L’humanité est-elle condamnée à reproduire les mêmes erreurs ?
Partant d’une citation de Hegel « L’histoire et l’expérience enseignent que les peuples n’ont absolument rien appris de l’histoire. », il constate que la sagesse n’est pas donnée une fois pour toutes et, surtout qu’« elle ne résiste pas longtemps à notre propension naturelle à l’avidité et à la stupidité ». La question essentielle à laquelle se propose de répondre l’auteur est celle-ci : « la société [doit] se demander [comment] empêcher [les] petits-enfants d’être à nouveau emportés par une épidémie de bêtise. »
Il s’appuie sur la période du Covid qui a vu se développer des propositions de voies alternatives y compris par ceux qui chérissaient les causes des manquements et faiblesses de notre système de santé. Elles furent vite oubliées. Chasser le naturel ultralibéral, il revient au galop avec plus de vigueur. Ainsi, l’auteur se refuse à la stratégie passive qui consisterait à attendre une catastrophe pour changer les mentalités. Il affirme « qu’aucune catastrophe économique et sociale passée n’a prémuni l’humanité contre la récurrence des mêmes dégâts par les mêmes causes ».
Analyse succincte de la catastrophe sanitaire due au Covid
Le Covid-19 nous a poussés à nous concentrer sur la préservation de notre santé menacée, en apparence, par une cause naturelle. « Pour le sens commun, il n’y a pas de raisons évidentes d’imputer au capitalisme la responsabilité d’une pandémie et de ses conséquences. Et pourtant, c’est bien à cause de la course planétaire au rendement du capital et à la baisse des dépenses publiques que tant d’États ont délocalisé la production des masques, des médicaments et des équipements de réanimation, ont réduit les stocks stratégiques nécessaires pour affronter une éventuelle épidémie, ont comprimé les effectifs des hôpitaux publics et intensifié le travail des personnels soignants […] »
Grande récession de 1980 à 2020
Cette Grande Récession, au lieu de dégager des vois alternatives au capitalisme fou, a montré que « notre système économique est de moins en moins affecté par les catastrophes qu’il engendre, par la critique scientifique ou par la contestation politique » malgré les alertes multiples des économistes postkeynésiens. Il fallait non pas corriger le système à l’origine des crises, mais le sauver coûte que coûte en transformant les dettes privées pourries en explosion de la dette publique justifiant, tel le serpent qui se mord la queue, les politiques d’austérité et antisociales.
L’auteur s’attelle à la tâche de comprendre pourquoi les victimes de ce capitalisme fou, les ouvriers, les employés, les classes moyennes périurbaines, les ruraux n’ont pas usé de leur bulletin de vote en faveur des mouvements qui proposaient une alternative à l’ultralibéralisme et préféré les « promoteurs d’un capitalisme nationaliste et xénophobe » tels Donald Trump, Boris Johnson et Marine Le Pen. Pourquoi les citoyens s’enferrent-ils dans le piège d’un système qui ne profite qu’à une minorité ?
L’auteur cite trois réponses possibles :
« 1) la nécessité : il n’y a pas d’alternative.
2) la malveillance : des classes dominantes ont la capacité de faire prévaloir leurs intérêts sur ceux du reste de l’humanité.
3) une épidémie de bêtise : l’entendement de la plupart des gens – gouvernement ou gouvernés, experts ou profanes – est gravement perturbé par des institutions sociales et des circonstances qui les enferment systématiquement dans des croyances et des choix stupides. »
Explorer la piste de la bêtise
Tout l’ouvrage va s’attacher à « rouvrir la piste de la bêtise » universelle. Il évoque deux biais critiques à l’égard de cette piste :
- une objection issue du marxisme vulgaire qui soutient que pour « remettre la société sur une voie plus humaine » il suffirait d’abolir la propriété privée des moyens de production alors que ce n’est pas « la propriété privée des entreprises qui fait le pouvoir du capital… mais l’ensemble des lois qui déterminent les droits et obligations qui sont attachés au fait de posséder quelque chose(1)Dixit Katharina Pistor, édition du Seuil 2023, Le Code du capital. Comment la loi fabrique la richesse capitaliste et les inégalités.,
- une objection de nature « épistémologique » qui, suite aux récentes découvertes sur le fonctionnement du cerveau humain, s’appuie sur la « psychologie sociale », la « neurobiologie », l’« économie comportementale ».
