Interview réalisée par Nicolas Pomiès sur l’ouvrage Au-delà des vents du Nord : L’extrême droite, le pôle Nord et les Indo-Européens – PUL, mars 2014, 320 pages – Stéphane François (auteur), Laurent Olivier (préface)
Historien et spécialiste des droites radicales, Stéphane François s’est intéressé dans son dernier livre Au-delà des vents du Nord à un des mythes fondateur d’une fraction de l’extrême droite qui place l’origine de l’homme blanc dans un continent aujourd’hui disparu basé au Pôle Nord. Si l’histoire de ce mythe pourrait paraître marginale à première vue à une époque où l’extrême-droite, cherchant la dédiabolisation, tente de se rattacher à des références historiques moins marquées, l’étude précise de Stéphane François démontre que ce nordiscisme participe à la guerre culturelle (au sens gramciste) que mène cette mouvance contre l’ordre démocratique
ReSPUBLICA : Qui à l’intérêt de nos jours à croire que les hommes blancs viennent du Nord ?
S. François : En fait, chez tous ceux qui soutiennent l’autochtonie des Européens et qui donc refusent l’idée que les peuples indo-européens viendraient de l’Inde, mais aussi chez tous ceux qui, outre ce que je viens de dire, cherchent à montrer que le passage de la préhistoire à la civilisation n’est pas apparu dans le Croissant fertile. De fait, ces personnes défendent le polygénisme : il existerait différentes « races » humaines qui sont apparues et développées indépendamment les unes des autres… On est dans un discours différentialistes : les races existent, elles donnent naissances à des cultures et/ou des civilisations qu’il faut préserver. Le meilleur moyen est d’éviter le métissage et d’empêcher les contacts entre civilisations.
Enfin, cette origine polaire reste surtout un mythe très fort dans l’extrême droite la plus radicale : elle permet de réactiver le vieux mythe aryen, mais débarrassé des oripeaux du nazisme…
ReSPUBLICA : Quel est selon vous l’impact réel sur les populations de ce mythe ?
S. François : Si vous entendez par « populations », les populations européennes actuelles, il est nul. Ce mythe concerne surtout les militants de l’extrême droite, en particulier les racistes, c’est-à-dire ceux qui promeuvent une hiérarchie raciale, et les racialistes, c’est-à-dire ceux qui estiment que les races jouent un rôle dans l’histoire, mais qui ne sont pas forcément des promoteurs du racisme. Souvent les deux sont les mêmes : ils estiment que la race joue un rôle et que certaines, en fait une, sont supérieures aux autres… Ce discours reste confiné dans des milieux assez restreints du fait de leurs positions radicales.
ReSPUBLICA : Vous rappelez dans votre ouvrage que l’écrivain Jean Mabire mais aussi d’autres auteurs de moindre envergures ont pu diffuser largement ce mythe par le biais de maisons éditions à diffusion large (notamment en supermarchés). Pensez-vous que ces auteurs aient pu jouer un rôle dans la banalisation du racisme et dans la vulgarisation des idées d’extrême-droites ? De même de manière paraissant plus anodine, les séries télévisées telles que l’Homme de l’Atlandide où certains volumes de BD de « Blake et Mortimer » sur ce thème, ont-ils pu participer à cette vulgarisation ?
S. François : Oui, dans une certaine mesure, ces auteurs ont pu jouer un rôle, je pense notamment à Dominique Venner (avec son livre Histoire et tradition des Européens. 30 000 ans d’identité, paru aux Éditions du Rocher en 2002), ainsi qu’avec sa revue La Nouvelle Revue d’Histoire. Venner a d’ailleurs dirigé certaines des collections dans lesquelles Mabire fut édité… En outre, ne l’oublions pas, Mabire fut aussi vendu en édition France Loisirs ! Ce qui montre qu’il fut, à une certaine époque, très lu… Mais cela concerne principalement ses livres apologétiques sur la SS.
