Entretien avec Jean-Noël Laurenti, membre de la Rédaction de ReSPUBLICA.
Jean-Noël Laurenti : Dans votre livre La dictature des identités (collection le Débat, Gallimard, 2019), vous avez analysé et dénoncé le phénomène de la politique des identités, de plus en plus prégnant aux USA, et qui commence à se manifester en France, comme l’a montré récemment l’affaire des Suppliantes d’Eschyle(1)Lire à ce sujet la réaction de Sorbonne Université : https://www.sorbonne-universite.fr/newsroom/presse/reaction-lannulation-de-la-piece-de-theatre-les-suppliantes-deschyle et l’ouverture et le préambule de la représentations de la pièce : https://www.demodocos.fr/2019/06/05/ouverture-et-preambule-a-la-representation-des-suppliantes-deschyle-au-grand-amphitheatre-de-la-sorbonne-le-21-mai-2019/, dont une représentation a été empêchée sous l’accusation de « blackface ». Pouvez-vous résumer en quoi consiste ce phénomène ?
Laurent Dubreuil : « Politique d’identité » est la traduction que je préfère pour l’expression identity politics, qui se conceptualise d’abord dans le champ militant américain au cours des années 1970. Comme le signale la juxtaposition des deux termes (identity et politics), il s’agit de refonder une pratique politique sur l’identité particulière. L’argumentation du tract signé en 1977 par le collectif Combahee River, et qui fait circuler le syntagme en question, est assez claire. Au lieu d’attendre que, par exemple, les femmes noires lesbiennes soient émancipées via la libération d’une catégorie générale (comme la classe ouvrière), on ferait mieux de poser d’abord les problèmes spécifiques et concrets que rencontrent des individus en situation d’oppression. Dès ses débuts, la politique d’identité consiste donc à promouvoir le particulier à l’encontre d’un certain universalisme (en l’occurrence celui du marxisme orthodoxe).
Mais, de manière intéressante, les premières formulations de cette identity politics, dans les années 1970 et au début des années 1980, mettent également en garde contre le risque du « fractionnement » ou de l’« isolationnisme » qui serait charrié par un identitarisme trop poussé. Or cette dernière forme d’identité politique prend le pas lors de la montée du « politiquement correct » aux États-Unis (à la fin des années 1980 et au début de la décennie suivante). On se détache plus franchement du contexte révolutionnaire qui était à l’origine du concept et des demandes au nom des « identités » commencent à se faire entendre assez bruyamment dans le débat public, via les campus mais pas uniquement. S’y allient un fonds de puritanisme traditionnel et l’usuelle défiance vis-à-vis de tout pouvoir central que l’on trouve aux États-Unis. En d’autres termes, ce deuxième âge de la politique d’identité, pour n’être plus restreint à des formes de militantisme révolutionnaire, demeure un produit très américain, et peu « exportable ». Une vaste critique, de droite comme de gauche, révèle alors les impasses de cette conception, qui reflue hors de la scène publique, mais se réfugie dans d’autres lieux-clés (comme les forums Internet).
L’âge actuel de notre identity politics entretient des liens symboliques et concrets avec ces époques antérieures, bien que la situation actuelle soit désormais tout autre : la catégorie d’identité a été largement élargie, le « foyer » américain n’est plus qu’une circonstance (ladite politique devenant d’emblée une forme globalisée), l’opposition est affaiblie.
Le premier point de ce que je nomme la politique d’identité 2.0, telle qu’elle est configurée et entretenue par la logique des réseaux sociaux électroniques, consiste dans la définition de chaque identité par une blessure, un « trauma », une oppression, une « victimisation ». Ainsi, l’identité politique devient indissociable d’une plaie forcément inguérissable, sous peine de disparition ou de renoncement à soi. En d’autres termes, l’affirmation identitaire contemporaine, tant qu’elle se maintient, est vouée à perdre sa visée émancipatrice. La perspective d’une libération est alors un simple simulacre et on passe au niveau d’un déterminisme social et (souvent) quasi génétique. La question n’est plus qui je suis ou puis devenir, mais ce que je suis, chaque identité se trouvant définie d’avance par un faisceau d’attributs, d’expériences, de sentiments, de pensées supposés communs à un groupe donné, selon ses porte-paroles autoproclamés.