Le cas « Emmanuel Macron » : « président des riches ou roi des imbéciles ? »
Dans ce chapitre au titre provocateur qui ferait passer les électeurs macronistes pour des imbéciles, ce qui n’est pas son intention, il s’efforce de montrer qu’il n’est pas le président des riches même si les conséquences de sa politique les favorisent, comme l’indiquent les statistiques.
Malgré le coronavirus qui l’a poussé à affirmer qu’« il va bâtir un autre projet dans la concorde » (13 avril 2020), il déclare que « le cap sur lequel [il] s’est engagé en 2017 reste vrai ». Autrement dit il va poursuivre sur la voie des réformes antisociales prétextant que « les Français ne travaillent pas assez », que « les indemnités du chômage sont trop généreuses » et qu’elles dissuaderaient de rechercher du travail, qu’« il faut allonger la durée du travail et aller au bout de sa réforme des retraites ».
Est-ce que Emmanuel Macron est « l’ennemi méchant qui ne s’intéresse qu’aux intérêts de son camp » ? Est-ce un « benêt » qui persiste dans une voie ultralibérale alors qu’une multitude d’ouvrages démontrent le bilan désastreux des politiques néolibérales et leur nocivité à la fois pour l’être humain et la nature ?
Comment se fait-il, interroge l’auteur, qu’une telle mise en œuvre d’une politique néfaste soit toujours d’actualité dans « des pays riches disposant de tous les moyens humains, techniques et financiers pour agir mieux, et où une majorité simple d’électeurs suffirait pour sanctionner des gouvernements dont les politiques ne profitent vraiment qu’à une minorité » ?
La politique macroniste révèle d’un biais cognitif bien connu : l’entêtement perpétuel de quelqu’un qui est l’enfant « de la Grande Récession », qui « a été éduqué dans un monde qui survalorise la compétition, la responsabilité individuelle, la liberté du capital, et qui fait régresser la coopération, la solidarité sociale et l’égale liberté des personnes ». Il est, affirme l’auteur, le fidèle d’une nouvelle religion qui substitue à la science économique « une secte adoratrice d’un marché imaginaire ».
Ce n’est pas nouveau qu’un chef d’État, Emmanuel Macron en l’occurrence, contrairement aux promesses de résorption du chômage, de lutte contre l’inflation, de justice sociale, de vitalité économique, poursuive une « politique qui ne profite qu’aux 10 % les plus riches et surtout aux 1 % d’ultra-riches ». La raison apparente se trouverait uniquement et seulement dans « le servile dévouement… à l’égard de la classe dominante » de tous les gouvernements. Cette explication est d’autant plus trompeuse qu’elle colle à une réalité qui justifie à l’évidence si l’on se contente d’un diagnostic simpliste favorisé par un cerveau qui aime fonctionner sur un mode paresseux. Ce fonctionnement, confirmé par les récentes découvertes en la matière, n’est pas l’apanage du citoyen lambda, mais concerne également les « élites » qui nous dirigent.
Macron, président des riches, n’est qu’une partie de la réalité et peut-être pas la plus intéressante. L’auteur nous invite à explorer la piste de la « bêtise ordinaire » qui dans son esprit, tient-il à préciser, n’a aucune connotation péjorative. Elle n’est qu’une façon de désigner « la mise en veille de la réflexion rationnelle et de l’esprit critique en quête de vérité ». Cette « bêtise ordinaire » concerne aussi bien les gouvernements que les électeurs, les lauréats des grandes écoles que les non-diplômés, les Prix Nobel que les prix de beauté, les inspecteurs des finances que les épiciers, les pauvres que les riches.
