Entretien publié sur le site de la Revue de la régulation.
Rafael Correa remporte l’élection présidentielle en Équateur le 26 novembre 2006. Il est investi à ce poste le 15 janvier 2007. Une nouvelle Constitution destinée à « enterrer le modèle néolibéral » et à le remplacer par un nouveau modèle de développement est élaborée par une assemblée constituante. Elle est adoptée par voie référendaire le 28 septembre 2008 et permet d’accélérer les réformes. Soucieux d’asseoir leur légitimité, Rafael Correa organise une élection présidentielle anticipée qu’il remporte au premier tour avec 54 % des voix le 26 avril 2009 pour un mandat de quatre ans.
Rafael Correa est économiste de formation. Il a entrepris ses études à Guayaquil, avant de poursuivre à l’Université catholique de Louvain, puis à l’Université de l’Illinois. Il a été professeur en sciences économiques de 1993 à 2005. Il se définit comme un humaniste et chrétien de gauche. Sa politique se caractérise par une forte volonté de se détacher de l’influence des États-Unis, premier partenaire commercial de l’Équateur.
Son arrivée au pouvoir intervient sept ans après la dollarisation complète de l’économie en 2000, après deux années de crise financière. La dollarisation a permis d’enrayer un début d’hyperinflation mais elle n’est pas parvenue à installer une croissance stable et à enrayer la pauvreté (70 % de la population sous le seuil de la pauvreté). L’économie équatorienne reste très dépendante de ses exportations de pétrole brut, de banane et de fleurs et reste vulnérable du fait de son endettement extérieur. En décembre 2008, le président Correa a prononcé un moratoire sur le paiement des intérêts d’une partie de la dette souveraine, suite à un audit démontrant le caractère « odieux » et « illégal » d’emprunts passés avec les banques JP Morgan et Citibank.
Stéphane Boisson : Votre pays a adopté une nouvelle Constitution en 2008. Pour vous, quelles sont les nouvelles résolutions issues de ce texte qui vont modifier le processus de développement en Équateur ?
Rafael Correa : Sur le plan économique, ce texte comporte d’importantes innovations. Par exemple, l’indépendance de la Banque centrale a été abolie. Comment pouvions-nous accepter qu’une politique aussi déterminante que la politique monétaire soit dirigée de façon autonome par des technocrates opposés aux orientations prises par le gouvernement, tout en étant totalement assujettis au FMI et à la Banque mondiale ? Avec ce changement nous espérons coordonner de façon plus efficace la politique monétaire, la politique budgétaire et la politique du commerce extérieur. C’est une nouveauté fondamentale. Un autre changement important par rapport à l’époque du néolibéralisme est la restauration de la planification économique, si importante pour le développement. Le CONADE (Consejo Nacional de Desarrollo : Conseil national du développement) avait été supprimé par la nouvelle Constitution de 1998. Nous l’avons rétabli et la planification est en cours de reconstruction dans le cadre de la nouvelle politique d’action collective. Les dépenses publiques ont désormais l’obligation de s’inscrire dans un plan national de développement. Concrètement, les budgets vont devenir pluriannuels et seront établis en conformité avec les objectifs fixés par ce plan. Ceci constitue une avancée importante visant à restituer le rôle de l’État en tant que régulateur de l’économie. C’est également dans cette perspective que le gouvernement équatorien s’assure aujourd’hui du contrôle des ressources naturelles non renouvelables. Avec la nouvelle Constitution, un nouveau modèle économique se met donc en place. Un modèle qui met fin au néolibéralisme qui a occasionné tant de dégâts. Un modèle qui reconnaît l’existence du marché et l’économie capitaliste, mais qui est attentif à ce que l’économie de marché ne conduise pas à une société de marché et qui attache une grande importance à l’action publique et l’économie populaire.
S.B. : Partagez-vous l’idée selon laquelle les pays latino-américains s’orientent vers une croissance plus favorable à la justice sociale ? Selon vous, existe-t-il un nouveau modèle de développement latino-américain capable de se détacher du Consensus de Washington ?
