NDLR – Nous avons précédemment salué le lancement de l’initiative de l’historien Gérard Noiriel à l’occasion d’une première livraison : Faire de l’histoire populaire. « Marx et la Commune de Paris. De la guerre des races à la lutte des classes ».
Il s’agit du deuxième épisode. Voir https://www.cinemutins.com/faire-de-l-histoire-populaire , durée 50 minutes, intervenant Gérard Noiriel
La question coloniale, question importante s’il en est, est abordée de manière à mettre l’accent sur les relations complexes entre « ceux d’en haut et ceux d’en bas », entre dominants et dominés. Il y a également la volonté de sortir de la focalisation sur la métropole et sur Paris.
L’éloignement de la métropole, 9 300 km entre l’île de la Réunion ou île Bourbon et Paris, explique le décalage entre le moment où est renversée la monarchie de Juillet (22-25 février 1848) et proclamée la IIe République et le moment où la nouvelle parvient à la Réunion (8 juin 1848).
Le gouvernement nomme, le 13 octobre 1848, un représentant à la Réunion, un Commissaire général de la République (nouveau titre en lieu et place de « gouverneur »), Joseph Napoléon Sébastien Sarda-Garriga. Il a pour mission d’appliquer sur place la loi d’abolition définitive de l’esclavage votée le 27 avril 1848 à Paris, plus de cinq mois après.
La tableau ci-après (dû à Alphonse Guessan) visait à populariser et faire accepter l’idée d’abolition. Il a la particularité de ne représenter que les Noirs alors que la société réunionnaise est beaucoup plus diversifiée.
Le commissaire Sarda-Garriga cherche à éviter l’antagonisme entre Noirs et Blancs et prend le temps de convaincre des bienfaits d’une telle loi. La proclamation officielle de l’abolition est publiée, à la Réunion, le 20 décembre 1848 qui demeure un jour férié dans l’île.
Humanisme et racisme
Les propos tenus par la plupart des républicains nourris d’humanisme montrent que le regard porté sur la société réunionnaise demeure racial et s’appuie sur la séparation Noirs/Blancs ; républicains et donc opposé à l’esclavage mais convaincus de l’existence des races et de la supériorité des Blancs.
Gérard Noiriel met l’accent sur la réalité très diverse de l’Empire colonial français. L’occupation de l’île de la Réunion est plus tardive que dans les Caraïbes et fut gérée par la Compagnie des Indes avant de l’être directement par le pouvoir de la métropole. En 1686, il n’y avait que 216 habitants.
Trois faits marquent l’histoire de l’île.
1er fait : implantation de la culture du café qui induit le recrutement d’esclaves ce qui porte la population en 1763 à 22 000 habitants dont 18 000 esclaves.
2e fait : la période révolutionnaire à partir de 1792 avec une première abolition de l’esclavage décrétée par la Convention sous l’autorité de Robespierre. Les révoltes violentes des esclaves à Saint-Domingue avec Toussaint Louverture et la proclamation de la première République noire de l’histoire préparent les esprits. Absence de violence à La Réunion ; les planteurs qui empêchent l’application du décret conventionnel.
3e fait : au début du XIXe siècle, basculement de la culture du café vers le sucre. L’économie sucrière exige beaucoup plus de main d’œuvre. En 1848, la population de l’île s’élève à 103 000 habitants dont 62 000 esclaves.
Une situation sociologique, sociale et économique très diverse occultée : une réalité qui contredit le discours universaliste
L’économie n’est pas centrée sur le sucre contrairement aux Caraïbes. La société réunionnaise très diverse se révèle être de par l’origine des habitant, diversité que Sarda-Garriga ne voit pas :
- premiers esclaves : origine Indes
- seconde arrivée d’esclaves : origines, Madagascar, Afrique de l’Est
La diversité est pourtant visible, entre Malaisiens, Bengalis, Malabars, Blancs. Sarda-Garriga établit une fausse équivalence, comme le tableau ci-dessus, entre Noirs et esclaves. Il y a de plus des esclaves affranchis appelés « libres de couleur », des mulâtres issus d’unions mixtes dont certains sont riches et peuvent posséder des esclaves. Une différence s’établit entre les esclaves nés dans l’île, les Créoles (1) et les autres tardivement recrutés.
L’idéologie des libertés occulte, à cette époque, les différences sociales, culturelles et la diversité des statuts socio-économiques.