Une bêtise ordinaire qui concerne tout le monde et favorise le système néolibéral
L’auteur, à juste raison, s’appuie sur La Boétie, Bourdieu et Gramsci pour rappeler que « la domination politique d’une classe ne pouvait perdurer sans une forme de servitude volontaire obtenue non par la force brute et la contrainte des corps, mais par la manipulation et le contrôle des esprits ». Il insiste en précisant qu’« il se peut que le pouvoir exorbitant de quelques ultra-riches soit assis sur la bêtise ordinaire de presque tout le monde et que le modèle économique et social façonné par ceux qui détiennent le pouvoir tende à entretenir et à accentuer l’abrutissement de ceux qui le subissent ».
L’auteur cible deux clichés qui empêchent la compréhension et favorise la cécité y compris de celles et ceux qui sont les premiers à en subir les conséquences délétères :
- « le pouvoir est au service des riches, affirmation qui peut se comprendre » ;
- « l’improbable bêtise des élites surdiplômées ».
L’affirmation que la réalité apparente semble confirmer et qui consiste à présenter « Macron, président des riches » ne procède pas d’un diagnostic rationnel et fondé. La piste de la « bêtise humaine » tout autant qu’un « complot d’une élite riche [comme origine] des maux de la société » est celle que cherche à explorer l’auteur.
« Le moment Macron »
L’admiration affichée par le président Macron à l’égard des « premiers de cordée », des milliardaires et son mépris, ses insultes envers les couches populaires, les pauvres incitent à le considérer comme « un sale type indifférent à la peine d’autrui »(2)Entre autres exemplesdu mépris présidentiel à l’égard des plus démunis..
Les travers qui consistent à surestimer les responsabilités individuelles afin de « minorer les déterminismes sociaux », avancées surtout à droite ou, à l’inverse, à surestimer le contexte du système afin d’« effacer la responsabilité des individus », avancé surtout à gauche, invitent à prendre conscience qu’aucun courant de pensée « n’a le monopole de la bêtise ».
La paresse intellectuelle incite à emprunter le chemin qui semble le plus évident en confondant un fait bien réel, à savoir une politique pro-riche, et l’interprétation, à savoir Macron, président des riches. Cela relève, selon l’auteur du « sophisme d’affirmation du conséquent », c’est-à-dire, prendre « le fait observé pour une preuve irréfutable » comme quoi Macron est bien le président des riches. D’autres explications sont possibles et exigent de mettre en œuvre la méthode élaborée par le philosophe Karl Popper(3)Page 86 : Karl Popper « Une hypothèse scientifique doit être formulée de telle manière qu’elle puisse être confrontée à des faits susceptibles de la réfuter – critère de réfutabilité ou de falsification – et la science ne retient provisoirement que les hypothèses qui n’ont pas encore été réfutées. »
Trois hypothèses sur le cas Macron
L’auteur confronte à la réalité trois hypothèses pour mieux appréhender la politique menée manifestement antisociale.
- 1re hypothèse : « Il décide en fonction de son seul intérêt »
- 2e hypothèse : « Il décide en tant que représentant d’une classe sociale ou d’une communauté. »
- 3e hypothèse : « Il agit sincèrement en vue du bien public, dans l’intérêt de tous ou du plus grand nombre. »
La stratégie économique macroniste se caractérise à la fois « par des restrictions budgétaires et salariales, la redistribution de l’argent public au profit des patrons et des plus riches, une réforme du droit social qui renforce le pouvoir et la liberté des patrons » au travers de la fragilisation de la protection des salariés. Elle doit être confrontée aux trois hypothèses.
L’hypothèse 1 repose sur la théorie sur laquelle s’appuient les économistes ultralibéraux qui réduisent « l’homo politicus » à un agent économique, « l’homo œconomicus rationnel et égoïste ». « Les politiciens déterminent leurs programmes en fonction de ce qui semble maximiser leurs chances de remporter des élections »(4)Piste explorée par Joseph Schumpeter page 51..
Cette hypothèse ne semble correspondre ni à Macron, ni à ses ministres, ni à la plupart des députés. En effet, la plupart, n’étant pas chefs d’entreprise, n’ont pas un intérêt direct aux diverses réformes antisociales telles les lois « Travail » ou exonérations de charges (« contributions » serait plus juste) sociales. Si leurs motivations reposaient sur l’appât du gain, ils devraient occuper un poste dans le privé.