R.C. : Oui, je crois que l’Amérique latine du xxie siècle a opéré un virage à 180 degrés par rapport au fameux consensus de Washington. Aujourd’hui, une majorité de pays du continent sud-américain se réclament du socialisme ou du centre-gauche et accordent une priorité à la justice sociale. L’époque du Consensus de Washington où nous n’avions pas notre mot à dire dans la définition de nos politiques publiques est révolue. Ce consensus a échoué. Il n’a donné aucun résultat probant. Que ce soit dans les pays du Sud ou dans les pays industrialisés, comme le montre l’actualité. Ce consensus s’appuyait sur l’idéologie du marché et la croyance dans la main invisible. Nos propositions, dans le cas de l’Équateur, mais aussi dans la plupart des pays d’Amérique latine, sont diamétralement opposées : substituer les principes de coopération et de solidarité au principe de concurrence, rétablir l’interventionnisme de l’État, ne pas chercher seulement à développer l’économie capitaliste et privilégier l’économie populaire. Sur le volet international, ce modèle de développement implique une insertion internationale décidée et maîtrisée par les gouvernements des pays en développement. Il met ainsi fin à l’ouverture incontrôlée et la libéralisation totale de nos économies. Ce modèle de développement se distingue aussi du socialisme traditionnel. Selon moi, les modèles de développement socialistes du xxe siècle ont un défaut majeur. Bien qu’inspirés par une idéologie différente, ils reposaient sur les mêmes fondements du développement que le capitalisme : l’industrialisation, l’accumulation, la production et la consommation de masse, etc. Ils n’ont donc pas véritablement fait émerger un modèle de développement économique alternatif au capitalisme. Notre modèle de développement, lui, s’inscrit dans le socialisme du xxe siècle. Il est profondément novateur et alternatif en ce sens où il érige de nouveaux principes fondamentaux tels que la recherche du bien-être social, le respect des cultures ancestrales, ou encore le respect de l’environnement.
S.B. : Comment voyez-vous l’évolution future des stratégies de développement des pays d’Amérique latine ? Convient-il de privilégier des politiques de développement national ? Quelle place attachez-vous à l’intégration régionale dans ces stratégies de développement ?
R.C. : Pour ce qui concerne l’Amérique du sud, des étapes décisives ont été franchies récemment en matière d’intégration régionale. On peut prendre les exemples de la Banque du Sud ou de la création de l’UNASUR (Unidad de Naciones Suramericanas). Il convient de persévérer. Reconnaissons toutefois que certains pays sont moins intéressés que d’autres par ce processus d’intégration. Ma position est que si nous ne pouvons pas avancer tous ensemble, cela ne doit pas empêcher les quatre ou cinq pays les plus motivés à poursuivre le processus. Les autres rejoindront le groupe plus tard, à l’instar du processus de construction européenne. Je crois, vous savez, qu’il y a aussi beaucoup de romantisme dans cette idée d’intégration régionale en Amérique du sud. Le rêve de nos libérateurs, tels que Simon Bolivar, n’était-il pas celui de bâtir une Amérique latine unie ? Néanmoins, il ne s’agit pas seulement pour nous de réaliser ce rêve un peu romantique. L’intégration régionale est avant tout une nécessité. Une nécessité de survie pour nos petites économies particulièrement vulnérables face à la mondialisation. Force est de constater que la mondialisation est inhumaine et n’a fait que transformer les individus en consommateurs plutôt qu’en citoyens du monde. L’intégration est, selon moi, une formidable opportunité. Non seulement elle nous permettra de nous défendre d’un seul bloc face aux ravages de la mondialisation, mais elle renforcera la coopération régionale au profit de tous.
S.B. : Votre gouvernement a joué un rôle moteur dans la constitution de la Banque du Sud en 2007. Pourquoi créer une nouvelle institution concurrente des autres institutions de financement du développement existantes ?
