Le jeudi 6 octobre dernier, Annie Ernaux a reçu le prix Nobel de littérature, devenant ainsi la première écrivaine française à recevoir cette distinction. Le comité du prix salue « le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle met au jour les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ».
Depuis, on a pu voir l’écrivaine de 82 ans à la manifestation contre la vie chère le dimanche 16 octobre. Annie Ernaux est une écrivaine engagée à gauche depuis longtemps, or certaines de ses déclarations antérieures ont provoqué à l’annonce du prix des réactions dignes de la cancel culture. Avant d’en apprécier la pertinence, revenons sur son œuvre.
Une écrivaine de l’intime
Annie Ernaux est d’abord sans doute une écrivaine de l’intime. Son œuvre, qui compte une vingtaine de romans, elle la qualifie d’« autobiographie impersonnelle », mais on peut aussi la dire féministe de par les thèmes qu’elle aborde, car, en explorant la mémoire de sa propre vie, elle a rendu compte de situations qu’ont pu vivre de nombreuses femmes de sa génération. En premier lieu l’avortement clandestin évoqué dans son premier roman Les Armoires vides (1974) et dans L’Événement (2000), porté à l’écran l’année dernière. On peut supposer que dans un contexte de remise en cause du droit à l’avortement aux États-Unis, le jury du Nobel ait pu être sensible à cet aspect de son œuvre.
Dans La femme gelée par exemple, Annie Ernaux explore comment la domination masculine se manifeste dans les relations hommes-femmes et dans son dernier roman, Le jeune homme, sa relation avec un homme de 30 ans son cadet.
Oui, Annie Ernaux évoque et étudie sa propre vie, parle de son vécu, mais sa description attentive et sensible de son passé a une vocation universelle. On peut d’ailleurs remarquer à son propos que le genre de l’autofiction est quasiment toujours attribué, de manière dépréciative, à des écrivaines, comme l’a encore fait récemment Le Figaro désignant Annie Ernaux comme « la papesse de l’autofiction » dans un article intitulé « Annie Ernaux, prix Nobel de littérature : et si c’était nul ? »
La question de la mémoire, de l’héritage familial
Comme Christian Boltanski dans le domaine de l’art, les romans d’Annie Ernaux, en particulier Les Années, ont aussi embrassé notre besoin collectif pour la mémoire, les traces, les archives :
La généalogie s’emparait des gens. Ils allaient dans les mairies de leur région natale, collectionnaient les actes de naissance et de décès, fascinés et déçus devant des archives muettes où n’apparaissaient que des noms, des dates et des professions : Jacques-Napoléon Thuillier, né le 3 juillet 1807, journalier, Florestine-Pélagie Chevalier, tisserande. On s’attachait à des objets et des photos de famille, étonnés d’en avoir perdu sans chagrin dans les années soixante-dix quand ils nous manquaient tant aujourd’hui. On avait besoin de se « ressourcer ». De tous côtés montait l’exigence des « racines ».
Extrait des Années.
L’écriture froide très particulière d’Annie Ernaux, précise et travaillée, mais dépourvue d’effets pour plaire, n’hésite pas à se saisir d’objets qu’on pourrait juger indignes d’entrer en littérature : les supermarchés par exemple, comme l’avortement. L’absence de jugement moral, de sentimentalité et de psychologisation se combine dans des descriptions quasiment ethnographiques, mais toujours en rapport avec sa biographie. Rien de nombriliste pour autant (ce qui a été si souvent reproché à la littérature française à l’étranger), car ces descriptions ont valeur générale.
Celle qui a fait émerger les transfuges de classe
Issue d’un milieu modeste (ses parents étaient commerçants, propriétaires d’un café-épicerie en Haute-Normandie), Annie Ernaux après des études de lettres à l’Université a pu devenir agrégée de lettres modernes. Elle a sans doute été celle qui dans le champ de la littérature française a mis sur le devant de la scène la notion de transfuge de classe, en racontant le fossé qui s’était creusé entre elle et ses parents du fait de son élévation sociale. Elle a inspiré ainsi toute une génération d’auteurs et autrices qui ont depuis également exploré cette thématique ; on peut penser à Dider Eribon (Retour à Reims) et Edouard Louis (Changer : méthode) notamment.(1)Rien que pour l’année 2021, on peut signaler la parution de cinq ouvrages qui traitaient de cette thématique (voir l’article du Monde du 24/09/2021 « Les transfuges de classe, phénomène de la rentrée littéraire », dont celui de la sociologue Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe.
Outre le fait de mettre des mots sur ce vécu — le sentiment d’étrangeté, de ne pas se sentir à sa place, de trahison également vis-à-vis de sa classe d’origine —, dans ses romans elle a également restitué les mots et le quotidien des classes populaires qui sont plutôt exclues de la littérature…
« Méritait »-elle le Nobel ?
Des voix se sont élevées, jusque dans la gauche et principalement dans les réseaux sociaux, pour dire qu’Annie Ernaux en était indigne en raison de prises de position publiques d’une part « antisémites » (entendons pro-palestiniennes), d’autre part indigénistes (pro-voile, des proximités avec le PIR). On a même entendu dire que son œuvre ne devrait plus être donnée à lire dans l’enseignement secondaire…
Et pourtant Ernaux n’est pas Céline ! Même si nous combattons ses idées dans ces deux domaines, ses détracteurs peuvent-ils dire en quoi son œuvre littéraire est entachée de propositions critiquables au même titre que ses opinions personnelles ? Certes l’attribution du Nobel de littérature tient compte de la personnalité et de la vie du candidat (en 2018 un auteur a fait l’objet d’un scandale, ce qui a retardé l’attribution du prix), mais outre que les reproches ci-dessus sont excessifs, ils doivent paraître bien franco-français à l’international.
Oui, il faut se réjouir de la notoriété acquise par Annie Ernaux depuis une quinzaine d’années et souhaiter que sa notoriété s’accroisse par de nouvelles traductions. Oui, il faut souhaiter que les adolescents soient conduits à la lire. Non seulement par exigence d’analyse formelle liée à leur programme de français, mais parce que le contenu de son œuvre est l’occasion de connaître la France de l’époque de leurs grands-parents et de bénéficier d’une transmission que leur famille n’apporte pas toujours.
Notes de bas de page
↑1 | Rien que pour l’année 2021, on peut signaler la parution de cinq ouvrages qui traitaient de cette thématique (voir l’article du Monde du 24/09/2021 « Les transfuges de classe, phénomène de la rentrée littéraire », dont celui de la sociologue Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe. |
---|