Cet ouvrage analyse la situation des jeunes du Grand Est de la France en déclin démographique (perte d’habitants) et économique (emplois de plus en plus rares), également frappé par la fermeture de services et d’équipements. L’objet de l’ouvrage est à lui seul singulier à un double titre. D’une part, au lieu de parler de ceux qui ont quitté ces territoires en déclin, il s’intéresse à ceux qui sont restés. D’autre part, à l’opposé d’approches surplombantes, condescendantes et simplistes, l’auteur s’appuie sur une longue enquête auprès d’environ 200 jeunes adultes rencontrés entre 2010 et 2018. Ce travail immersif permet à l’auteur de se placer du point de vue de ces jeunes-là pour rendre compte de leur mode de vie et de leur vision du monde.
Attachement au territoire
Une autre surprise attend le lecteur. Benoît Coquard nous apprend en effet que « ceux qui sont restés » tiennent à y « faire leur vie ». Ils font même de leur persévérance une forme de fierté, alors qu’ils vivent éloignés des centres de pouvoir et qu’ils sont atteints par une très rude concurrence du marché du travail. Ils ne se vivent pas par rapport au référent urbain. Ils réinventent plutôt des formes d’entraide et de convivialité nouvelles. Leurs préoccupations tendent à leur enracinement : trouver un travail durable, s’installer dans une vie familiale durable également. On comprend donc que les analyses et les propositions qui tendent à se placer d’un point de vue urbain soient inappropriées et inopérantes.
L’implantation ambivalente du RN
Les territoires étudiés par Benoît Coquard sont traditionnellement conservateurs. Ils sont aujourd’hui très largement acquis au RN. L’ouvrage nous aide à mieux saisir le phénomène en fournissant des éléments de réflexion que la gauche serait inspirée de prendre en compte. Sans contredire les récentes analyses de Vincent Tiberj(1)La droitisation de la France. Mythes et réalité, PUF, 2024. qui montrent une France socialement et idéologiquement plus à gauche que son expression politique, Benoît Coquard nous fournit un éclairage lucide mais non désespéré de l’état des choses dans la région qu’il étudie. Ses descriptions comme ses analyses révèlent en effet un enracinement durable du RN, qui tient précisément à ces nouveaux modes « d’interconnaissance et de camaraderie » parmi les jeunes à qui il donne des pseudonymes. Il aide à saisir leur style de vie et leurs mentalités, dans leurs contradictions. S’il montre, par exemple, que le racisme est beaucoup plus marginal qu’on l’imagine, il explique également que le RN dispose d’un réservoir de voix considérable parmi les abstentionnistes. On peut penser que le premier phénomène explique le deuxième, et que cela laisse des espaces pour envisager, à moyen terme, la possibilité de stopper l’inexorable montée du RN dans ces territoires.
Travail et pouvoir d’achat, solidarité restreinte teintée d’individualisme
On pointera deux autres exemples : le travail et l’enjeu du salaire. À première vue, tout rapproche de la gauche ces jeunes ruraux restés vivre dans leur territoire de naissance. Ils valorisent le travail et entendent nouer des liens d’entraide et de camaraderie entre travailleurs. Mais, en réalité, leur façon de considérer la solidarité entre travailleurs les oppose au syndicalisme et à la gauche. Ce sont des systèmes de solidarité et de loyauté entre « bandes de copains » qui dominent. Lorsque deux « potes » demandent à leur employeur une augmentation de salaire, ils ne vont pas le trouver ensemble. Pour ne pas paraître « syndical », ils s’entendent à demander chacun de leur côté et pas au même moment à être augmentés. Ils ignorent de toute façon les autres salariés. On est ainsi embarqué dans un système de solidarité sélective et affinitaire qui conduit à penser « déjà à nous » (à la bande de copains). Pour faire pression sur son employeur en vue d’une augmentation de salaire, on lui fait comprendre qu’on peut partir avec un carnet d’adresses qu’on mobilisera dans le cadre de combines liées au travail au noir et en coopération avec un copain autoentrepreneur.
Fraternité universelle en berne
À ce phénomène, se trouve associée l’absence d’une vision solidaire de la société globale vers plus d’égalité et de justice. Il n’est jamais question, comme dans la tradition syndicale française et dans le socialisme issu de Jaurès d’associer la « besogne » de défense immédiate des revendications collectives des travailleurs à une autre, émancipatrice, celle-ci, de toute la société. De là s’explique le paradoxe suivant. Par un côté, on est face à un vote RN durablement enraciné car « La France et les Français d’abord » du RN qui capte politiquement sans difficulté le « D’abord, nous » de la bande de copains. Mais, par un autre côté, ces jeunes ruraux sont sans illusion sur ce que réalisera le RN aux manettes de l’État. Politiquement plutôt désabusés, ils estiment seulement ne pas avoir de raisons de voter à gauche et que, s’ils en trouvent, ils ne l’avoueront pas publiquement, car ils tiennent à leur réputation.
À gauche, comment réussir à bouger les lignes ?
Peut-on, dans ces conditions, escompter, dans un temps bref, faire bouger les lignes politiques ? Benoît Coquard ne prétend pas fournir clés en main une quelconque recette magique. Le sociologue quarantenaire place la gauche face à elle-même. À elle de débattre et de réfléchir sans crainte. C’est pourquoi une fois ce livre refermé, j’ai trois conseils : lisez-le, lisez-le et lisez-le.
Notes de bas de page
↑1 | La droitisation de la France. Mythes et réalité, PUF, 2024. |
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