L’intérêt électoral n’est pas non plus une piste crédible vu l’impopularité des mesures antisociales et pro-riches(5)Suppression de l’ISF et introduction d’une taxe forfaitaire de 30 % sur les revenus financiers. 65 % des Français sont opposés à une réduction des prélèvements pour les plus riches, 61 % contre la réforme de l’ISF selon l’IFOP, Focus, n° 171, novembre 2017..
L’hypothèse 3. L’autre piste serait la quête de reconnaissance. L’arrogance, le mépris affiché à maintes occasions la rend inopérante. A moins que sa quête de reconnaissance repose sur sa volonté de « se mettre au service du pays tout entier en engageant des réformes, certes douloureuses pour certains à court terme, mais à ses propres yeux absolument nécessaires pour le bien commun à long terme. » Cela correspond à l’hypothèse 3, « agir pour le bien public », tout autant envisageable que l’hypothèse 2 « président des riches ».
Une autre piste digne d’être explorée serait que le président, le 1er ministre, le ministre de l’économie et tous les experts acquis à l’ultralibéralisme ayant leurs couverts assurés dans les médias, sont tout simplement « incompétents, stupides ou inconscients ». La paresse d’esprit pousserait à privilégier la thèse du « président des riches, forcément plus intelligent que la moyenne ».
La thèse de l’affirmation « président des riches » (PR) à l’aune de la réalité
Pour l’auteur, il ne fait nul doute qu’il n’échappe à personne que la stratégie économique mise en œuvre depuis des décennies et parfaitement assumée par Macron profite bel et bien à la classe des très riches.
Pour valider la thèse du « PR », il faudrait que les suffrages des très riches suffisent à élire le candidat Macron. Or, il faut, en plus des très riches, que des millions de personnes impactés par la stratégie pro-riches, y souscrivent. Cette dernière condition indique que le chef de l’État n’est pas le « PR », « il est celui de tous ceux qui croient que cette stratégie [pro-riches] est la plus efficace et la plus souhaitable ». L’auteur suggère que, si cette croyance est erronée, le « PR », Macron est « le roi des cons ».
Manipulations des opinions et paresse intellectuelle
S’il y a manipulation des esprits pour faire accroire que la stratégie ultralibérale est la meilleure, cela accrédite la thèse de l’incompétence, de la paresse intellectuelle à savoir « l’affaissement collectif de l’entendement, la perte d’intérêt pour la vérité, le refus de l’effort de réflexion ». Pourtant, les marqueurs de la macronie, à savoir, « baisse des charges, poids insupportable des dépenses publiques, fiscalité qui fait fuir les investisseurs, code du travail qui détruit les emplois, fainéantise des chômeurs » « restent en tête des sources de mécontentement des Français » y compris parmi les soutiens de la droite et LREM ou Renaissance, y compris par la majorité des ménages les plus riches.
Sociologie des électeurs de Macron
Macron n’apparaît pas comme le candidat préféré des très riches, mais « a le soutien d’une fraction significative des moins riches ». Macron, en 2017, est le candidat qui recueille le moins de suffrages par adhésion. Des enquêtes d’opinion indiquent que les riches électeurs se soucient moins de l’ISF et des droits de succession que de la visibilité de la fiscalité. « Macron reçoit un soutien décisif des catégories sociales les moins riches » (soit les ouvriers, les Français qui s’en sortent difficilement, les employés).
Il faut se méfier des pourcentages tels que « 33 % des cadres votent Macron, 19 % des employés, 16 % des ouvriers… ». Comme en nombre, il y a trois fois plus d’ouvriers et d’employés que de cadres, « le vote populaire constitue une part de l’électorat de Macron supérieure à celle des cadres ».
Le paradoxe est donc que si la moitié des électeurs ouvriers en faveur de Macron (1 843 413) s’était portée sur Mélenchon (soit 921 706) « dont le programme était le plus en phase avec les intérêts et les revendications des ouvriers et employés », ce dernier aurait accédé au second tour face à Marine Le Pen.