R.C. : Cette question a fait l’objet d’une longue discussion. Pourquoi créer la Banque du Sud alors que la CAF (Corporation Andina de Fomento) et le FLAR (Fonds Latino-américain de Réserves) pourraient assumer ces nouvelles responsabilités ? Tout simplement parce que ces institutions sont incapables de se détacher de la forte orientation néolibérale qui guide leurs opérations. Elles ne partagent pas nécessairement notre vision du développement. La Banque du Sud nous permettra de financer sereinement notre développement. Elle mettra fin à une situation ridicule. Les pays d’Amérique latine sont actuellement contraints de rechercher des financements extérieurs pour leur développement alors que dans le même temps ils disposent de plusieurs dizaines de milliards de dollars de réserves investis dans les pays du Nord. Par manque de coordination, nous empruntons et dépendons de l’extérieur alors que nous avons les moyens de nous autofinancer ! Dans le cas de l’Équateur, savez-vous combien de centaines de millions de dollars sont placés en Floride ? Nous finançons les États-Unis au lieu de financer notre propre développement. Quel est le sens de tout cela ? La Banque du Sud nous permettra de récupérer une partie des réserves de change accumulées par les Banques centrales. Ceci permettra de stabiliser les pays de la région en cas de crise de liquidité et surtout de financer leur développement. Tout cela sans dépendre de la conditionnalité du FMI ou de la Banque mondiale.
S.B. : Vous avez une formation d’économiste, vous avez été professeur d’économie. Quels sont les écoles théoriques et les économistes contemporains dont vous vous sentez le plus proche ? Comment ces travaux influencent-ils votre politique économique ?
R.C. : Joan Robinson, fameuse économiste anglaise, a dit un jour : « j’ai passé toute ma vie à enseigner l’économie théorique et je me demande si j’ai gagné honnêtement ma vie ». Je pourrais faire mienne cette affirmation. Joan Robinson est une de mes économistes préférées. J’apprécie aussi John Kenneth Galbraith et Gunnar Myrdal. Parmi les économistes contemporains, ma préférence va à Joseph Stiglitz, Paul Krugman et Dani Rodrik. Je suis aussi particulièrement intéressé par les travaux institutionnalistes et ceux de l’école de la Régulation. Ils apportent beaucoup plus que les travaux orthodoxes. De manière générale, je demeure très critique à l’égard des économistes. La plupart d’entre eux se préoccupent davantage de la maîtrise d’outils mathématiques que de la compréhension et l’explication des problèmes économiques et sociaux. Très souvent, ce qui est présenté comme une science recourant à des outils et techniques sophistiqués ne sert qu’à tenter de légitimer une idéologie dominante libérale. Je pense que ces dérives ont nuit gravement à la réputation de la science économique ces dernières années. L’économie a besoin de faire sa révolution et ne doit plus être aussi prétentieuse. La crise globale a d’ailleurs donné tort à l’économie standard ! Nous autres, économistes, sommes très orgueilleux. Notamment parce que la science économique est l’unique science sociale à être récompensée d’un prix Nobel. Nous dédaignons à tort les autres sciences sociales, telles que la sociologie ou l’anthropologie. Comment prétendre expliquer le comportement du consommateur sans se soucier des facteurs culturels ou sociaux ? J’avoue être déçu par l’évolution de la science économique. C’est pourquoi je suis très intéressé par les initiatives qui entendent aller au-delà, tel que par exemple le mouvement contre l’autisme en science économique apparu en Europe ces dernières années.
S.B. : La question du régime de change est devenue une question centrale pour les économies latino-américaines depuis les années 1990. L’Équateur a fait le choix de la dollarisation intégrale en 2000.Comment expliquez-vous ce choix ? Quel bilan tirez-vous de 9 ans de dollarisation ?
R.C. : Non, l’Équateur n’a pas fait le choix de la dollarisation. Le peuple équatorien n’a pas été impliqué dans cette décision. La dollarisation a été décidée et imposée par une oligarchie sur la base d’un diagnostic erroné. Elle a été adoptée suite à la grave crise bancaire et financière de 1999. Les élites au pouvoir, soucieuses de préserver les intérêts bancaires, ont assuré le sauvetage des banques par la Banque centrale. L’émission de monnaie centrale a ainsi été multipliée par trois. Le taux de change est passé de 5 000 à 25 000 sucres pour un dollar. La monnaie nationale a alors été sacrifiée… mais le pouvoir des banques était sauvegardé. L’adoption du dollar est une absurdité. Il s’agit d’un régime de change extrême qui pose beaucoup de problèmes à une petite économie, telle que la nôtre, soumise à des chocs exogènes à répétition. La dollarisation nous oblige aussi à adopter la politique monétaire des États-Unis. Heureusement pour nous, la baisse des taux d’intérêt américains et la dépréciation du dollar nous ont été favorables. Sans ce contexte favorable, nous nous serions effondrés. Ainsi, après toutes ces années, la dollarisation n’a pas été aussi négative qu’on aurait pu la craindre. Non pas en raison de bonnes politiques mais parce que nous avons eu beaucoup de chance.