Un autre aspect crucial consiste dans l’incessante prolifération de nouvelles identités, qui restent à découvrir — ce que symbolise le signe + dans la litanie des initiales de sexualités dites non-normatives : LGTBQIA+. On voit apparaître les « identités » les plus étonnantes : « identité » d’allergique aux arachides, « identité » de blonde, « identité » de premier enfant de la famille à faire des études supérieures (first generation), etc. La tendance est d’une transcription de toute réalité collective et privée en forme d’identité qui règlera d’avance ce que l’on est, fait, pense, dit.
Un troisième trait, absolument essentiel, est que la revendication politique d’identité n’est plus le seul fait d’un militantisme d’extrême-gauche ou de minorités. L’identitarisme devient dictatorial précisément parce qu’il est désormais autant de droite que de gauche, et que son approche s’impose peu à peu comme la seule forme (indiscutable) du débat politique. La soudaine émotion française en faveur de l’identité nationale relève du même mouvement. Idem pour la composante du trumpisme qui repose sur une description de l’identité blanche hétérosexuelle se prétendant la victime d’une confédération des « minorités » à son encontre.
Une dernière spécificité de notre identity politics consiste dans un fort souhait de censure, d’interdiction portée au nom de ce que je nomme les « identités navrées ». Le terrain électronique est le milieu idoine de ces initiatives de mise au silence, avec ses rituels de dénonciations outrées, ses demandes d’annulation ou d’excuses publiques, ses milices numériques appelant à une vengeance symbolique ou réelle, sa rumeur qui enfle (le buzz). De tels modes d’action se transportent à la vitesse de l’information sur le réseau électronique, et les identités reconfigurées, de ce fait, ne sont pas plus américaines que françaises. Le lieu principal de production identitariste reste les États-Unis, mais la logique est maintenant adoptée sur plusieurs continents et se développe avec ses formes locales.
Jean-Noël Laurenti : La politique des identités est une forme extrême de communautarisme, qui doit être mise en relation avec les phénomènes socio-économiques de ces dernières décennies. Quels liens peut-on établir entre elle et le capitalisme ultralibéral financiarisé ? En quoi les géants du web la servent-ils et en profitent-ils ?
Laurent Dubreuil : Pour commencer, je ne dirais pas que la politique d’identité actuelle est une forme extrême du communautarisme. La forme extrême de l’identitarisme en viendra à dissoudre les communautés elles-mêmes, qui finiront par être suspectes d’une coupable hétérogénéité. Dans les safe spaces — ces lieux sûrs et protégés pour que les membres de telle ou telle identité se retrouvent en pleine confiance —, certains propos sont bannis a priori selon des règles « évidentes » de non-agression. Dans un pareil lieu, certains individus, pourtant parties prenantes de telle identité, pourront soudain être considérés comme les pires ennemis. Pour prendre un exemple dont je ne parle pas dans mon livre, certaines militantes lesbiennes « radicales » sont actuellement dénoncées comme des transphobes par d’autres activistes LGBT. Le fractionnement identitaire ne renforce les communautés organisées que dans un premier temps. L’étape suivante sera une atomisation de sujets réifiés d’avance par les caractères officiels des identités standardisés dont ils doivent participer.
Tout cela est évidemment en rapport avec l’enrégimentement de la vie que produit actuellement le capitalisme mondialisé, communicationnel et technologique. Les réseaux sociaux somment chacun de s’identifier en permanence et d’agir comme il faut et selon. Vu le type d’algorithmes utilisés par les entreprises commerciales de la Toile, l’intérêt est de vous reprogrammer de manière assez simple, afin de vous fournir ensuite les produits dont votre identité a besoin. La politique d’identité des années 1970-90 n’avait guère recours au Web, mais la forme nouvelle est particulièrement adaptée au système de quadrillage de la parole et des comportements publics que promeut Facebook par exemple. À cela s’ajoute le choix, sur Internet, du soliloque ou du monologue comme modes privilégiés d’intervention, ainsi que la logique de meute que constituent les listes de followers, soit (littéralement) l’ensemble des suiveurs. Enfin, il est maintenant de notoriété publique que la gestion des alertes d’informations, des notifications, des updates a été sciemment mise en place pour manipuler les mécanismes psychiques du « cerveau de la récompense », décrits par la psychologie expérimentale, en particulier dans le cas de l’addiction. J’ajoute que les études disponibles sur l’effet psychique d’une immersion quotidienne (plus de trois heures par jour) dans les réseaux sociaux établissent que la dépression et l’agressivité tendent à s’y renforcer. Cela, je pense, n’est pas directement recherché par les géants du web, mais ce mal-être généralisé ne peut qu’entretenir le cercle vicieux des identités fondées sur la blessure.