Concernant L’Homme de l’Atlantide, plus personne ne se souvient de cette série. Ce qui est dommage car elle était quand même bien réalisée. Quant à Blake et Mortimer, c’est vrai que c’est un thème qui devient récurrent, mais les nazis y ont toujours le rôle négatif, donc non, cette franchise ne joue pas un rôle. Pour trouver une influence dans la culture populaire, il faut plutôt la voir dans la littérature née du Matin des magiciens, ainsi que dans une littérature/contre-culture ésotérisante, bref dans des milieux contre-culturels, minoritaires par définition. Sinon, dans des films comme Les Rivières pourpres…
ReSPUBLICA : Vous indiquez aussi qu’après avoir émergé chez les nationalistes suedois dits gothiscistes, l’origine du mythe se trouve chez un philosophe des lumières Jean Sylvain Bailly, premier député de Paris, le 12 mai 1789, sur le contingent du tiers état aux États généraux, président du tiers état et, le 17 juin, président de l’Assemblée nationale. Que recherchait ce républicain dans cette histoire ?
S. François : Ce républicain, comme beaucoup de membres des Lumières, cherchait un mythe qui ne découlerait pas du christianisme et du Jardin d’Eden. Donc, certains, et non des moindres (Bailly, Voltaire et quelques autres), virent dans les études indo-européennes naissantes, et dans l’indomanie de l’époque, la possibilité de donner une autre origine aux Européens qui ne découlerait pas de la Bible. Leibniz faisait déjà une distinction entre les langues « sémitiques » et les langues « japhétiques », qui furent qualifiées par la suite d’« indo-européennes ». Ainsi, Voltaire était-il persuadé que l’Inde était la source des sciences, et qu’elle avait inspiré les Grecs, tandis que Herder situait en elle l’origine de l’humanité ainsi que la clef de l’histoire humaine. De fait, l’Europe de cette époque est traversée par un grand mouvement de délégitimation des antiquités gréco-latines comme culture suprême. Mais ces auteurs ne réfléchissaient pas en terme de « race », au sens anthropologique. Cela viendra plus tard, au milieu du XIXe siècle.
ReSPUBLICA : A la suite de Bailly, le mythe voyage en Europe par la cours de la tzarine Catherine II, passe par l’occuliste Blavatsky et se redéveloppe chez les racistes germanistes. Comment expliquer le succès de telles fariboles ?
S. François : Il y a différentes raisons, différentes généalogies qui se recoupent : Blavatsky était certes une occultiste, mais ses ouvrages sont des synthèses, et des plagiats, de ce qui s’écrivait à l’époque. Comme le thème aryen était très à la mode, elle l’a intégré dans sa prose, donnant naissance à une doctrine raciale pour le moins ambigüe… D’un autre côté, le mythe aryen, en tant que théorie de l’autochtonie des Européens, s’est développée chez les premiers anthropologues (à l’époque, c’était la mode de l’anthropologie physique, c’est-à-dire raciale), qui cherchaient à justifier la colonisation par la supposée supériorité de la « race blanche » sur les autres « races »… ce discours, se mêlant accessoirement à l’antisémitisme naissant, finit par fusionner chez les théoriciens racistes germanistes, qui étaient aussi fréquemment des membres… de la Société théosophique !
Pour répondre à la question du comment, l’époque était donc très favorable à l’essor de ce succès…
ReSPUBLICA :Il y a-t-il une possibilité que ce mythe puisse assurer le succès d’un groupe politique qui s’en ferait le thuriféraire ?
S. François : Je ne le pense pas : ce discours est à la fois trop daté, trop précis et trop radical : l’appliquer signifierait revenir à une politique eugéniste et un discours raciste. Actuellement, ce discours reste confiné dans la mouvance identitaire, néo-droitière (mais qui ont abandonné, enfin pour l’instant, le discours raciste) et néonazie… Par contre, dans un contexte favorable à l’essor des discours identitaire (cette fois-ci à prendre au sens large), il peut se développer, mais il ne sera jamais la thématique motrice : celle-ci restera à mon avis, le rejet de l’Autre, en l’occurrence le rejet des populations arabo-musulmanes et extra-européennes.