Paradoxe sociologique du vote Macron : un style plus qu’un programme
L’analyse sociologique des suffrages qui se sont portés sur le candidat Macron indique qu’il n’y a pas plus de « quelques centaines de milliers de personnes qui tirent un profit personnel de la politique économique pro-riches », à savoir 3 à 4 % des électeurs du président Macron. Malgré la crise des « Gilets jaunes », les mesures impopulaires, 82 % des électeurs de Macron en 2017 se déclaraient prêts à renouveler l’expérience en 2022.
« Le succès de Macron n’est donc pas dû à un vote de classe, celle des riches, mais au fait qu’une fraction significative de toutes les autres classes ne s’inscrit plus dans la logique de lutte des classes classique. » C’est plutôt « le positionnement centriste [de Macron] qui permet de fédérer des électeurs d’origines diverses » et de constituer un « bloc [formé] des sociaux-libéraux de gauche et d’une bourgeoisie se situant dans une droite libérale modérée. Ces deux groupes s’accordent sur la nécessité des réformes » ultralibérales citées plus haut, sur l’adhésion à une Union européenne fondée sur le grand marché de soi-disant libre concurrence qui dicte sa loi aux États (souvent complices et volontairement collaborateurs) et, ce, même à ceux qui seraient « trop » attachés à l’État de droit social.
En définitive, Macron passe le premier tour en s’appuyant sur un « cercle électoral » qui va bien au-delà du « bloc » sociaux libéraux et droite libérale modérée avec comme composante principale les électeurs qui n’adhèrent pas vraiment au programme macroniste. De façon très cynique et efficace, Macron considère que « c’est une erreur de penser que le programme est le cœur d’une campagne ». Selon l’auteur, « ce sont le style et la position centrale de Macron qui l’ont emporté. »
L’idéologie macroniste : le « en même temps »
Elle plonge ses racines dans le « socialisme libéral du début du XXe siècle : un effort ancien pour unir le meilleur du socialisme et le meilleur du libéralisme. » Cette idéologie suppose l’abandon de toute alternative au capitalisme. L’avènement du capitalisme financier et actionnarial transforme le « en même temps » en une troisième voie qui conjugue le pire du socialisme et le pire du libéralisme. Ce faisant, c’est l’emprise de l’« économique désencastré du social » sur ce dernier.
Historiquement : mouvement ouvrier vs gauche bourgeoise
L’auteur rappelle le propos du philosophe Denis Collin : « La gauche est historiquement ancrée dans le mouvement d’émancipation de la bourgeoisie alors que le mouvement ouvrier est né de la réaction contre le règne de la raison capitaliste à l’œuvre dans l’industrie du capitalisme naissant »(6)« La gauche des Lumières : la fin d’une histoire » Denis-Collin.blogspot.com, 17 juillet 2020.. Longtemps s’est construit un compromis mutuellement avantageux entre une bourgeoisie de gauche qui ne consentait au progrès social qu’à la condition que la pérennité du capitalisme soit assurée et la classe ouvrière qui acceptait cette condition qu’en contrepartie d’une amélioration de la vie au quotidien et sur les lieux de travail.
La mondialisation économique a rendu caduque ce compromis et a rendu obsolète un partage des richesses plus équitable.
Le règne de la bêtise plus que de la malveillance
L’auteur vise à donner une explication contre l’affirmation d’un complot organisé par la « domination brute des salopards » : l’ignorance, l’incompétence, le dogmatisme absurde. Il y insiste : « l’intelligence est une capacité dont tout le monde dispose, mais personne n’est contraint de s’en servir intelligemment ». L’élite surdiplômée n’est pas à l’abri de cette bêtise fort banale. Intelligence et bêtises ne sont pas incompatibles et provient en droite ligne « d’un mode de fonctionnement très commun. »
Intelligence, bêtise et vertu
L’auteur précise que l’intelligence « n’est pas un état fixe [mais] un ensemble de capacités mentales dont disposent tous les individus ». C’est un outil que l’on utilise ou pas. « La bêtise n’est pas un manque d’intelligence » mais plutôt le révélateur « d’une paresse de l’esprit [soit] une renonciation volontaire à l’effort de réflexion. Un comportement vertueux consiste à entreprendre cet effort, ce travail de recherche et de réflexion. »
L’auteur cite les philosophes Pascal Engel et Kevin Mulligan pour lesquels « De même qu’il y a des vertus épistémiques -la modération dans le jugement, la pondération, le scrupule, l’intelligence-, il y a des vices épistémiques – la crédulité, le conformisme, la bêtise. »(7)Page 152, « Normes éthiques et normes cognitives », Cités, n° 15, 2003, page 177..
