En collaboration avec l’association 0 de Conduite
Homme engagé et d’engagement, observateur et acteur du monde du travail depuis de nombreuses années, travailleur de l’ombre dans les prisons, artiste taraudé par le temps et le rapport au temps, Nicolas Frize, compositeur et anthropologue sonore, comme il aime à se reconnaître, a amarré ses Musiques de la Boulangère, du nom de son laboratoire musical, à l’Usine PSA Peugeot Citroën de Saint-Ouen, devenue son quartier général pendant les deux ans de sa résidence.
Il n’en est pas à son coup d’essai dans la fréquentation des grandes entreprises. Après Renault en 98, dans un tout autre contexte, la Manufacture de Sèvres et une approche de l’hôpital, entre autre, il investit les quarante mille mètres carrés de cette usine aux charpentes de fer et aux plafonds hauts comme les voûtes d’une cathédrale, bâtie en 1847 et rachetée par M. Peugeot, en 1924.
Un anthropologue sonore
Grâce à la complicité du directeur, François Cridlig et de son équipe, Nicolas Frize rencontre bon nombre d’ouvriers, observe leur travail – ils sont ici six-cents, divisés en quatre équipes car l’usine ne s’arrête pas – et fait des entretiens avec quatre-vingts d’entre eux, d’où le titre du concert, Intimité. La personne, sa sensibilité, son intelligence, ce qu’elle fait et ce qu’elle met en jeu dans son travail, forment la trame des paroles collectées et servent le texte qu’il écrit et qui se déploie ensuite musicalement.
Ce projet fou s’inscrit dans le cadre du dialogue engagé par le compositeur avec Plaine-Commune et la Mairie de Saint-Ouen, et cherche à rapprocher l’usine de la ville en parlant non pas de production, mais des hommes et des femmes qui y travaillent, issus de trente communautés venant du Maghreb, d’Asie, d’Europe de l’Est et des Afrique(s). Il est une rencontre entre le monde musical, le monde du travail et la ville, un projet participatif basé sur les rythmiques transnationales, et porte en lui quelque chose de festif.
Des mots énoncés naît un propos musical que Nicolas Frize nourrit, dans sa rencontre avec d’autres artistes, notamment avec l’équipe de tournage qui prépare un film documentaire, et avec le photographe Nabil Boutros qui a suivi pas à pas les étapes du travail et qui expose sa vision de l’usine, depuis l’automne dernier et jusqu’au 16 février à l’Espace 1789 de Saint-Ouen. (cf. Théâtre du Blog du 8 octobre).
Le concert se déroule dans trois lieux différents : l’église, l’école et l’usine, sans rapport sémantique entre eux. Toutes les pièces fabriquées à l’usine font partie, à l’état brut, des instruments, le traitement de la tôle passant par la découpe, la forme, puis l’objet fini ; elles sont suspendues comme des xylophones, ou à même le sol comme des sculptures, ou encore posées sur des tables, et prennent vie avec les percussionnistes.
L’instrumentarium de Nicolas Frize n’est conçu qu’avec des pièces de voiture – mille environ – fabriquées dans l’usine et choisies parmi celles qui tintentle mieux, et ses partitions singulières se font l’écho de la transformation des bruits de l’usine en sons, graves, médium et aigus : sonnerie de la reprise après la pause, grondements métalliques, balancements d’un capot qui se lève et se rabaisse, ou encore bruit de la presse -.
Premier mouvement : A travers
Le concert est conçu en trois mouvements et avec déambulation, un groupe de spectateurs partant de l’église du Rosaire et un autre de l’Ecole primaire Emile Zola. A l’église, le mouvement présenté s’intitule, A travers, pièce pour sept percussionnistes, flûte et contrebasse. Dans la nef, un carré délimité par des tables chargées des pièces détachées et leurs percussionnistes qui, après avoir vérifié instruments et jeux de baguettes, sont concentrés sur leur partition avec une extraordinaire qualité d’écoute des uns envers les autres. Le public s’installe à l’intérieur du périmètre, deux groupes se faisant face. Quand les premiers sons débutent tels des carillons ou des cloches venant de lointains alpages, soutenus par la contrebasse en son continu, ou appelés par la flûte, ils dialoguent et se répondent avec des sons cristallins, restant aux aguets, et déclinent différents octaves en rythmes, cadences, variations et soupirs. C’est grave et ludique à la fois.
