L’individu contre la société par Raymond Debord

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Une précédente recension de l’ouvrage de cet auteur sur la famille et les politiques familiales nous a préparés au cadre conceptuel de cet auteur, qui associe Althusser à Marx pour pointer le contrôle de l’État dans le système capitaliste, et plus particulièrement dans sa déclinaison néolibérale. Comme l’indique le sous-titre « Droits, identités et émancipation sociale », il s’attaque ici à la question plus vaste de l’individualisation des droits, au détriment des groupes sociaux, apparue plus particulièrement en France depuis les années 1980. Droits de l’Homme, droits sociaux, droits sociétaux ne se rangent pas si facilement sur l’axe droite-gauche… et si l’on suit la démonstration de Raymond Debord, c’est in fine la petite bourgeoisie intellectuelle – où qu’elle se situe politiquement – qui est la plus réceptive aux thèses individualistes pour la plus grande satisfaction d’un État auquel elles permettent de réduire les prestations à la fois en volume et en nombre de bénéficiaires…

Un point de bascule : le RMI

Ce qui précède est illustré par la bataille qui a précédé l’instauration du revenu minimum en 1988, rebattant les cartes dans la conception des droits sociaux. Le précédent du « droit au travail » de la IIe République ayant vite été étouffé par les possédants, on voit comment le tournant fut pris – malgré l’affirmation dans le préambule de la Constitution de 1946 : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi », après la désindustrialisation et face à un chômage massif – par le gouvernement d’une « deuxième gauche » d’idiots utiles ; c’est-à-dire la mise en place d’un dispositif d’assistance encore largement valable aujourd’hui, destiné à faire taire les exclus. Sans aller au terme de la logique libérale qui exigerait un dispositif d’assurance, il s’agit bien sûr de faire payer les travailleurs. La raison en est simple montre Debord, « faire baisser le salaire “brut” pour augmenter les profits ». Idem pour la CSG, et demain peut-être pour un chimérique revenu universel.

Alors que la gauche peine, sauf exception (F. Roussel, F. Ruffin), à se défaire de l’image d’un parti des assistés, la revendication d’un droit au travail ne serait-elle pas encore vivante dans le mouvement des gilets jaunes, dans un non-recours volontaire important à l’assistance et… dans les résultats du Rassemblement national ?

Droits “de” et droits “à”, inflation juridique

Un chapitre de l’ouvrage est consacré à l’opposition classique entre droits-libertés (droit de) et droits-créances (droit à, opposable). Les premières caractéristiques de la formulation de 1789, les derniers issus du compromis historique de 1945 et de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 due à l’ONU. Si cela paraît un progrès, il reste que la définition des droits-créances a un caractère flou qui implique sa concrétisation par la loi, outre le fait que le contrôle du respect de son application est bien moins facile que celui du respect d’une liberté.

Les limites d’un objet trop général sont plus particulièrement illustrées par les droits dits « de troisième génération » : à la paix, au développement, à l’environnement, au respect du patrimoine commun de l’humanité… sans parler de ceux attribués à des entités non humaines ou même non vivantes comme les fleuves ou la Terre-mère, invocations qui apparaissent souvent consacrer l’impuissance des gouvernants à agir.

À cheval sur les droits-libertés et les droits-créances, l’auteur attribue au second mandat de François Mitterand une « averse » de lois ou autres types de textes, inflation juridique répondant à l’inflation revendicative hédoniste de droits d’une nouvelle catégorie.