Jean-Noël Laurenti : Pensez-vous que l’Union Européenne, par l’affaiblissement des États-nations, soit un terrain favorable, voire complice, à la montée de la politique des identités ?
Laurent Dubreuil : À un niveau mondial, on peut sans doute interpréter l’essor des identités comme une tentative de réorganisation politique à grande échelle. Nous vivons de plus en plus sur deux plans : l’un est électronique, interconnecté, mondialisé ; l’autre est le cadre d’exercice du pouvoir local (nation, confédération, union, …). La percolation du niveau mondialisé vers le niveau localisé est un effet qui va prendre de plus en plus d’importance. Dans ce contexte, on peut imaginer un retour des États-nations, mais ressaisis depuis une logique identitaire, ce qui n’augure de rien de bon. Le soutènement théorique et pratique de l’Union européenne dans sa forme actuelle est éminemment compatible avec une identitarisation généralisée, moyennant quelques éléments de couleur locale pour maintenir le pittoresque. Il ne faut jamais oublier que la réalité de la politique d’identité contemporaine est d’accroître le contrôle absolu sur tous les aspects de la vie ; ce dessein n’est pas étranger à la structure bureaucratique, et donc anti-démocratique, de l’Union.
Jean-Noël Laurenti : Il est de bon ton de dire que l’humanité vit une époque complètement nouvelle, par rapport à laquelle les outils d’analyse que l’on connaissait jusqu’ici (le marxisme, par exemple) sont dépassés. Peut-on dire effectivement que l’idéologie de la politique des identités représente un courant radicalement nouveau ?
Laurent Dubreuil : D’un certain côté, comme je le dis dans La dictature des identités, et en lien avec l’argumentation que je donnais déjà dans Le refus de la politique, ce que nous connaissons aujourd’hui n’est jamais que la mise à jour du pire de la politique, qui ne date pas d’hier : identification des amis et des ennemis, réifications des individus et des groupes en fonction de mobiles partisans, régence extrême sur les corps et les âmes, distribution arbitraire des prébendes et des droits, etc. Les nouveautés de la politique d’identité du vingt-et-unième siècle ne sont donc que relatives et point absolues. Mais la massification de la politique identitaire, sa capacité à également affecter des positions réputées fort différentes sur l’axe droite-gauche, son extraordinaire pénétration dans les esprits interconnectés sont des phénomènes d’une ampleur et d’une urgence assez inédites.
Jean-Noël Laurenti : Pour ReSPUBLICA, le combat laïque est étroitement lié avec le combat social. Quels rapports établiriez-vous entre l’émergence de la politique des identités et les mises en cause de la laïcité ?
Laurent Dubreuil : On touche ici aux déclinaisons locales (et plutôt françaises) de la politique d’identité. La discrimination envers des populations issues d’Afrique du Nord, la méfiance vis-à-vis d’une pratique « voyante » de l’Islam sont indéniables en France. Mais du moment où musulman devient une identité navrée au sens contemporain (ce que porte, dans la pratique, la défense ordinaire contre « l’islamophobie »), on crée une catégorie opérante qui, comme toute autre identité proclamée, empêchera en fait le combat social pour l’égalité, au profit d’un maintien paradoxal de la stigmatisation qui sera à « compenser » par l’obtention de passe-droits ou de faveurs particulières. Le contexte mondial de l’islamisme s’y articulera volontiers. Dans le même temps, on assistera à la revendication des « racines chrétiennes » de l’Europe (comme si l’Europe n’existait pas avant le baptême de Clovis), et ainsi de suite.
