La commémoration de la Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation dans les camps nazis a été l’occasion pour la Mairie de gauche du 12e arrondissement de Paris d’inviter Anny Dayan Rosenman, maître de conférence en littérature à l’université de Paris VII, Denis-Diderot, à donner, le mardi 28 avril 2009, une conférence intitulée « les Alphabets de la Shoah : survivre, témoigner, écrire. » Cet intitulé est également celui de l’ouvrage que la conférencière a publié, en 2007.
L’intéressée précisa d’emblée que ses propos s’appuieront exclusivement sur les textes des rescapés de la Shoah, qui est l’extermination programmée des Juifs d’Europe. Ils s’agit des textes de Primo Levi, d’Imre Kertész, Jean Améry, d’Élie Wiesel, de Jorge Semprun d’Anna Langfus, d’Ana Novac, du film Shoah de Claude Lanzman…
Certes, les intéressés témoignent pour eux-mêmes, mais aussi pour ceux que Primo Levi appelle les « naufragés », c’est-à-dire ceux qui ont péri, et pour ceux qui ont survécu, mais qui n’ont pas la possibilité de relater par l’écrit leurs terribles expériences. C’est cette dimension, explique-t-elle, qui fait de ces témoignages des « paroles inoubliables », que ce soit du génocide des Arméniens, du génocide des Tutsis au Rwanda, du génocide des Juifs en Europe.,
Ces textes sont aussi une « dure leçon d’inhumanité », ainsi qu’une preuve de la résistance de l’humain à l’inhumain. Paradoxalement, selon Anny Dayan Rosenman, ils sont peu ou pas lus, peut-être, de crainte de la part des lecteurs potentiels d’ « être atteints dans leurs certitudes ou leurs illusions. »
Primo Levi, Ida Fink, Henri Borlin, Élie Wiesel et bien d’autres survivants avaient fait part, sous forme de récits ou de fiction, du refus de certaines sociétés d’écouter ceux qui revenaient des camps de concentration ou des camps d’extermination, raconter leurs souffrances, y compris par leurs propres familles et amis.
D’ailleurs, dès 1946, 1947, 1948, il se trouvait déjà en France des gens pour déplorer, « Encore, un récit de la Shoah ! », la publication d’ouvrages de témoignages par des résistants et des Juifs revenus des camps.
La conférencière aborde également d’autres aspects méconnus ou sous-estimés relatifs au témoignage : ce qu’il en coûte de souffrances et de courage pour le témoin de raconter. Il s’agit d’abord de l’ « impuissance de la langue » à décrire une réalité aussi terrifiante, comme l’écrivent Primo Levi, Élie Wiesel… ; ensuite du sentiment d’un « abandon monstrueux » chez le survivant d’un génocide ; ou encore, ce que signifie pour celui-ci survivre à l’« anéantissement programmé des siens, au fait d’avoir été mis hors humanité, d’avoir été mis hors de la communauté des vivants. »
Survivre, c’est se sentir séparé par une sorte de « frontière invisible » de ceux qui ne voulaient pas voir, ni entendre, dans cette France sous les bottes des nazis et des traîtres de Vichy : ; mais c’est aussi, parfois, se sentir séparé de ses propres frères, de ses propres sœurs et de ses propres parents, tant ils savent ce que « l’Homme peut faire à l’Homme ».
Survivre, c’est aussi le fait d’être quelquefois rongé par un terrible sentiment de « culpabilité ». La perversité de la machine d’extermination fut telle qu’elle est parvenue à susciter l’idée, chez certains d’entre eux, que s’ils sont encore en vie, c’est parce que d’autres ont perdu la leur, à leur place.
Pour les rescapés de la destruction, témoigner est un devoir : celui d’exécuter le testament de ceux qui sont morts parmi leurs proches et compagnons d’infortune. C’est également un devoir envers ceux qui n’ont pas subi directement cette tragédie, et à qui il faut imposer la vérité sur ce qui s’est passé.
Anny Dayan Rosenman pense, cependant, que nous sommes passés du « témoignage-accusation » – à l’instar des procès des criminels de guerre nazis à Nuremberg ou d’Eichmann à Jérusalem – au « témoignage-transmission », comme le font des survivants des camps de concentration et des camps d’extermination dans les établissements scolaires.
Elle confie à cette occasion combien elle est impressionnée par la grande rigueur morale des intéressés qu’elle invite, elle aussi, dans le séminaire sur l’écriture de la Shoah qu’elle dirige à l’université, une rigueur dans leur respect de la vérité historique, et par leurs scrupules à ne pas blesser leurs jeunes auditeurs.
Elle ajoute que la caractéristique de tous les génocides n’est-il pas intimement liée à l’identité, puisque l’intention des bourreaux est de tuer les membres d’une communauté jusqu’au dernier. C’est pourquoi, pour des générations entières de Juifs, par exemple, qui n’avaient plus de tantes, d’oncles, de grands-parents parce qu’assassinés dans les conditions effroyables que l’on sait, ces témoignages constituent une sorte de pont avec les générations précédentes.
Ce lien identitaire est ressenti chez beaucoup de Juifs, même irréligieux, comme une ultime victoire sur Hitler.
Primo Levi ou Robert Antelme relatent comment des détenus des camps, qui n’étaient pas religieux, s’associaient à la prière juive. C’est parce que la prière, qui est également une forme de culture, fut, à ce moment-là, l’expression d’une profonde communion entre les victimes pour résister à la « loi du camp qui était de dresser chacun contre chacun ».