Site icon ReSPUBLICA

Olivier Le Cour Grandmaison : « Des poursuites pour crimes contre l’humanité sont légitimes »

Olivier Le Cour Grandmaison (1) Historien, enseignant et chercheur en sciences politiques. Dernier ouvrage paru : la République impériale. Politique et racisme d’État, Fayard, 2009. Il a aussi publié Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial (Paris, Fayard, 2005) ;  » Sur la réhabilitation du passé colonial de la France » (in La fracture coloniale, ouvrage collectif La Découverte, 2005) ; Les citoyennetés en Révolution (1789 -1794), (PUF, 1992) ; Les Étrangers dans la cité. Expériences européennes (La Découverte, 1993) ; Le 17 octobre 1961 : un crime d’Etat à Paris (collectif, éditions La Dispute, 2001). Haine(s). Philosophie et politique (PUF, 2002). enseigne les sciences politiques et la philosophie à l’université d’Evry-Val-d’Essonne et au Collège internationnal de philosophie.

Que pensez-vous de l’initiative de parlementaires algériens de criminaliser le colonialisme français ? Vous surprend-elle ?

Cette initiative semble obéir, d’abord et avant tout, à des considérations de politique intérieure auxquelles s’ajoute, c’est essentiel de le rappeler, un lourd contentieux avec la France en raison du vote, il y a 5 ans maintenant, de la loi du 23 février 2005 qui sanctionne une interprétation positive du passé colonial français. Le tableau ne serait pas complet si on omet un discours important prononcé le 7 février 2007 à Toulon par Nicolas Sarkozy, lors de la campagne des présidentielles. Rédigé par l’inévitable Henri Guaino (conseiller du président Sarkozy, ndlr) – qui s’est aussi illustré en écrivant le tristement célèbre discours de Dakar prononcé au mois de juillet de la même année par le chef de l’Etat – ce premier discours se caractérise par la réhabilitation de tous les poncifs les plus éculés relatifs aux bienfaits de la colonisation française réputée synonyme de civilisation.
Eu égard à la personnalité de l’orateur et à ses responsabilité s présentes, de telles déclarations sont sans précédent depuis la fin de la guerre d’Algérie. Jamais le représentant de la principale formation politique de la droite parlementaire n’avait entrepris de restaurer ce passé en de semblables termes. En persévérant dans cette voie, motivée par des considérations électoralistes évidentes – « aller chercher les électeurs du Front national un par un », comme N. Sarkozy l’a déclaré – le président de la République et ceux qui le soutiennent ont contribué à l’avènement de la situation qu’ils dénoncent maintenant. En cette matière, la duplicité le dispute à l’aveuglement, mais peut-être est-ce l’inverse.

Serait-ce une réponse tardive, comme d’aucuns le disent, à l’article 4 de la loi du 23 février 2005 (déclassé un an après) ?

Contrairement à ce que l’on peut lire ici et là dans certains journaux français, la loi du 23 février 2005 n’est pas abrogée. Seul son article 4 a été retiré suite aux protestations d’universitaires et d’historiens français notamment. Demeurent tout le reste, notamment l’article 1er qui fait référence à « l’œuvre accomplie par la France » dans les colonies. Pour les amateurs d’exception française, en voilà une remarquable mais sinistre puisque ce pays est le seul pays démocratique et la seule ancienne puissance coloniale européenne à avoir agi de la sorte. Sur le fond, indépendamment des motivations partisanes des députés algériens, engager des poursuites contre des Français qui ont commis des crimes contre l’humanité pendant la guerre d’Algérie me semble parfaitement légitime. D’autant plus que, comme maître Nicole Dreyfus n’a cessé de le rappeler et de le plaider, ces crimes, par leur nature même et en raison de leur exceptionnelle gravité, sont imprescriptibles, ce pourquoi ils ne devraient pas être concernés par les lois d’amnistie.
Le projet de loi des députés algériens n’est pas encore connu, l’APN ne s’est pas encore saisie de ce projet que l’on assiste à une levée de boucliers en France. Comment l’expliquez-vous ?
A quelques semaines des élections régionales, cette initiative est, au fond, une aubaine pour les responsables politiques de la majorité. Cela leur permet d’apparaître, auprès de l’électorat le plus radicalisé sur ces questions, comme les vaillants défenseurs de l’honneur de la France pour mieux concurrencer le Front national. Voilà qui peut utilement faire oublier le récent fiasco du pseudo-débat sur l’identité nationale. Sans doute est-ce pour cela qu’Eric Besson a très vite réagi pour tenter de reconstituer ainsi son capital politique fortement entamé par cette initiative désapprouvée par une majorité de Français et contestée dans son propre camp.

Pour le secrétaire d’Etat à la Défense et aux Anciens combattants, Hubert Falco, c’est une initiative « particulièrement inquiétante », « incompréhensible » et « outrancière »…

Ce qui est outrancier, indigne, historiquement faux et politiquement irresponsable, c’est le fait de réhabiliter le passé colonial de la France, en Algérie notamment. Là est la violence première et symbolique infligée aux victimes du conflit algérien et à leurs descendants français et algériens. C’est ajouter aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité, commis par l’armée française avec l’aval des responsables politiques de l’époque, le mépris de toutes celles et de tous ceux qui ont été torturés, massacrés et portés disparus. L’indignation de monsieur Hubert Falco est donc sordidement partielle, partiale et partisane.

Selon l’historien Benjamin Stora (Libération du jeudi 11 février 2010) « les contentieux mémoriels se sont développés et aggravés ». Est-ce aussi votre avis ?

Ils se sont effectivement aggravés en raison de la loi du 23 février 2005, des déclarations scandaleuses de Nicolas Sarkozy et de ceux qui le soutiennent. De ce point de vue, tous sont à la fois responsables et coupables de cette situation.

Le 25 septembre 2009, le secrétaire d’Etat à la Défense et aux Anciens combattants, Hubert Falco, avait confirmé la création d’une fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie. Cette fondation avait été annoncée par François Fillon le 25 septembre 2007. De nombreux historiens ont manifesté leur opposition, estimant qu’« une fondation pour la mémoire » n’est pas « une fondation pour l’histoire ». Est-ce la bonne démarche pour construire « une histoire partagée », « fondement indispensable d’une relation apaisée entre les descendants de familles héritières de mémoires contradictoires » comme l’ont écrit des historiens (un texte publié par le Monde du 5 octobre 2007) ?

Cette fondation s’inscrit dans le droit fil de la loi scélérate du 23 février 2005 dont elle est le prolongement institutionnel. A ce titre, elle ne fait que confirmer l’offensive actuelle de la majorité et son désir de soumettre, sous prétexte de mémoire, l’histoire de la guerre d’Algérie à des impératifs de politique intérieure. C’est pourquoi tous ceux qui sont attachés à l’indépendance indispensable de la recherche doivent refuser d’être associés, sous quelque forme que ce soit, à cette initiative.

(*)

Par N. B.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Historien, enseignant et chercheur en sciences politiques. Dernier ouvrage paru : la République impériale. Politique et racisme d’État, Fayard, 2009. Il a aussi publié Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial (Paris, Fayard, 2005) ;  » Sur la réhabilitation du passé colonial de la France » (in La fracture coloniale, ouvrage collectif La Découverte, 2005) ; Les citoyennetés en Révolution (1789 -1794), (PUF, 1992) ; Les Étrangers dans la cité. Expériences européennes (La Découverte, 1993) ; Le 17 octobre 1961 : un crime d’Etat à Paris (collectif, éditions La Dispute, 2001). Haine(s). Philosophie et politique (PUF, 2002).
Quitter la version mobile