Les conditions de la propagation de la bêtise
« Il y a des liens sociaux qui aliènent la pensée comme il existe des liens qui libèrent l’esprit. » Ainsi, si un trop grand nombre de responsables politiques, d’électeurs, de professeurs, d’experts souscrivent à des stratégies absurdes, il faut bien engager une réflexion sur les structures sociales qui empêchent ou entravent l’effort de réflexion critique.
Les origines de la bêtise
La sélection naturelle a privilégié des mécanismes dans nos cerveaux qui nous éloignent de la sagesse. La psychologie sociale, les dernières découvertes sur le fonctionnement du cerveau humain montrent les biais cognitifs utiles dans un passé reculé pour faire front efficacement aux dangers immédiats selon un précédé qui relève de l’heuristique(8)Heuristique : raccourci qui permet une réaction rapide.. Ces biais qui ont permis à l’humanité de perdurer dans la préhistoire sont aujourd’hui des obstacles à l’intelligence collective dont notre démocratie républicaine a besoin. L’auteur cite ces biais dont nous devons faire l’effort de nous départir :
- le biais de confirmation ou « la propension à raisonner en privilégiant les faits ou analyses qui confirment nos positions initiales », à s’attacher à une hypothèse de départ même si elle s’avère erronée,
- l’aversion à la perte qui empêche d’abandonner une conviction, une croyance même si la réalité les contredits,
- l’erreur d’attribution qui sous-estime le contexte et incite à agir de telle ou telle manière et à surestimer la responsabilité individuelle dans des agissements fortement induits par le contexte,
- l’effet de faux consensus ou « la tendance à considérer nos propres manières d’agir ou de penser » comme normales et générales,
- la généralisation abusive ou « la propension à déduire une conclusion générale erronée à partir d’observations singulières » ou de cas particuliers,
- la persistance des croyances ou « tendances à s’accrocher à une croyance même après avoir reçu la preuve que celle-ci n’avait aucun fondement »,
- la rationalisation des erreurs ou « tendances à employer nos capacités de raisonnement pour construire une argumentation qui [préserve] nos préjugés et notre estime de nous-même contre les vérités contrariantes »,
- l’heuristique ou biais de disponibilité ou encore « processus qui consiste à raisonner ou agir en recourant aux informations que nous avons déjà en mémoire »,
- la force de la première impression qui « face à un stimulus quelconque (un événement, un concept, une image, une question…), en moins d’une seconde, [à partir de cette première impression] tend à orienter toute la suite de notre processus [de réflexion] ».
La bonne nouvelle, selon l’auteur, est que « si notre cerveau n’a pas été fabriqué pour la sagesse […] il a développé des possibilités qui permettent d’accéder à la sagesse »
Quels moyens pour contrer l’épidémie de bêtise ?
Pour l’auteur, l’antidote efficace aux biais cognitifs qui fragilise la démocratie est « le débat argumenté ». Pour progresser vers la vérité, il serait vain de chercher à démontrer qu’une hypothèse est fausse, mais beaucoup plus efficient d’« éliminer les hypothèses réfutées par des faits et des expériences. »
Même les sommités scientifiques sont sujettes au biais de confirmation contre lequel elles devraient être immunisées. Paradoxalement, ces biais, qui favorisent, selon les constatations des recherches citées par l’auteur, la bêtise, permettent de progresser vers plus de connaissances. De fait, les êtres humains développent un talent certain pour repérer les erreurs des autres, autrement dit la paille dans l’œil du voisin. Les débats collectifs argumentés permettent de réfuter les hypothèses auxquelles les uns et les autres sont attachés, permettent de repérer les travers de pensée.
