Patrick Kessel, président d’honneur du Comité Laïcité République, nous livre sa lecture du dernier livre du romancier star de l’édition française : « Sérotonine » de Michel Houellebecq, Ed Flammarion, décembre 2018.
Michel Houellebecq, est-il le plus pessimiste de nos écrivains ou bien un des plus intuitifs ? En écrivant son dernier roman Sérotonine, avait-il pressenti le mouvement des « gilets jaunes », ainsi que l’ont écrit plusieurs critiques littéraires? Probablement oui car cet auteur a du flair. La dépression sociale, culturelle, individuelle qui s’abat sur notre pays et qu’il relate avec pertinence est telle qu’on pourrait sortir de cette lecture désabusé, résigné et prêt comme le « héros » à se bourrer de sérotonine pour masquer la perte de sens et d’envie de vivre.
Une nouvelle fois, Michel Houellebecq souligne le trait jusqu’à la caricature, appuie là où ça fait mal. Dans Soumission, son précédent roman, il avait suscité la polémique en annonçant le danger du communautarisme, islamiste en l’occurrence, dont les thuriféraires savent exploiter les droits et principes de la République jusqu’à les retourner contre eux-mêmes. Il dénonçait la soumission progressive d’une partie de nos intellectuels et de nos politiques au différencialisme. C’est désormais chose accomplie avec le détournement de l’antiracisme qui voit de l’islamophobie dans la moindre critique de l’islamisme politique, avec le détournement du féminisme, des femmes revendiquant un droit à porter le voile quand des millions d’autres risquent la mort pour ne pas le porter, avec le détournement de la laïcité, vilipendée au nom d’un droit à la différence qui nourrit la différence des droits, renoue avec les inégalités entre hommes et femmes, déconstruit les fondements mêmes de la citoyenneté républicaine.
Après la soumission, la résignation. Dans Sérotonine, l’auteur dresse l’implacable bilan d’une génération confrontée à l’échec des idéaux de sa jeunesse, à l’inhumanisation des villes, à la destruction des campagnes et des agriculteurs traditionnels, à l’ultra-libéralisation de l’économie, à la soumission à des modèles culturels consuméristes, au sentiment d’impuissance, à la résignation politique. « Avons-nous cédé à des illusions de liberté individuelle, de vie ouverte, d’infini des possibles », poursuit-il comme si toutes les espérances se mourraient ? Sans céder au discours « c’était mieux avant » propre aux générations vieillissantes, l’auteur constate « qu’avant , notamment quand le développement des réseaux sociaux n’était qu’embryonnaire »… « les gens vivaient davantage ». Il y avait encore des espaces pour se glisser entre les modes consuméristes qui font office de libertés nouvelles.
Et de moquer les « japoniaiseries parisiennes », les « culteries » conformistes d’une avant-garde bobo, d’une apparente libération des moeurs qui débouche en réalité sur « la disparition de la libido occidentale ».
Houellebecq croit davantage aux émotions qu’aux belles idées. Mais son personnage doit se résigner à son impuissance, pas seulement celle que provoque la consommation régulière de fortes doses de sérotonine, mais son incapacité à sauver Aymeric, son ami de jeunesse, genre aristocrate agriculteur, qui va sombrer dans la rébellion nihiliste et suicidaire.
Impuissance aussi à concrétiser l’espoir de retrouver son amour perdu. Ultime illusion ? Le bonheur ne serait-il qu’ «une rêverie ancienne » en ce monde marqué par « l’endurcissement des coeurs » ?
Résigné à la solitude du malheur, l’anti-héros s’interroge : « étais-je capable d’être heureux dans la solitude ? ». Qui ne voit dans cette impudique interrogation, l’incarnation de cette masse silencieuse de gens qui survivent seuls, solitaires, marginalisés, résignés, dans un monde d’hyper-communication où l’on parle plus aisément à un étranger au bout du monde qu’à son voisin de palier ?
Houellebecq ne fait jamais dans la demi-mesure.
Cette course à l’abîme, cette quête d’amour est aussi le miroir d’un monde qui détruit ses solidarités alors que de de toutes parts des mutations incontrôlables sont à l’œuvre.
N’est-ce pas ce message émouvant que nous ont transmis ces femmes et ces hommes gilets-jaunes qui, occupant les ronds-points, expliquaient qu’ils trouvaient dans leur action une envie d’être ensemble, d’être reconnus, respectés, d’exister, de faire sens ensemble ? Un message qui en dit long sur la profondeur de la fracture culturelle qui accompagne la fracture sociale.
Son Monsieur Jourdain qui fabrique du malheur comme le personnage de Molière faisait de la prose sans le savoir, survit en consultant le bon docteur Azote qui lui prescrit à volonté son oxygène sous forme d’antidépresseurs. « Une civilisation meurt par lassitude, par dégoût d’elle-même », écrit le narrateur qui poursuit, « est-ce vraiment grave de suicider ce qui est déjà mort ? ».
Houellebecq s’est fait une spécialité de briser les idoles, de renverser les préjugés, en particulier ceux d’une modernité en trompe-l’oeil et de faire le tour des illusions perdues d’une génération qui pensait changer le monde et que le monde a changé.
Noir est la couleur de Houellebecq mais, depuis Soulage, nous savons que noir est une couleur qui contient les autres. Au cœur du désespoir, l’auteur ne se résigne pas à ne transmettre que des désillusions aux nouvelles générations. Son pessimisme fonctionne aussi comme une alarme.
A l’autonomisation émancipatrice des Lumières s’est substituée de fait l’individualisation des problématiques avec un déni du lien social, politique et de la Res-Publica. A chacun de se débrouiller avec sa dépression et de trouver sa sérotonine.
Houellebecq nous met en garde. Il peut être entendu comme un appel au sursaut, une bouteille à la mer, pour appeler les femmes et les hommes de bonne volonté à toujours se relever, à reprendre le projet émancipateur des Lumières, à construire en même temps une société plus juste et une personnalité épanouie.