrement communiste à travers l’exemple des fédérations de banlieue parisienne (1944‑1974), thèse d’histoire, université Paris‑1 Panthéon-Sorbonne.
Éthuin, N. 2009. « La formation des communistes à l’heure du “décentralisme démocratique” », in Lefebvre, R. et Roger, A. (dir.), Les Pratiques délibératives dans les partis politiques, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 87‑104.
Gouard, D. 2014. La Banlieue rouge. Ceux qui restent et ce qui change, Lormont : Éditions Le Bord de l’eau.
Lefebvre, R. et Sawicki, F. 2006. La Société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Brignais : Éditions du Croquant.
Mischi, J. 2010. Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
Pudal, B. 1989. Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
Pudal, B. 2009. Un monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, Brignais : Éditions du Croquant.
Tartakowsky, D. 1980. Les Premiers Communistes français. Formation des cadres et bolchévisation, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.