Le débat argumenté et collectif, dans un cadre d’où est exclue la compétition généralisée génératrice de bêtise, est l’antidote par excellence. Cependant, il exige un effort auquel nous ne sommes guère habitués et entraînés.
De la démocratie ou comment sortir de l’épidémie de bêtise ?
Avec l’auteur, nous pouvons nous accorder sur le fait que pour parvenir à une authentique démocratie, il faut se départir de l’obstacle du « méta-biais égocentrique » qui contrarie la capacité à se placer du point de vue de l’autre. Du fait que nous « vivons dans une société traversée par des conflits de classes, de pouvoir, de valeurs, la seule position convenable politiquement signifie un ensemble de compromis en vue du bien commun. » Veillons à bien distinguer « compromis » indispensable et « compromission » à rejeter.La nécessité d’imaginer « de nouvelles institutions qui organisent la délibération collective afin que celle-ci ne soit plus polluée par des enjeux de classes, d’intérêts, de fortunes, d’honneurs » s’avère primordiale. Précisons que la majorité de nos concitoyens vivre dans l’honneur est indispensable. En revanche, qu’ils vivent pour les honneurs est rédhibitoire.
Avec l’auteur, convenons que « notre démocratie prend le chemin inverse, qu’elle s’éloigne de l’intelligence collective, amoindrie par des partis obnubilés par des blocs d’électeurs qu’il s’agit de séduire sur le marché des bulletins de vote. » Convenons également, avec l’auteur que notre démocratie transforme les citoyens en simples électeurs « qui doivent seulement choisir leurs représentants qui débattent et décident à leur place. » Les citoyens, en dehors de rares exceptions comme les référendums, dont on ne tient pas compte (exemple référendum de 2005 sur l’Union européenne), ne sont jamais appelés à trancher une question particulière.
Convenons également que le débat politique se réduit « à un simple échange entre des groupes qui chacun représente un biais égocentrique : le biais bourgeois [et capitaliste], le biais ouvrier [employés et salariés], le biais libéral-libertaire [colonne vertébrale de l’ultralibéralisme transformant la nécessaire liberté individuelle en licence qui autorise à faire tout et n’importe quoi sans limites (dérégulation) y compris contre l’intérêt général humain], le biais xénophobe et raciste… »
« Le pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple, [fondement de la démocratie], s’est mué en égocratie qui empêche la réflexion collective, le partage de point de vue [pour définir et défendre le bien commun et public]. »
Théorie ultralibérale de l’offre vs théorie économique de la demande
L’auteur bat en brèche la théorie ultralibérale du ruissellement selon laquelle il faudrait arrêter de « jeter des cailloux sur les premiers de cordée, car c’est toute la cordée qui dégringole » selon la métaphore présidentielle. Haro, ainsi, sur les réglementations, les charges sociales et les impôts ! Or, selon Keynes et Schumpeter(9)Note page 275 : « Théorie de l’évolution économique » (1911), Dalloz, 1983., « ce n’est pas dans la fortune accumulée par les entrepreneurs que jaillit la source de la prospérité générale, c’est dans leur passion d’entreprendre, leur goût du pari sur un avenir incertain… ». « Ce n’est donc pas l’épargne préalable des riches qui engendre l’investissement, c’est l’inverse : les investissements judicieux des entrepreneurs engendrent les profits qui viennent gonfler l’épargne. »
« Dans le capitalisme actionnarial, le profit n’est pas un surplus aléatoire qui reste une fois payées toutes les charges et vient éventuellement récompenser le risque assumé par l’entrepreneur, c’est une rente préalable exigée par les actionnaires et qui conditionne la mise en œuvre ou le maintien d’une activité. »
