Cher Evariste,
J’ai cru voir que vous mentionnez de temps à autres la « société du spectacle », ce qui est banal : on ne mettra bientôt plus de guillemets. Mais je m’interroge sur ce que Guy Debord peut avoir, en 2013, à dire à une gauche républicaine française, d’autant que l’exposition en cours à la Bibliothèque François-Mitterand a remis le personnage au devant de la scène.
Bien sûr, on a droit à toute la gamme des commentaires : « Debord n’est pas un théoricien », « Il n’a jamais voulu se rallier à un courant ni en fonder un », « Il rirait bien d’être récupéré »… ce qui permet de mettre un individu hors-norme à distance, tout en affirmant « l’apport le plus essentiel de l’IS [Internationale situationniste] aux combats politiques des années 1960 et 1970 aura été de réconcilier Marx et Bakounine », ou encore, sur un autre terrain, de « revenir au dadaïsme pour tenter de dépasser l’art par le détournement ».
La première chose qui surprend dans cette affaire de « spectacle au deuxième degré », c’est que la dimension réelle de l’Internationale situationniste effective dans plusieurs pays dans les années 60-70 (et très bien illustrée à la BNF) s’est prolongée au cours des décennies suivantes par les traductions de ces textes dans de très nombreuses langues.
Guy Debord patrimoine national ? Oui ! Il y a dix ans déjà (2003) le ministère des Affaires étrangères publiait un excellent dossier (sous la responsabilité de Vincent Kaufmann, via l’Association pour le développement de la pensée française, ADLPF). Après tout, la France a récupéré quelques devises grâce à des penseurs à la mode bien moins lisibles !
Car Guy Debord est un écrivain admirable de style et de raisonnement classiques (ce qui n’est pas le cas de la plupart des textes auxquels il est associé… ; l’exposition montre les directions dans lesquelles s’est déployée son érudition) et il n’est pas étonnant que des enseignants utilisent cet auteur.
On retient du situationnisme des éléments caricaturaux ou partiels (le fameux manifeste de 1966 sur « La misère en milieu étudiant » qui est en réalité une critique de la misère globale, y compris intellectuelle, des étudiants et de leur insignifiance en temps que catégorie dans le champ social… le « jouir sans entraves » dont on sait le succès ambigu à partir de mars 68…)
Comme d’autres penseurs majeurs qui n’ont pas pu ou voulu être des magisters (Nietzsche…), Debord a probablement été inhibé dans le passage à l’action par une profonde mélancolie (thèmes de « l’âge d’or », du « deuil de la vie »). Il est à cet égard un auteur destiné au dialogue intime.
Mais, face à une notoriété paradoxale et rebelle, la lecture des principaux textes de Debord (La société du spectacle et Commentaires sur la société du spectacle, auxquels pour peu cher on peut adjoindre Rapport sur la construction des situations… Ed. Mille et Une Nuits) est une invitation à prolonger des réflexions devenues par trop évidentes mais dont les conclusions ne sont pas encore tirées. J’espère que des non-soixantenaires y trouveront matière à alimenter leurs luttes…
Un seul exemple à propos du terrorisme (Commentaires… p. 33) : « Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut en effet être jugée plutôt sur ses ennemis que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’Etat : elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique. » Suit une démonstration à partir des actions violentes en Italie à l’époque (1988) et de la politique des « repentis ».
Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec les événements qui traversent l’Occident depuis 2001…
Bien à vous
Lucie GIL