S.B. : Pour vous la dollarisation est-elle responsable de l’augmentation de la pauvreté et des inégalités ?
R.C. : La dollarisation est un des facteurs, mais ce n’est pas le seul. La libéralisation du marché du travail est également en cause. Nous remédions actuellement à ce problème.
S.B. : Pourquoi avoir maintenu la dollarisation une fois élu alors que vous y étiez farouchement opposé ?
R.C. : Ah ! Cela paraît contradictoire, n’est-ce pas ? En réalité, ceci est parfaitement cohérent. J’ai toujours dit que la dollarisation était absurde, mais que le coût pour en sortir était considérable. C’est comme si vous demandiez à un homme marié qui se plaint du mauvais caractère de son épouse pourquoi il reste avec elle ? Parce que le divorce est plus coûteux que supporter une cohabitation difficile. Nous croyons qu’il est quasiment impossible de sortir de la dollarisation sans en payer le coût. Il pourrait en résulter un effondrement économique et social. Ce que nous cherchons, en revanche, sur le moyen terme est la mise en place d’une monnaie régionale, une monnaie sud-américaine. L’Équateur est à la tête des pays qui soutiennent cette idée d’intégration monétaire régionale (NDLR : Plan SUCRE). L’idée est d’instaurer dans un premier temps un système de paiements régional pour ne plus utiliser le dollar dans les transactions régionales. Le Brésil et l’Argentine ont commencé à le faire. Cela pourrait se faire à l’aide d’une unité de compte régionale commune, utilisée uniquement pour les paiements régionaux. Dans un second temps, cette monnaie pourrait servir de base à une monnaie unique et conduire à une véritable union monétaire. Mais on en est encore loin car la coopération monétaire n’est pas chose facile et prend du temps.
S.B. : Et cela serait un moyen de retrouver une part de souveraineté ?
R.C. : Souveraineté monétaire, sans conteste. En tout cas pour l’Équateur qui récupérerait ses marges de manœuvre sur la politique monétaire.
S.B. : Les exportations de pétrole représentent la principale source de revenu de l’économie équatorienne. Quelle est votre position sur les velléités de remplacer le dollar par l’euro comme monnaie de facturation du pétrole émises par le Venezuela et d’autres pays exportateurs de pétrole ?
R.C. : La facturation en euro pourrait être un objectif. Je pense que cela est opportun dans le cas de l’Équateur dans une logique de diversification du risque. Maintenant si nous abordons la question du pouvoir monétaire, cela signifierait une perte symbolique importante pour les États-Unis, une perte de pouvoir de contrôle au niveau planétaire. J’y suis favorable. Je pense qu’il est nécessaire de passer d’un monde unipolaire à monde multipolaire y compris sur ces questions de change et de monnaies de facturation.
S.B. : Les transferts de fonds des migrants constituent une source importante de revenu pour votre économie. Comment pensez-vous gérer la diminution de ces transferts dans l’avenir ?
R.C. : Les transferts de fonds des migrants sont, avec le prix élevé du pétrole que nous exportons, l’une des principales sources de dollars pour notre économie. Ils ont donc contribué à sauver notre économie. Mais d’un autre côté, ils témoignent d’une terrible réalité de la dollarisation, la fuite de deux millions d’Équatoriens (NDLR : sur une population de 13 millions). Un choc social terrible, des générations perdues, des familles brisées. Notre objectif est de faire revenir au plus vite nos compatriotes expatriés. Il n’est pas acceptable que notre économie nationale repose sur la sueur des migrants et les larmes de millions de citoyens. Mais il est évident que nous aurons à substituer cette source de revenu par d’autres ressources. Nous nous y employons en diversifiant notre économie et en augmentant le volume des emplois et de nos exportations. Nous menons une politique commerciale très agressive. Nous allons développer le secteur minier et nous avons pris toute une série de mesures pour améliorer notre efficacité productive. Il s’agit de politiques qui dévoileront leurs effets sur le long terme mais elles amélioreront sans conteste le développement de notre économie et le bien-être de la population.
Interview réalisée à Quito, le 16 octobre 2008
par Stéphane Boisson
Traduction de Stéphane Boisson et Jean-François Ponsot