« Dans l’économie réelle [que les ultralibéraux méconnaissent], c’est la demande anticipée par les entreprises qui détermine leur production. » et non pas la trésorerie accumulée et favorisée par les diverses exonérations de charges indispensables pour le bien commun. La théorie ultralibérale voulant faire accroire qu’« un État bien géré devrait être dirigé comme une entreprise [ou comme un ménage], relève du réflexe stupide qui consiste à partir d’un point de vue particulier, individuel [pour appréhender] un problème collectif [beaucoup plus complexe]. Partir du micro-phénomène pour comprendre un macro-phénomène [relève] du biais microéconomique qui est un cas particulier du biais égocentrique. »
« L’impôt n’est pas un prélèvement sur une richesse créée par le secteur privé, c’est juste une manière différente et solidaire de faire payer le prix d’un service. »
« Le retour en force de l’économie de l’offre, c’est comme si les astrophysiciens du 21e siècle décidaient de réhabiliter les systèmes géocentriques de Ptolémée ! Les politiques d’austérité européennes des années 2010 [relayées par les politiques nationales autre modalité de la servitude volontaire] c’est comme si les médecins remplaçaient les antibiotiques par la saignée. »
Quelques pistes vers la démocratie directe en parallèle de la démocratie représentative
Il faudrait, selon l’auteur organiser un « cadre spécifique qui [permette] l’émergence de l’intelligence collective. »
« Chaque question à débattre devrait être instruite puis discutée au sein d’assemblées de citoyens tirés au sort, dûment indemnisés, disposant de tous les moyens humains et matériels pour enquêter et s’informer, et dont les préoccupations seraient la recherche du bien public. »
Certes la vérité politique ne recouvre pas une nature identique à la vérité scientifique. En effet, la décision politique relève de l’échelle des priorités entre la sécurité, la liberté, la justice, l’égalité, la souveraineté politique et économique, la politique migratoire, le bien commun.
Pour autant, de telles assemblées pourraient aboutir à des propositions dont le Parlement devrait se saisir et ne pas mépriser, comme ce fut le cas lors des « Conventions citoyennes ». Ces propositions peuvent aussi faire l’objet de débats préparatoires dans tout le pays à un référendum d’initiative populaire.
Une démocratie effective ne peut, potentiellement, être instaurée que :
- si notre société s’émancipe de la « compétition généralisée des intérêts individuels » dans laquelle nous enferme l’économie ultralibérale qui transforme chaque être humain en « agent économique », en consommateur, si possible décérébré, qui ne se pose plus la question de l’utilité de telle production, de l’intérêt d’acquérir tel ou tel produit, qui ne se pose plus la question du sens de la vie et des finalités humaines à atteindre,
- si la loi commune prime sur les intérêts particuliers y compris dans l’ensemble des institutions sociales et économiques.
Notes de bas de page
↑1 | Dixit Katharina Pistor, édition du Seuil 2023, Le Code du capital. Comment la loi fabrique la richesse capitaliste et les inégalités. |
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↑2 | Entre autres exemplesdu mépris présidentiel à l’égard des plus démunis. |
↑3 | Page 86 : Karl Popper « Une hypothèse scientifique doit être formulée de telle manière qu’elle puisse être confrontée à des faits susceptibles de la réfuter – critère de réfutabilité ou de falsification – et la science ne retient provisoirement que les hypothèses qui n’ont pas encore été réfutées. » |
↑4 | Piste explorée par Joseph Schumpeter page 51. |
↑5 | Suppression de l’ISF et introduction d’une taxe forfaitaire de 30 % sur les revenus financiers. 65 % des Français sont opposés à une réduction des prélèvements pour les plus riches, 61 % contre la réforme de l’ISF selon l’IFOP, Focus, n° 171, novembre 2017. |
↑6 | « La gauche des Lumières : la fin d’une histoire » Denis-Collin.blogspot.com, 17 juillet 2020. |
↑7 | Page 152, « Normes éthiques et normes cognitives », Cités, n° 15, 2003, page 177. |
↑8 | Heuristique : raccourci qui permet une réaction rapide. |
↑9 | Note page 275 : « Théorie de l’évolution économique » (1911), Dalloz, 1983. |