Second mouvement : Au-dessus
A l’école primaire Emile Zola, le second mouvement, Au-dessus, met en dialogue un octuor vocal, trompette, trombone et tuba qui ont pris place sur un podium, de chaque côté du préau où le public est invité à se tenir debout, au centre. D’un côté, les huit choristes du groupe Sequenza 9.3 dans des polyphonies intenses et douces, de l’autre, la chef de chœur qui les guide, Catherine Simonpietri. A ses côtés, un hélicon, une trompette et un trombone retiennent leur souffle.
Troisième mouvement : Il y a un chemin
C’est à l’usine PSA Peugeot Citroën où huit cent mille pièces sont fabriquées chaque jour, qu’est programmé le troisième temps de la rencontre. Les deux demi-groupes de spectateurs partis l’un de l’école, l’autre de l’église, et qui se sont croisés en traversant le cœur de ville, passant d’un lieu à l’autre, s’y rassemblent. Nicolas Frize a aménagé un immense espace sur fonds de containers jaunes et rouges, dans la zone de stockage-flux de production, dite ZOF, pour un dernier mouvement, de grande intensité.
Il y a un chemin est une partition pour flûte, trompette, trombone, tuba, percussions, luth, contrebasse, octuor vocal, voix singulières, grand chœur, objets sonores et sons enregistrés. Professionnels et amateurs l’interprètent avec ardeur, et les salariés de l’usine, récitants de quelques soirs, portant, non plus leur bleu de travail mais une chemise ou un sweat blanc, se frayent un chemin dans la scénographie-labyrinthe, pour atteindre les micros. Face à eux et dos au public, Catherine Simonpietri, chef de chœur et Nicolas Frize, patient artisan de ces moments d’émotion, déploient leurs énergies pour guider les nombreux intervenants de ce haut plateau.
La parole des travailleurs devenue texte, et qu’ils portent eux-mêmes devant tous, collègues, familles et spectateurs, est un chant choral. « Nous avons partagé… la vie… je n’ai pas les mots, non… » disent en canon Mohamed Baoufi et Abdelaziz Blilik ; « S’asseoir, pas s’asseoir… tenir la rampe… combien de temps ? » enchainent Eric Soumpholphakdy et Malu Kabanangi ; « Je sais d’où je viens et je sens où je vais…» murmure Nathalie Santos ; « Bonjour ! On s’est déjà vus ! » lance Paul Kouakou, et d’autres lui répondent. Il n’y a plus, à cet instant, de cariste, d’opérateur, de maintenancier, de conducteur d’installation, de metteur en caisse, d’opérateurs de qualité, plus d’outilleur ni de sertisseur, il y a un élan où chaque homme et chaque femme donne le meilleur de soi, par sa voix projetée, récitée ou chantée.
Une œuvre commune
Pour cette création musicale collective devenue œuvre commune, l’usine a partiellement stoppé son activité et suspendu son souffle, elle qui ne s’arrête jamais, brisant le rythme des trois-huit et laissant les rituels de sécurité entre parenthèses. Les spectateurs sont invités, après le spectacle, à la découvrir, dans une dernière déambulation : lignes de découpe, ballet des presses et des robots, ponts roulants et lignes de reprise, zone de reconditionnement et zone de maintenance, et au milieu, comme un mur vert, les boutures des plantes apportées par les travailleurs, petits morceaux de vie.
Au carrefour des points de production, sont exposés les dessins, partitions et photos réalisés par Nicolas Frize, comme un journal de la résidence, abstractions qui ressemblent aux estampes et paysages du Japon et que l’on retrouve dans un livret remis aux spectateurs.
Par ces expressions, comme par le journal qu’il publie depuis plusieurs années, Travails (au pluriel), le compositeur confirme sa philosophie et ses recherches sur les sons, leur résonance sociale et politique. Le corps, le langage, le temps, la discute et le collectif, sont autant de thèmes qu’il y a abordés, dans une démarche où la musique et le monde du travail se superposent, et où se fondent l’identité des personnes et l’identité des lieux.
La musique, pour Nicolas Frize « une mathématique et une esthétique de la concentration », a traversé l’usine PSA Peugeot Citroën de Saint-Ouen, comme un vol d’albatros.
Vu le 31 janvier, Usine PSA Peugeot Citroën, 23 rue du Capitaine Glarner, 93400 Saint-Ouen. www.nicolasfrize.com