Système de domination sociale
Les dominants sont constitués des familles issues des premiers colons. Les dominés sont :
- Les esclaves :
- 48% sont des esclaves de la « pioche » (travail dans les plantations…)
- 12,5% de gardiens chargés de surveiller les autres esclaves
- 10% au service des familles
- Les « libres de couleur » : domestiques, petits paysans, engagés sous contrat (sorte de serfs)
Ce monde est chapeauté par un régisseur, contre-maître au service direct du patron. Le régisseur dirige des « commandeurs » esclaves « l’élite » chargés de « bandes » ou équipes travaillant dans les champs, les forêts, la fabrique ou la domesticité. Malgré ces statuts qui semblent fixes, les esclaves sont soumis à une certaine poly activité. Selon la saison, ils sont dans les cultures, se font maçons ou charpentiers.
Plusieurs raisons objectives ont conduit à cette abolition
- Se donner le beau rôle du libérateur alors que les esclaves n’ont pas attendu passivement.
- 1685, le Code noir qui permet au pouvoir royal de contrôler ce qui se passe
- Évolution dans les métropoles : 1807, interdiction de la traite en Angleterre, 1833 interdictions de l’esclavage par les Anglais. Or l’Océan indien est dominé par les Britanniques.
- L’idéologie des Lumières.
- Pénalisation de la traite sous Louis-Philippe.
- Certains planteurs sont sensibles à l’idéologie des Lumières et constatent qu’il n’est pas très rationnel d’utiliser des esclaves. Certains se lancent dans la mécanisation avec l’introduction de la machine à vapeur qui permet de réduire la main d’œuvre.
L’abolition facilite le passage au salariat.
D’une forme de domination à une autre : fondement du libéralisme
1848 est au départ une révolution ouvrière qui exalte le travail et la fierté de son travail. A la Réunion, la proclamation instituant l’abolition s’adresse aux travailleurs pour inciter les esclaves libérés à continuer à travailler afin de rassurer les planteurs qui pourront préserver leurs profits. Le statut d’esclave passe à celui d’« engagé » ou plus réaliste de « serfs ». C’est la liberté du travail : « Vous êtes libres mais il faut bien manger et vous devez vous engager. Nous vivons en fraternité. Nous sommes une grande famille et nous sommes tous égaux mais les maîtres ne pourront pas vous payer tout de suite. Il faudra être patient. » Les dominés passent ainsi d’une contrainte politique à une contrainte économique.
Cette pensée est contredite par la publication au même moment du Manifeste du Parti Communiste qui prône la lutte des classes.
Les dominants s’adaptent toujours. Ils cèdent mais recomposent une autre forme de domination. Ils obtiennent des indemnisations suite à l’abolition à hauteur de 6 millions de francs pour tout l’Empire colonial dont 30 % iront à des hommes de couleur. La nouvelle organisation de la production sans esclaves et suite à la modernisation de l’outil de travail va entraîner une augmentation de la prospérité de planteurs.
Engagisme, un quasi servilisme digne du servage du Moyen-Âge
Quant aux anciens esclaves, 35 000 sur 60 000 refusent le système de l’engagement. Il est recouru à l’immigration de travailleurs pauvres sans droits civiques et donc plus malléables. De 1823 à 1933, les 200 000 engagés sont originaires d’Australie, de Madagascar, de Chine, d’Indochine, du Bengale, d’Afrique de l’Est, d’Arabie… Les 2/3 viennent d’Inde et 1/3 sont africains.
Le contrat d’engagement empêche toutes négociations sur la durée de travail, le niveau de salaire, interdit les déplacements hors des limites de la propriété, oblige à se loger dans des camps. Les terribles conditions de travail provoquent une forte mortalité (25 %) et conduisent à des demandes de rapatriement (25 %). Le système de l’engagisme devrait être nommé « servilisme ». (2)
NOTES
1/ Créole : la notion de créolisation revient dans les propos de J-L Mélenchon qui y voit « le chaînon manquant entre l’universalisme et la réalité vécue qui le dément». « C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler ». Est-ce une façon de tenir les deux bouts entre les républicains « classiques » ou universalistes et les adeptes de la pensée antiraciste indigéniste, décolonialiste… pour parvenir à un métissage qui ne serait ni une dilution ni une archipélisation, une égalité qui ne serait pas une uniformisation ? Est-ce une façon d’évoquer Jean-Jaurès qui proposait de « partir du réel pour aller à l’idéal » ?
2/ Albert Camus : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde.»