La revendication des droits particuliers

Sans prétendre être exhaustif, car ces demandes s’enchaînent les unes aux autres et la liste en est loin d’être bouclée, R. Debord détaille les principaux jalons de la « poussée narcissique » de la période récente, qui diffère de la précédente en ce qu’elle ne se réclame plus de l’intérêt général, mais revendique des droits pour des minorités. Des pages sont successivement consacrées – parfois de façon rapide – aux droits suivants, que nous ne pouvons qu’énumérer, pour finir avec le projet de constitutionnalisation du droit à l’IVG :

  • droit au mariage,
  • droit à l’enfant, à la PMA et à la GPA, mis en perspective avec la notion parfois négligée d’intérêt supérieur de l’enfant,
  • droit à la sexualité (et à une aide éventuelle) et à l’asexualité,
  • droit à choisir son nom, à connaître ses origines,
  • droit à la différence dans le cadre scolaire (l’enfant au centre du système),
  • droit à la différence pour les jeunes issus de l’immigration,
  • droit à la reconnaissance des appartenances religieuses,
  • droit à la reconnaissance des « souffrances ancestrales », problèmes des lois mémorielles et du droit aux réparations.

Le « droit à mourir (dans la dignité) » est traité de façon plus détaillée, car, potentiellement, il concerne l’ensemble des individus, et la société depuis 50 ans (le livre Suicide mode d’emploi parut en 1982 et fut interdit en 1987) a mûri des points de vue beaucoup plus favorables à l’assistance. Cependant, considérant l’impact sur le secteur médical, l’auteur prévoit dans ce domaine, mais cela vaut aussi pour d’autres revendications, « la rencontre entre le libéralisme idéologique et les conséquences du libéralisme économique [i.e. l’état calamiteux de l’hôpital public] ». Il anticipe aussi l’intérêt que les puissances d’argent vont trouver à investir ce secteur et mentionne des risques avérés de dérive si l’on admet comme recevable la souffrance mentale comme justifiant le suicide assisté(1)Nous ne suivrons pas Debord lorsqu’il épingle une tribune de personnalités dans L’Express comme surenchère typique de la gauche sur les questions sociétales..

« Réconcilier individu et société ? »

Sous ce titre, la dernière partie de l’ouvrage s’ouvre par quelques perspectives critiques sur l’individualisme contemporain : le narcissisme doloriste de la littérature française, le rôle des réseaux sociaux, le déclin de la morale (le gendarme remplace le Surmoi) corrélatif de l’inflation du droit ; il cible particulièrement les crispations identitaires qui se répondent sans fin et saturent l’espace médiatique tout en évacuant les questions sociales. Cette crise idéologique ne doit pas empêcher l’analyse en arrière-plan de la fracture de la bourgeoisie dont, en France, témoignent les remaniements politiques entre Macronie et Les Républicains. Tandis qu’une part de plus en plus importante des citoyens pratique l’abstention, qui est aussi un acte politique…

Pourtant, R. Debord voit l’espoir d’une certaine « résistance du collectif » dans la réapparition d’un front de classe (les catégories sociales hors encadrement, à l’image des gilets jaunes) et dans la récente intersyndicale contre le mouvement de réforme des retraites, malgré ses limites.

Persuadé que l’ordre productif néolibéral a atteint ses limites en 2008 avec la crise des subprimes, sans que rien de net ne se dessine depuis, l’auteur constate à regret que la gauche – si elle n’admet pas la surdétermination et le rôle de la « classe ouvrière » (le « peuple travailleur » pour Michéa) – n’a plus à proposer qu’un « gradualisme réformiste » dans le cadre du capitalisme. Il revient in fine sur la possibilité que le droit puisse un jour se penser en dehors de l’État et que l’individualisme égoïste puisse faire place à un individualisme coopératif, ou autrement dit, à « l’individualisation comme processus lié à la reconnaissance par l’autre », impliquant le dépassement du principe (« bourgeois ») d’égalité.

Malgré des conclusions ne proposant guère de pistes d’action, ce livre fournit des outils utiles à des militants de gauche prêts à s’interroger sur leurs positions et à ceux qui luttent contre le développement des thèses identitaires

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Nous ne suivrons pas Debord lorsqu’il épingle une tribune de personnalités dans L’Express comme surenchère typique de la gauche sur les questions sociétales.