L’identitarisme, donc, n’est pas forcément religieux, même s’il offre l’occasion stratégique de transformer une foi (forcément personnelle) et une institution cultuelle (par définition collective) en expressions d’une identité religieuse circonscrite. Cela dit, l’éloge prophylactique d’une identité « bâtarde », « judéo-grecque » contre l’identité islamiste, ainsi que le propose Philippe Val dans Cachez cette identité que je ne saurais voir, me paraît également malvenue. Ou, de façon similaire, opposer à l’identité musulmane une « identité française » qui serait fondée sur la laïcité, c’est faire une erreur assez grossière, et entrer dans un jeu dangereux, puisque, je le répète, les identités ne sont pas discutables. Les programmes politiques le sont, en revanche. J’aimerais, de ce point de vue, que la laïcité en France ne soit ni un trait identitaire, ni une relique du passé, ni une loi dont on annone la date fatidique (1905 ! 1905 !) comme on répéterait l’année de naissance de Jésus ou celle de l’Hégire, mais un projet, toujours vivant, inachevé.
Jean-Noël Laurenti : Quels sont les comportements des intellectuels vis-à-vis de la politique des identités ? La mise en question de l’universalisme, accusé d’avoir été la justification idéologique du colonialisme, n’aboutit-elle pas à un relativisme généralisé qui lui-même permet de justifier le communautarisme ?
Laurent Dubreuil : L’universalisme a souvent été un particularisme grandiloquent : l’universalisme qui « oublie » les femmes dans l’édiction de ses droits, l’universalisme qui maintient l’esclavage ou propose la ségrégation, etc. Dans l’empire colonial français, l’universalisme officiel s’est accommodé d’une myriade d’exceptions, rejetant la quasi-totalité de ses « indigènes » hors de la citoyenneté. Même après 1962, « l’universalisme à la française » (ce qui, déjà, est une bien curieuse expression) a créé des « emplois réservés » pour les Harkis et leurs descendants, a longtemps traité différemment les habitants des DOM-TOM en favorisant leur installation en métropole pour des emplois médiocres. Les exemples sont nombreux, qui montrent que la légende d’un universalisme sans faille est non seulement inexacte mais qu’elle a aussi permis des traitements différenciés. On peut donc mener une critique justifiée de l’universalisme sous deux angles : d’une part, la doctrine n’a presque jamais été à la hauteur de ses proclamations ; d’autre part, son instrumentalisation de l’universel arrive tôt ou tard à une éradication des expériences non-conformes. Je souscris à cette critique.
Toutefois, l’équation : république = universalisme = colonialisme = racisme qui est implicite dans l’indigénisme actuel est fausse, scandaleuse. Le colonialisme et le racisme s’accordent à merveille avec bien des régimes. La République française, entre la fin du dix-neuvième siècle et la Seconde guerre mondiale, abandonne largement la doctrine d’assimilation (universaliste) pour ses colonies et favorise ce que Lyautey nomme le « développement séparé ». Les indigénistes reprennent le mythe universaliste, ignorant ses accrocs et ses contradictions, tel qu’il leur a été livré par les hérauts de la République. Est-ce si étonnant ? Après tout, l’identitarisme, comme l’universalisme, a la fâcheuse tendance d’extrapoler à partir d’un cas particulier. Du moins l’universalisme peut-il être élargi par la revendication extrême de sa logique apparente — alors que l’exacerbation du particularisme n’aboutit qu’à une rigide ostension du spécifique.
Pour moi, donc, la critique de l’universalisme doit s’appliquer intégralement à la critique de l’identitarisme. Par ailleurs, nous ne devons pas renoncer à « dire du mal » de la République colonialiste, sous prétexte que l’argument pourrait ensuite être recyclé par « le camp adverse ». Obtempérer à ces incitations partisanes ne permettrait aucun dialogue intellectuel, aucune proposition de pensée. Enfin, qu’il soit clair que le régime présent et futur des identités autoritaires n’est pas relativiste car il insiste en permanence sur le départ des bons et des mauvais, des victimes et des coupables, des orateurs autorisés et des méchants à censurer.
Notes de bas de page
↑1 | Lire à ce sujet la réaction de Sorbonne Université : https://www.sorbonne-universite.fr/newsroom/presse/reaction-lannulation-de-la-piece-de-theatre-les-suppliantes-deschyle et l’ouverture et le préambule de la représentations de la pièce : https://www.demodocos.fr/2019/06/05/ouverture-et-preambule-a-la-representation-des-suppliantes-deschyle-au-grand-amphitheatre-de-la-sorbonne-le-21-mai-2019/ |
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